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LE SERMON SUR LA MONTAGNE
À genoux derrière le rocher qui surplombe l’avant-dernier virage avant d’atteindre la crête. Le fusil calé sur l’épaule, le canon calé dans une échancrure de la roche. Avec peine, le 4×4 grimpant le flanc de la montagne. Argos et Sirius, les oreilles dressées, aux aguets, invisibles dans les bosquets de genévriers, prêts à bondir. Aux jumelles : un homme et une femme à l’avant du véhicule, et un autre homme, probablement armé, contre la vitre du siège arrière. Des nuages de poussière s’élevant tout autour. Je les vois, ils ne me voient pas. C’est l’idée. Encore un virage : grondant, tressautant, l’engin, trop vieux pour ce genre de sport, se hisse sur le chemin autrefois empierré, désormais envahi de broussailles. On se passera des présentations. Respirer calmement. Ne pas se crisper. Désolé pour le comité d’accueil, mais on n’aime pas trop être dérangé par ici. Juste leur ficher une sacrée frousse : viser le pilote mais le rater de peu. Si leur vient l’idée absurde de répliquer, eh bien tant pis pour eux. Un coup de vent soudain, un claquement sec.
Râle (le mien de râle). Juste au moment où. La fenêtre de la chambre aux marmottes probablement. Faudrait que je cloue une planche contre. Quelle heure peut-il être ? Il fait jour. Quel jour ? Dommage. J’aurais bien dormi encore. Un rêve laissé en plan ne cessera de vous hanter jusqu’à la nuit prochaine. Et surtout : le sommeil anesthésie la douleur. Dormir, si tant est qu’on y parvienne, c’est profiter d’une accalmie dans la tempête, d’un havre paisible dans l’océan des larmes. T’inquiète : un de ces matins, tu ne te réveilleras pas.
Émergeant dans un entrelacs de pattes et fourrures. Clotho et Lachésis et Atropos, filles de la Nuit (Nyx de son petit nom, qui n’est jamais revenue d’une de ses escapades nocturnes, c’était il y a déjà quelques années, et je la pleure encore) – et bouillottes à l’occasion. Ça ronronne avec ardeur – et, quand je me tourne et retourne et me soulève, déplaçant ces masses félines, ça siffle et soupire et se plaint. Aucune idée de l’heure qu’il est, mais il fait jour. Le vent n’a pas cessé de souffler, et s’insinue encore en sifflements stridents par quelque interstice du refuge. Le bâtiment doit dater d’un bon demi-siècle, autant dire qu’il fatigue – surtout que j’en suis depuis une décennie maintenant le seul occupant et n’ai eu jusqu’à présent ni le courage ni les moyens, matériels et physiques, de me lancer dans des rénovations. Trop tard maintenant pour ce genre d’entreprise. – Le seul ? Pas tout à fait : 3 chats donc mais aussi 2 chiens sans oublier 2 ânes 2 chèvres et une dizaine de poules. Et quelques hôtes à titre officieux : loirs et souris, et nombreux sont les oiseaux qui nichent sous les combles. Sans compter les rôdeurs alentour, mangeurs de poules, squatteurs et pique-assiettes. Non. Pas seul décidément.
Allez. On se bouge les filles. Miaou. Miaou. Et encore Miaou. Ça grince dans les articulations et grouille dans les entrailles. Dès que le museau s’aventure hors des couvertures, le froid pince, et la litanie des douleurs débute. Suis vieux – pas comme dans ce rêve dont je viens d’être éjecté d’un claquement de fenêtre. Ici et maintenant dans le réel et la vraie vie : suis vieux. On va faire avec encore aujourd’hui. Doucement doucement, se redresser, pivoter le bassin, sortir une jambe et puis l’autre. S’asseoir sur le rebord du lit, et, en s’appuyant sur les mains, se redresser. Miracle chaque jour réitéré : je me tiens debout. Rien n’est gagné. Faut marcher maintenant. Traverser le couloir jusqu’à la chambre aux marmottes – en face de la mienne, la chambre aux chamois, où j’ai dormi cette nuit : effectivement, le panneau de bois que j’avais cloué n’a pas tenu sous les coups de boutoir de la tempête nocturne. Marteau et clous sont encore là, on replanchera alors ! (replancher, pourquoi pas?). Mais d’abord : direction salle de bains (environ dix pas traînants). Les petites chattes bâillent en attendant la fin des ablutions du maître de maison.
