Certaines recherches portant sur l’innovation technique semblent motivées, à lire ce qui s’écrit, par la nécessité de répondre à « des changements dans la manière dont se déroule les cures ». Si on admet qu’il y ait de tels changements, qu’il y ait là un fait avéré (je discuterai de ce que signifie cette supposition ci-après) alors quelle réponse pourrait-on fournir ? Une réponse théorique, en vue de comprendre ce qui se passe ? Élaborer de nouveaux modèles de compréhension pour la clinique ? Ou bien devrions-nous nous efforcer d’inventer de nouvelles méthodes psychanalytiques dans le but de modifier (sous la pression des soi-disant faits) non seulement les préconceptions que nous aurions de la cure-type, mais de la métapsychologie toute entière (voire écrire un nouveau « Malaise dans la civilisation ») ? Ou bien encore dans l’espoir de reformuler les règles fondamentales, d’adapter la psychanalyse au patient comme disait un collègue, ou, inversement, de réadapter, dans une perspective normative, prophylactique et rééducatrice (c’est dans l’air du temps) le patient à l’analyse ?
Ce qui m’ennuie là dedans, au delà des solutions, c’est la manière dont on pose le problème, et son postulat de base, ses prémisses : il y aurait une nouvelle clinique. Parce que si tel n’était pas le cas, on verrait mal pourquoi tout ce remue-ménage et cette ambiance de crise. On entend sans doute par là que les séances psychanalytiques ne sont plus ce qu’elles étaient. Soit. Cette nouvelle clinique est-elle nouvelle parce que l’homme en général a changé – du fait d’une nouvelle organisation psychique causée par je ne sais quelle mutation du capitalisme – ou parce que, plus prosaïquement, de nouveaux patients se présentent dans les cabinets d’analyste ? Pour en décider il faudrait qu’on ait accumulé suffisamment d’observations cliniques, repéré des conjonctions constantes, pour justifier la production d’une hypothèse sur « les patients en général ». Il est toujours extrêmement délicat d’extrapoler à partir d’un ou plusieurs cas un « fait » collectif, passer de la singularité de la clinique à une généralité concernant disons « tel groupe de patients » (une cohorte par exemple) ou, pire, « le groupe de patients contemporains », et, à vrai dire, c’est là une tâche non seulement « délicate », mais aussi extrêmement naïve : car on suppose qu’il y aurait là quelque chose comme un fait qui existe objectivement, indépendamment du langage, quelle que soit la manière dont nous en parlons. Existe-t-il une méthode scientifique qui, dans le champ de la psychanalyse, nous permettrait de produire une telle généralisation ? Je crains bien que non. On pourrait imaginer de procéder à un comptage : mais compter quoi ? Quels phénomènes méritent l’attention ? « Des enfants, adolescents, adultes dont l’existence se trouve sidérée par une angoisse primordiale », ceux qu’on diagnostique dans le champ des borderline en somme, pour reprendre une proposition de l’introduction aux journées d’études de la SPF ? Les indices d’une « perversion généralisée » pour faire écho à d’autres préoccupations ? À partir de combien de cas décrète-t-on une nouvelle clinique ? 2 ? 10 ? 1000 ? Et surtout : comment allons-nous énumérer nos cas, quel que soit le nombre suffisant ? Lacan avait rappelé que les expériences d’analyses n’étaient pas du genre de celles qu’on pouvait additionner (« Introduction à l’édition allemande des Écrits ». Scilicet (Seuil, 1975) vol. 5., p. 11), ce qui me semble vrai de tout ce que nous désignons par le mot « expérience ». Si vous organisez un colloque sur tel ou tel phénomène, et que les intervenants soient assez convaincants, en produisant des vignettes cliniques suffisamment parlantes, nul doute qu’à la sortie, il y ait une partie de l’assemblée qui ait acquis la certitude qu’on a là affaire à quelque chose de particulièrement significatif. Il serait étonnant que la psychanalyse échappe mieux que d’autres disciplines de recherches à ces phénomènes de mode conceptuelle. Mais je vois encore un autre problème, beaucoup plus crucial à mon avis et qui a énormément occupé Bion : le problème de la communication psychanalytique. Formulons-le autrement : quelle confiance accorder à un compte-rendu clinique ? Si on prend au sérieux ce que Bion dit à ce sujet dans Second Thoughts, et on pourrait citer une bonne vingtaine de passages tirés de son commentaire final, on mesure à quel point la situation est désespérée : (je cite la traduction de F. Robert) « le compte-rendu d’une séance (autrement dit d’une réalisation analytique) est ou bien un salmigondis littéral et incompréhensible, ou bien une représentation artistique » (p.149), « Nous semblons n’avoir d’autre choix qu’entre une inexactitude pittoresque et le jargon » (p.178), etc etc.
Je sais bien qu’en faisant état d’une situation aussi désespérante, je détruis du même coup tout le crédit qu’on pourrait accorder aux théorisations de la clinique en général. Évidemment, il n’est pas question dans mon esprit de ruiner toute tentative de communication au sujet de la clinique, mais il me semble que nous devrions toujours garder à l’esprit que le statut « épistémologique » de nos vignettes cliniques demeure éminemment problématique : qu’il faut donc à tout le moins garder une certaine prudence quand nous essayons de fabriquer du général à partir de ces compte-rendus, si l’on ne veut pas courir le risque de totémiser certains concepts. Je pense par exemple à la manière dont a été promu dans les dernières décennies le concept de jouissance, et la saturation dont il a fait l’objet dans certains usages discursifs, pas loin d’être « moralisateurs ».