Ce spectre dans le miroir ? Deux yeux minuscules et presque aveugles qui brillent dans un maelstrom de barbe blanche. Se peut-il qu’avec si peu de chair sur les os, un corps tienne encore debout ? Il persévère dans l’être, ce grand échalas, n’a jamais été bien épais au demeurant, c’est pas d’aujourd’hui qu’on peut lui compter les côtes sur le torse à l’œil nu sans y passer les doigts. Mais, tout de même, une maigreur pareille – rien d’étonnant : je suis probablement malade, et plutôt dix fois qu’une, et de toute façon pas assez et mal nourri. En me baissant (lentement) pour ramasser la brosse à dent qui vient de tomber sur le parquet, je me souviens de l’expression : « fera pas de vieux os celui-là ! ». Le matin, ce genre de bouts de phrases « toutes faites », comme on dit, me reviennent progressivement en mémoire. Chaque jour, réapprendre la langue. Retrouver l’usage et le sens de ces expressions autrefois familières – mais qui sonnent comme des étrangetés dialectales dans ma propre bouche. C’est ainsi pourtant qu’on causait naguère. Le sentiment qu’on était équipé de ces expressions-là au sortir du ventre de sa mère – bien qu’en vérité, les gosses, quand ils les entendent pour la première fois, s’en trouvent souvent décontenancés (décontenancés, pas mal non plus celui-là). Content quand ça me revient en tous cas, de vieux os oui, j’en ferai pas, ou bien j’en ai déjà trop fait. Maintenant, se brosser les dents. Les dents qui restent.
Ouvrir la bouche. Ou bien la gueule – quand on partage sa vie avec des bêtes, on en devient une, on pue pareil – ou pire. Une gueule avec quelques dents pourries. Les incisives, à part une qui s’est fêlée l’année dernière quand j’ai pris le bâton de ski dans les gencives – qu’est-ce que ça saignait ! – et les canines, bien qu’élimées, sont en assez bon état. Mais derrière, c’est la Berezina, quelques éclats d’émail émergeant des chairs à vif, j’avais bien essayé de me tailler un dentier de fortune en récupérant des. Comment dire ? C’est assez glauque je sais, récupérer les dentiers des morts. On en trouve ici, en cherchant bien, dans la campagne abandonnée, et quelques morts et leurs dentiers. D’un autre côté, pourquoi s’inquiéter du « qu’en dira-t-on » ? (« qu’en dira-t-on », ça aussi ça me revient) Qui donc écoute ? Sans parler des lecteurs. Les bêtes s’en fichent et ne souffrent pas ces scrupules. Personne donc ne dira quoi que ce soit.
Voilà ce que (je) suis devenu. Est-ce ma faute si les dentistes ont déserté le pays en même temps que les médecins ? Sans parler des ophtalmologistes. Bientôt, n’y verrai plus rien, ne sentirai plus rien, n’entends déjà plus qu’à peine – l’aboiement, le bêlement, le braiment, le sifflement des rapaces (et les piaillements désespérés de leurs proies avant que l’ombre griffue leur tombe droit dessus comme la punition divine : les oiseaux, à leur dernière heure, conçoivent-ils l’idée d’un dieu ?), le vent bien sûr, et ma propre voix quand, en guise de compagnie, je me parle à moi-même. Ce que je fais souvent. Faut peupler pour ne pas devenir fou. Quitte à se peupler soi-même (ce que je fais présentement soit dit en passant). Repeupler le monde déserté.
Chaque matin : poser le pied : un supplice – ces veines gonflées bleuâtres, ces… varices, on dit comme ça. Mot pas très joli. Remontent jusqu’aux genoux le long des mollets, bientôt gagneront les cuisses. On peut mourir de ça ? Comment disait-on déjà ? Phlébite. Oui. Encore un mot. Tu vois, tout n’est pas perdu. Hier, saisi d’une douleur soudaine au ventre en bas à gauche du nombril, plié en deux alors que j’allais d’un pas tranquille jusqu’à la réserve de bois, j’ai pensé à ulcère. J’oublie parce que je suis seul, sans personne avec qui parler véritablement – racontait l’aviateur du Petit Prince. Mes facultés cognitives ne sont pas en cause. Pas encore. L’horreur serait de perdre la tête, comme à la fin tout le monde perdait la tête. J’exagère. Mais beaucoup de monde quand même, pas seulement les vieux. Et le reste, ceux qui conservaient encore quelques facultés cognitives – vilain mot celui-là –, semblaient avoir perdu et l’âme et l’esprit. Se stupidisaient. S’imbécilisaient. Par bonheur, ils ont pris le chemin de l’exil, regagnant le cocon abrutissant des villes. Nous laissant en paix, moi et quelques autres.
Chaque matin : se demander si j’aurais la force de descendre du lit, puis : le calvaire des escaliers – autrefois, descendais les « marches quatre à quatre » – autrefois je gambadais, mes amis m’appelaient la chèvre, j’avais le pied sûr et toujours il savait exactement sur quel caillou se poser – et maintenant. Maintenant je ne marche qu’avec d’infinies précautions. Une cheville qui tourne, pire : un genou, le moindre écart et c’est la catastrophe. Un tour aux toilettes avant de se lancer dans l’expédition scalaire. Ce qui est bien dans ce refuge, c’est qu’il y a des toilettes aussi bien à l’étage qu’au rez-de-chaussée. Et quand ces dix marches d’escalier constitueront un obstacle insurmontable, je ferais mes nuits en bas, dans la salle du restaurant, près du poêle à bois. Pas la place qui manque. Et, quand il fait trop chaud l’été, et il fait souvent trop chaud l’été, de plus en plus chaud me semble-t-il, j’ai encore le hall d’arrivée du téléphérique : les ânes et les chèvres me font un peu de place dans la paille, qu’importe l’odeur – pas le loisir de m’en incommoder, et puis, comme je l’ai dit, les miennes d’odeurs, au point où j’en suis (s’il y avait une femme, disons, une compagne, l’odeur poserait peut-être problème, mais bon voilà : depuis longtemps, j’ai cessé de rêver ce genre de chose, une femme, une future dulcinée, que j’aurais vu grimper depuis le col en contrebas jusque sur la crête, et, apercevant le refuge et le bâtiment du téléphérique, d’un pas décidé, s’avançant vers moi, et – le rêve ici prend fin, car je ne suis après tout qu’un vieillard cadavérique, une préfiguration de la mort, ha si j’avais vingt ans de moins).
Chaque matin : pisser d’une couleur suspecte, s’en inquiéter, puis, saisi d’un autre motif d’inquiétude, oublier jusqu’à la prochaine fois – à part ça, pour en finir avec ce tombeau : la bronchite fidèle compagne de l’hiver, l’arthrose qui se répand un peu partout, les hanches, les coudes, la nuque, sans parler des tendinites à répétition, des lombaires dures comme pierre, et j’en oublie, ai-je déjà parlé des crevasses au creux des mains – vont finir par faire un trou, on verra au travers de la paume –, des yeux qui picotent, papillonnent, et le ventre, ça doit être un chantier là-dedans, mais le pire, c’est cette continuelle rage de dents. Je rêve d’ablation – vivre sans organes. Voilà, j’ai fait le tour. Je me rebraguette – faudrait pas que le machin gèle et : En route !
À quoi bon ? À quoi bon descendre après tout ? Je pourrais tout aussi bien rester au lit, dans la chambre des mouflons au premier étage. Ou migrer tranquillement vers la chambre aux chamois. Dans celle des marmottes passe le tuyau du poêle à bois : un must en hiver. Oui mais. Je ne suis pas tout seul. Déjà les chiens, qui ont entendu mes pas traînants frotter le parquet du haut, aboient gaiement pour me rappeler à ma mission première, de leur point de vue : ouvrir la porte d’entrée. Sans les chiens, les ânes, les chèvres et les poules, j’allais oublier les chats !, je resterais au lit. Assurément, il faut, pour ne pas se laisser aller, de l’abnégation. Un mot dont je me souviens, surgi des limbes de l’oubli. Ab-négation. (Nier. Nier avec force. Nier contre toute logique. Nier quoi ? L’inévitable ✟ évidemment). Un mot que j’ai dû écrire et peut-être prononcer de vive voix à l’occasion, à l’époque où s’entrouvraient encore quelques esgourdes humaines pour entendre. J’en oublie tant et plus. Chaque jour, la langue s’appauvrit. Ne me demandez pas le nom des arbres et des fleurs, des oiseaux non plus. Et les rochers pour moi ne sont que de gros cailloux, la géologie une science absconse : mais je sais où poser les pieds quand je grimpe dans un pierrier, et je sais évaluer la solidité du sol où je m’engage – c’est juste maintenant : les genoux qui coincent. Reconnais les myrtilles et les framboises, les mûres et les fraises des bois, parce que ça se mange. Me méfie trop des champignons pour n’en cueillir qu’un seul. Bref, je n’ai aucunement besoin de nommer les choses, et les choses semblent se passer fort bien d’être identifiées. Aux orties Aristote, Linné, Darwin, leurs tableaux et leurs disciples ! Je ne sais pas le nom de ces fleurs jaunes et de ces fleurs rouges ? Soit ! Mais rassurez-vous, je ne les confonds pas, l’une est jaune et pousse autour de la source à laquelle chaque jour nous nous abreuvons, mes compagnons et moi, et l’autre est rouge, et se plaît mieux à la lisière de la forêt de sapins en contrebas !