Plus profondément encore, l’usage même du mot clinique, l’usage psychanalytique en tous cas, qui certes a donné lieu à de nombreuses clarifications, peut être source de confusion : le mot « clinique » dans l’expression « nouvelle clinique », n’évoque-t-il pas au fond de manière assez vague la patientèle – mais alors comment allons-nous la compter ? Vise-t-on, plus prudemment, de nouvelles collections de « vignettes cliniques » (c’est-à-dire de nouvelles manières de rendre compte de ce qui se passe en séance) – ce qui pose le redoutable problème des défauts de la communication psychanalytique ? Ou bien, se réfère-t-on à l’ « expérience » (par opposition à la « théorie »), ce qui collerait assez bien avec une certaine mode qui, se défiant des « spéculations intellectuelles », revendique un retour à l’expérience, le hic et nunc, et sans doute à une forme d’empirisme assez naïf ? Ou bien encore, voudrait-on balayer d’un revers de la main tous ces scrupules méthodologiques et ces hypothèses de définition (ces problèmes, donc) en décrétant que tout est bon pour nourrir la théorisation d’une « nouvelle clinique » : deux trois vignettes bien senties, la lecture des journaux du matin, un programme télévisé, quelques observations « comportementales » de jeunes débauchés traversant la rue, et un raton-laveur (j’évoque ici un ouvrage récent et à succès). On peut tout de même s’inquiéter du caractère vague de ces concepts, du fait qu’on prend rarement la peine de chercher à clarifier leur usage, alors même qu’une part importante de l’activité théorique publique des analystes semble reposer sur eux. De manière plus générale, il me semble que l’engagement public de certains psychanalystes disposant d’un capital de notoriété qui les pose, de fait, en porte-parole, ne va pas de soi. Quand il leur prend de discourir, en tant qu’analyste (et ce « en tant » mériterait un examen spécifique), de l’humanité en général (« Pourquoi reculer devant la notion d’une humanité analysante ? » proclamait l’un de ceux-là récemment), ou du « social », ou d’une « nouvelle économie psychique », tout cela (soi-disant) à partir du constat d’une « nouvelle clinique » (de ce qu’est censé nous apprendre la clinique de l’humanité en général), ne dépassent-ils pas les bornes de ce qui peut-être habituellement toléré comme « audacieux » ou « téméraire » (pour reprendre les mots de Platon), et ne s’embarquent-ils pas sur la voie d’un renoncement à certaines limites (auxquelles la « nouvelle humanité » est justement accusée par certains de ne plus se soumettre). Pour le dire de manière plus explicite, la nouvelle clinique ne serait-elle pas le nom des effets que, non seulement les patients, mais plus globalement certains aspects de l’environnement contemporain, font à certains analystes, qui ne s’y retrouvent plus, et regrettent un âge d’or de la psychanalyse (les années 60-70 à Paris par exemple).
Bion, dans les toutes dernières lignes de Second Thoughts, fait en tout cas un sort tranchant à l’option « empiriste naïve » : « Je voudrais mettre en garde contre l’expression « données empiriquement vérifiables » que j’emploie en 100. Je ne veux pas dire que l’expérience « vérifie » ou « légitime » quoi que ce soit. Cette conviction, telle que je l’ai rencontrée en philosophie des sciences, se rapporte à une expérience permettant au scientifique de parvenir à un sentiment de sécurité pour effacer et neutraliser le sentiment d’insécurité qui découle de la constatation que la découverte a ouvert de nouveaux horizons de problèmes non résolus : des « pensées » à la recherche d’un penseur. » (p.185). Je ne sais pas s’il existe quelque chose comme une nouvelle clinique. Peut-être s’agit-il d’une expression dont nous cherchons à nous rendre maître, afin de bénéficier d’un surcroît de sécurité, parce que nous pressentons que le monde change (n’en fut-il pas ainsi autrefois pour Freud et ses disciples, quand la guerre éclatait ? Qu’au moins nous puissions être certain d’une chose : de la technique). Peut-être n’est-ce que l’effet récurrent de l’éternelle insécurité que suscitent « les problèmes non résolus » et les « pensées en attente de penseurs ». Un analyste expérimenté pourrait peut-être donner une réponse – parce qu’il a ce recul temporel, qu’il a connu l’autrefois et qu’il est en mesure de le comparer au maintenant. Moi qui suis un jeune analyste, il m’est évidemment impossible de produire une telle comparaison clinique. Tout au plus je peux comparer mon expérience avec les textes et les témoignages qui relatent les cures d’antan. À tout prendre il me semble qu’il y a au moins autant de différences entre les cures des patients de Freud, et celles des patients parisiens de la grande époque lacanienne, qu’entre ces derniers et les patients de mon cabinet. Cependant, quelles que soient les particularités de ce qui se passe dans mon cabinet , « le choix du divan ou du fauteuil, la durée et la fréquence des séances, le paiement des honoraires, le jeu dans la cure et l’enjeu du transfert », je suis prêt à parier qu’il s’y trouve des « pensées à la recherche d’un penseur », qui sollicitent une activité qu’on doit bien appeler psychanalytique.
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