Des arbres, des fleurs, des rochers, et des oiseaux : voilà tout. D’ailleurs, personne n’ira rien me demander désormais. Pierre ne montera plus jamais ici. Je le sais depuis des années, et j’ai cessé de l’attendre évidemment. Je ne suis pas encore fou. J’aurais pu. C’est limite. Et puis c’est l’hiver. Pas la saison des fleurs ni des oiseaux. Bien bien. En voilà assez sur le sujet, faudrait peut-être songer à descendre ce fichu escalier au lieu de rester debout sur la première marche à ruminasser. Attaquer la journée. Quel jour d’ailleurs ? L’année, je ne suis pas sûr, le mois je suppose, janvier, le jour, aucune idée.
Les chiens, tout excités, s’agitent dans la grande salle du restaurant. Les chèvres bêlent, la volaille caquette et s’ajoute au concert.
Un coup d’œil par une fenêtre avant de descendre : d’accord. Il neige. Mon dieu. Rendez-vous compte. Quelle affaire.
La lourde porte en ferraille –
LE REFUGE DU PLOMB
SNACK BAR RESTAURANT
–, heureusement, s’ouvre de l’intérieur, parce que là, dehors, au moment où je tire la poignée, une belle congère s’effondre. Va falloir pelleter un peu – les chiens ne patienteront pas jusque-là et grimpent déjà le petit mur de neige. J’en ai tout de même jusqu’en haut des cuisses. Pas si fréquent. Autrefois – autrefois, c’est-à-dire avant que ça se réchauffe sévère, et dans mes jeunes années, la neige à ces hauteurs, tombait en novembre et ne fondait qu’en mai, mais de nos jours, on a des fontes et des refontes plusieurs fois durant l’hiver.
Et maintenant, ouvrons l’autre porte, qui donne sur le hall d’arrivée du téléphérique, où le reste des troupes, ânes et chèvres et volailles, prennent leurs quartiers d’hiver. De la paille à foison là-dedans, une bonne chaleur animale. Les biquettes viennent me lécher la pogne, les poules s’ébrouent et leurs plumes volettent de leur propre chef jusqu’au plafond. Ici, il y a bien longtemps, naguère et jadis, les cabines du téléphérique déversaient des troupeaux de vacanciers équipés de pied en cap pour s’en aller descendre à ski les pistes enneigées de ce vaste domaine sauvage et préservé (dixit le prospectus de l’office de tourisme). Dissimulés derrière de grosses lunettes noires à l’armature en plastique renforcée, couverts de vêtements souples mais étanches et parfaitement adaptés aux conditions hivernales, ainsi parfaitement, pensaient-ils, protégés du dehors et de la morsure du froid – triomphant de l’inhospitalière nature en s’équipant même en ces conditions de tout le confort moderne, ne cessant jamais d’être connectés au flux du monde grâce à ces petites machines glissées dans les poches – paraît-il qu’on leur implante des puces juste sous la peau, et bientôt carrément dans l’enveloppe crânienne, pour ne rien rater et ne jamais perdre le fil qui les relie à leurs semblables – pas grave : ça fait déjà des lustres qu’ils n’ont plus d’âme et bien plus longtemps encore qu’ils ont perdu l’Esprit. Les chèvres et les poules, en ont encore, une âme, malgré tout ce qu’elles ont pu subir, et je me plais à croire que je demeure le dépositaire en ces lieux de l’esprit : l’absence de tout autre esprit dans ce refuge m’exonère de répondre de cette prétention.
Tout va bien. Personne n’est ✟ durant la nuit – Ma hantise. La ✟ d’une de ces bêtes me fiche une tristesse intolérable. M’y ferai jamais. Et la ✟ vient trop souvent à mon goût – et bientôt probablement la mienne – serait un soulagement, mais que deviendraient ces pauvres bêtes ? Casser la fine couche de glace sur la bassine d’eau – heureusement, il n’a pas fait si froid, c’est le vent qui vous gèle les os, il faut rester aux abris donc en attendant qu’il retombe !
Se dégourdir tout de même les pattes. J’ouvre la porte du hall en relevant le grand battant de bois qui la barre : le vent souffle de l’autre côté, pas de congère à cet endroit. Amalthée – dont il est dit que Zeus en personne suça la vivifiante mamelle plutôt que le lait de sa mère (j’en sais des choses !) – pointe délicatement une corne, puis l’autre. L’ancienne terrasse du restaurant : quelques bancs et tables en bois vaillamment ancrés dans les graviers. Le pylône de télécommunications, monstre d’aluminium et d’acier, couché par la tempête peu après la fermeture de la station, donc peu avant mon arrivée, remplit son office de pare-neige, on est bien protégé ici, d’ailleurs les chiens, déjà épuisés par leurs galopades, se glissent sous quelques décombres et surgissent, dans leur fourrure à demi-englacée, aboyant goulûment pour me saluer encore une fois, et saluer les chèvres – je les laisse à l’écart des poules, on ne sait jamais, des fois que – une petite fringale – je me demande si Noé dans son arche avait prévu des dispositions pour éviter les problèmes de coexistence entre les prédateurs et leurs proies éventuelles. Il me reste un coq cela dit, et notre apport de viande fraîche repose en grande partie sur sa libido, ce pour quoi je veille sur lui et ses compagnes avec la plus grande attention. Mais ça ne dure guère longtemps (la libido des coqs). Il m’en faudrait au moins un autre. Je croise les doigts. En attendant, nous avons au moins des œufs.
Retour dans le hall du téléphérique : la pile de bois est encore bien fournie – devrait suffire pour la saison froide. On passera l’hiver – ou pas. Quelques aller-retours jusqu’au poêle, avec une flopée de bûchettes au creux des bras. Y aller doucement. On n’a que ça à faire aujourd’hui, par un temps pareil. Un œil attendri sur le stock de pommes de terre, de carottes, de navets (beurk), de betteraves (re-beurk) – mais il en faut pour tous les goûts et mes colocataires se régaleront des légumes que je n’aime pas. Ah oui, tant que nous y sommes, restent deux grosses citrouilles et un potiron – cultivés et cueillis cet automne dans les potagers que j’entretiens vaillamment dans la vallée en bas de la station. Et, dans les armoires de l’ancienne cuisine du restaurant d’altitude, des rangées de boîtes de pâtes et de riz, et les dernières sardines à l’huile et conserves de thon, vestiges de mes derniers pillages dans les villages abandonnés des environs – et de la viande séchée – mon dernier chevreuil, dont il reste quelques lanières, encore une technique apprise de Pierre, mon cher bienfaiteur – ma dentition ne me laisse guère espérer plus qu’un mâchonnement pénible, mais les chiens s’en délectent. Et pour les bêtes, un rayon entier de boîtes et rations diverses – j’ai dévalisé un cabinet vétérinaire dont le propriétaire n’avait pas jugé bon d’embarquer la marchandise, et du fourrage entreposé dans le hall – de l’herbe coupée à la faux à la manière d’antan. Au moins les animaux ne crèveront pas de faim – et quant à moi, j’essaierai de tenir l’hiver et redescendrai aux beaux jours voir si par hasard il reste quelque chose à grappiller dans les villages, les granges et les fermes alentour. Les sources ne manquent pas dans le coin, juste en contrebas de la crête. Un système de canalisation datant de l’époque où il y avait par ici du monde, nous fournit en quantité suffisante – mais parfois l’été, quand la sécheresse s’est éternisée trop longtemps, il faut jouer les petites Cosette et s’en aller remplir un seau là où ça coule encore. En hiver, si les tuyaux gèlent, c’est la catastrophe. Quand bien même le froid n’est plus si mordant qu’autrefois, il suffit d’une nuit glaciale et me voilà bon pour des journées harassantes, à genoux dans la neige, vouées à d’incertaines réparations. Un jour, je sais bien, il faudra se résoudre à redescendre, quitter le refuge et s’installer dans un chalet à la station. Faudrait pas faire la saison de trop.
Parfois, attaché à quelque pénible besogne qui me conduit jusqu’à la fin du jour, après avoir râlé tout mon saoul, je m’arrête et, prenant soudain conscience de l’heure tardive, je contemple un instant la nuit étoilée : et c’est à la fois sublime et angoissant – car je suis seul et libre, mais je suis seul au milieu des étoiles. Vous, les animaux, n’avez sans doute pas idée d’une terreur pareille – les animaux contemplent-ils la nuit étoilée ? Qu’ils contemplent, je n’ai aucun doute là-dessus, il suffit de lire et Plotin et Proclus pour s’en convaincre, mais qu’ils contemplent précisément le ciel au-dessus de leur tête, je n’en suis pas sûr. Bienheureux les animaux donc –. Quand le brouillard est dense, qu’on n’y voit pas à deux pas, là non plus, je ne fais pas mon fier. Les yeux, quand ils n’ont plus rien à voir, perdent toute utilité. Perdu dans cette immensité blanche, l’homme fixe stupidement ses chaussures, ou ses mains, il se rapporte à ce qui lui reste à voir, des parties de son propre corps, un bout de bois qui dépasse de la neige, et son cœur bat soudain plus fort dès qu’un morceau de paysage paraît surgir de ce néant. Bien des fois, pris dans le blizzard, ou saisi par les nuages s’abattant sur la montagne, je me suis égaré : on croit connaître ces versants au sommet duquel on vit mieux que le contenu de ses poches, mais après avoir tourné en rond durant des heures, il est plus prudent de regagner le couvert des bois, s’il s’en trouve, plutôt que d’errer en vain. Dans mes plus jeunes années, ce genre d’expérience ne me dérangeait pas, j’y avais même pris goût, patientant tranquillement des soirées entières à l’abri des sapins en attendant que le temps change. Je me disais alors : se perdre de la sorte remet l’homme sur le droit chemin, mais avec l’âge, ces adages philosophiques concernant la mesure de l’homme ne me consolent plus guère – quand le brouillard monte et que la tempête fait entendre ses premiers sifflements, quand les murs de mon refuge se mettent à trembler et les arbres à vaciller, et quand l’obscurité nocturne enveloppe toute chose, je songe plutôt à la ✟ qui vient. Peut-être, ai-je pensé l’autre nuit, est-ce à cause de ma vue qui défaille ? Peu à peu les choses sombrent dans l’indistinct, l’indéterminé – privé de cette clarté, je ne suis plus capable de contrôler les choses au loin rien qu’en les regardant, et conséquemment, ne les reconnaissant plus, je ne puis plus les contrôler non plus en les nommant. J’imagine en tremblant ce qu’il adviendrait si je devenais tout à fait aveugle – sans doute mourrais-je de terreur.
En attendant, je m’accroche au peu qui reste ici de l’humanité : quelques hôtels et restaurants en ruine, les pylônes des remontées mécaniques pris par la rouille, de pathétiques panneaux disséminés sur les pentes : les marmottes (piste verte), les chamois (piste bleue), les mouflons (piste rouge) témoignant à la fois de la présence supposée, mais rarement aperçue par les skieurs, des dites bêtes dans les environs, et du manque d’imagination de leur concepteur, mais encore : des palanquées de câbles épais comme une de mes cuisses – quoique, vu l’épaisseur des dites… –, et toutes ces chaussées, autrefois empierrées, ces routes goudronnées à l’arrivée de la station, ces chemins qui furent de terre, qu’on discerne à peine désormais, rongés par l’herbe qui n’a cure des monuments humains, vestiges sur lesquels se ruent, gaiement mais à leur rythme, les genêts, envahisseurs opiniâtre des espaces libres, sans parler de la forêt qui gagne et gagne en altitude, effleurant maintenant les crêtes, malgré les tempêtes, laissant libre cours à leur avidité spatiale – il faut habiter ici durant dix ans pour se convaincre de l’intentionnalité animant ces âmes végétales, et finir par se faire à l’idée qu’à leur manière ces communautés de sapins se meuvent et poursuivent des fins – les platoniciens accordaient aux plantes une âme végétative, et même les cailloux tenaient au bout du compte de l’Un relevant de ses administrations divines, mais il faudrait amender Proclus en ajoutant que, considérée comme un tout, la forêt participe à sa façon de la mobilité, et semble dotée d’une âme collective et animale – après tout certains insectes n’est-ce pas ? – Ah ! Me voilà parti de nouveau, avec mes pensées. Mais je n’ai plus personne avec qui les partager. Dommage. Les dieux antiques ont plié bagage depuis longtemps, désespérés sans doute du tour que prenaient les choses ici-bas, et vu comment les dites choses ont tourné depuis, et surtout récemment, leur retour n’est pas pour bientôt – et Pierre n’est plus monté au refuge depuis maintenant deux ans. Mon dernier répondant doté d’un langage articulé. Autant dire – Ah ! Me ferais-je un jour à cette idée ? – qu’il ne montera plus jamais.
Peut-être est-il ✟, le Pierre. Je n’imagine guère, après toutes ces années, et le connaissant comme je le connaissais, qu’il ait, comme tant d’autres avant lui, cédé aux sirènes métropolitaines, qu’il soit retourné aux foules. Il aura versé de côté dans un ravin depuis un sentier boueux, un jour de pluie, ou bien quelque maladie perfide sera venue à bout de sa vigueur. Il aimait à se dire colporteur – celui, ajoutait-il, qui fait commerce d’une vallée à l’autre, et, par conséquent, un passeur de col, grimpant par la montagne quand les autres en font le tour par les vallées. Mon refuge se trouvait fatalement sur son chemin, et alors que j’entamais ici mon premier été, je n’avais guère tardé à le voir grimper d’un pas sûr et agile, bien qu’il soit plutôt massif de corps, aux côtés de son âne bien chargé. Qu’il aimait cette bête ! À supposer que la ✟ ait jeté son dévolu sur l’âne, je crains bien qu’une indéracinable mélancolie se soit emparée de son humain compagnon, et qu’il erre désormais par les forêts profondes, inconsolable, parmi les loups. Je prie ma chère Artémis, protectrice des bêtes sauvages, de prendre soin de lui.
Bien étrange colporteur en vérité, l’argent n’ayant évidemment plus cours en ces temps de solitude, que celui qui fait commerce sans rien attendre en retour – sinon un bon repas, une nuit au sec et un peu de compagnie. Non pas qu’il ait été bavard – je me réserve ce défaut et j’avais assurément de la conversation pour deux. Mais il avait, précieux homme !, un épais savoir-faire dans bien des domaines, et un certain goût pour la philosophie – il appréciait mes Grecs en tous cas, et nos soirées bien souvent s’éternisaient en conciliabules que n’eussent pas reniés nos lointains ancêtres des rives orientales de la Méditerranée. Il colportait toutefois, surtout des informations, qu’il avait glanées et délivrait au fil de ses rencontres dans les villages et hameaux, entre la Margeride et les volcans, l’Aubrac et le Cézallier – son territoire expliquait-il, qu’il arpentait au rythme tranquille des pas de son âne chéri. Passeur de paroles aurait dit quelque poète. Et, plus prosaïquement, livrait gracieusement sa marchandise. L’arrivée de Pierre était un jour de fête – et l’évoquant je suis bien triste d’employer l’imparfait : les chiens devinaient l’âne et son compagnon bien avant que de l’avoir vu, et courraient comme des fous à sa rencontre sur l’ancienne piste qui monte depuis le col. Et que je remue la queue, et que je me lèche les babines, que je colle à tes basques, et que j’aboie de bonheur, et les chèvres elles-mêmes, sans oublier les chats, n’étaient pas en reste – seule la décence m’empêchait d’en faire autant.
Pourquoi tant de générosité, lui avais-je demandé ? Tout un chacun a besoin d’une occupation, avait-il répondu. J’ai tant appris de ses passages et lui dois sans nul doute d’être encore en vie. J’ignorais tout de sa vie d’avant, comme il ignorait tout de la mienne – ceux qui firent au moment du dernier exode le choix de rester, il en connaissait quelques centaines disséminées sur les hauts plateaux, ne se montraient guère diserts à ce sujet, comme si l’évocation du passé, par la douleur qu’elle suscitait, risquait d’éveiller quelque doute à l’esprit. Je le savais par contre remarquable chasseur, pêcheur avisé et, il faut bien l’admettre, pilleur de première : si tu as besoin d’un outil, quel qu’il soit, dis-le-moi, je t’en trouverai un, et, détachant les sacs de voyage suspendus aux flancs de son âne : j’en ai toujours plus qu’il n’en faut ! S’étalaient alors sur une des grandes tables en chênes du restaurant d’altitude les promesses de festins futurs, boîtes de conserve, viandes et poissons séchés, sel et poivre et même : thé ou café (mais il faudra bien s’en passer un jour, disait-il avec regret, quand il n’y en aura plus), et quelques modestes trésors : savons, brosses à dents, couteaux aiguisés, une paire de chaussures de marche, à ma taille s’il vous plaît, clous et marteaux, ficelle et couverture en laine, et à chaque fois quelques surprises : lunette télescopique, thermomètre, et même, des jouets pour les chiens et les chats, sans oublier des médicaments, de plus en plus rares avec les années, et souvent périmés – là aussi, quand il n’y en aura plus, que deviendrons-nous ? Et surtout, par Dyonisos !, il se débrouillait toujours, je ne sais par quel miracle, pour apporter une bouteille de vin – que nous buvions ensemble évidemment.
Tes mots me manquent, pas moins que ton vin, cher ultime compagnon en bipédie. Ce pour quoi je monologue de la sorte, et le son de ma propre voix me revenant aux oreilles maintient un semblant d’humanité. Quoique, à bien y penser, mais seulement y penser, je n’y tiens pas plus que ça, aux mots, pas plus qu’à l’humanité. Si je me taisais tout à fait, deviendrais-je fou ? Mais peut-on devenir fou s’il n’est personne pour vous en faire la remarque – et vous signaler à qui de droit. Ou, peut-être après tout, suffit-il de disposer d’une conception de la folie, ce que c’est qu’être fou, ou d’une conception de la normalité, ce qui revient au même, pour se considérer soi-même comme fou ? Ah ! Même débarrassé de toute cette armée de juges qui vous articulent une société, me voilà encore embarrassé du magistrat qui résiste en moi. Mais laissons là ces tortures rousseauistes, et revenons à nos chèvres.
Tout à mes pensées, j’ai tout de même terminé de rentrer le bois, alimenté le poêle, calfeutré les fenêtres du bas, pelleté la neige à l’entrée – on ne sait jamais, des fois que des clients se pointent ! –, et, comme le vent retombait, me suis aventuré, doucement caressé par une dernière averse floconneuse, à l’arrière du bâtiment afin de vérifier l’état des canalisations. Le ciel s’éclaircit à l’ouest, et les intempéries filent désormais vers l’est, on aura peut-être droit à quelques rayons de soleil cet après-midi. Par acquit de conscience, et par plaisir aussi dois-je avouer, je m’équipe d’une paire de skis nordiques et descends jusqu’à la lisière de la forêt, en prenant garde de ne pas trop accélérer sur les plaques de neige gelée, afin d’examiner les pièges. Les chiens, qui m’ont précédé, s’en reviennent l’air un peu déçu : comme on pouvait s’y attendre, l’installation de ferrailles à disparu sous une bonne couche de poudreuse, et quand je dégage précautionneusement l’engin, rien à signaler là-dessous, pas la moindre bestiole comestible. Tant que j’y suis, je pousse la randonnée jusqu’à la cabane qui, bravement, se tient au sommet des anciennes remontées mécaniques : sur la crête, le vent ayant tassé la neige, les skis progressent aisément. D’ici, on embrasse aisément du regard toute la station en contrebas : les premières années, je passais chaque jour une bonne heure à surveiller les environs à la jumelle, espérant et craignant tout à la fois d’apercevoir quelque quidam furetant autour des immeubles et des chalets. Il y eut bien, au début, quelques visiteurs, quelques pilleurs sans doute, qui chargeaient leur automobile de ce qu’ils avaient pu dégoter ici, mais jamais il ne leur vint l’idée de grimper sur les crêtes, et bientôt, faute de carburant sans doute, je ne vis plus personne dans ces parages. Excepté Pierre évidemment, qui allait à pied. De toute façon, aujourd’hui, jumelles ou pas, je n’y vois plus assez bien pour distinguer autre chose que l’ombre de ces vieux bâtiments abandonnés. Et n’attends ni ne crains plus personne. Quelle heure se fait-il ? Il se fait faim – les chiens acquiescent. Manger ! Demi-tour donc, et retour au foyer.
Préparant le repas pour notre petite communauté, je disserte un peu. La parole s’est assouplie et enrichie depuis le réveil. Il en va toujours ainsi : le matin, au lever, la tête tout engourdie, le corps perclus de douleur, il me semble parfois que j’ai perdu, à tout jamais, les mots, et puis, à force de causer, ils me reviennent, peu à peu, et, au fil des heures, des pensées émergent, qui les accompagnent. Je lis fort peu – et ma bibliothèque n’étant guère fournie, je suis agréablement condamné à méditer encore et toujours mes chers platoniciens – et n’écris jamais, mais il n’est pas un jour, et sans doute pas une heure, où je n’éprouve pas le besoin de faire résonner le son de cette pauvre voix cassée qui est la mienne. Autrefois, cela m’aurait conduit tout droit à l’asile – mais quand on y songe, ne suis-je pas déjà ici dans une sorte d’asile, un temple inviolable et sacré, le plus assuré des refuges. La journée s’avançant, me voilà bientôt riche de quelques pensées qui se pressent, et voilà que s’échafaudent les bases d’un futur discours. Et donc, quand à la belle saison la nuit vient à tomber, j’invite à la terrasse toute notre petite assemblée, laquelle d’ailleurs ne se fait pas prier – c’est l’heure de la philosophie, jeunes gens ! – et prononce mon sermon quotidien, lequel a fomenté tout le jour, et chaque bête de se tenir sagement assise sur le train arrière – à croire que non seulement elles m’écoutent, mais encore qu’elles comprennent – je n’en serais pas si étonné. Proclus et Jamblique et Porphyre, je peux en témoigner, ont du succès auprès des animaux – Porphyre surtout, avec son De Abstinentia (mais quelques-uns d’entre nous finiront tout de même par manger les poules quand le temps sera venu). La lune veille sur nous et mes paroles, les étoiles et les planètes brillent paisiblement. Voici les constellations, Andromède et Persée, Orion, Sirius et les Pléiades, et voici donc la Lune errante, et voici Mars, petit point rougeoyant – si ça se trouve, ils ont déjà entrepris de coloniser Mars ! Parfois, le sillage blanc pâle d’un aéroplane, brisant les chaînes qui relient les hénades à la matière informe, traversant impunément les mondes sublunaires, habitat des démons et des anges, et des archanges et des dieux inférieurs tous en charge de l’administration des choses ici-bas. Blasphème éhonté ! Les premières années, on voyait souvent des drones survolant la montagne, et quand ils stationnaient juste au-dessus du refuge, je les gratifiais d’hommages assez peu hiératiques avec le doigt dressé de la main droite. Tant qu’ils ne nous tirent pas dessus. Drones de surveillance, disait Pierre qui sait tout – sans lui, je ne sais plus rien. Si ça se trouve, ils nous filment, et enregistrent, et le reportage passe à la télévision – je doute que ça existe encore la télévision – et les animaux et moi sommes devenus des stars. Les abrutis. Qu’ils passent en avion, peu m’importe, ou qu’ils aillent se faire voir sur Mars, encore mieux !
L’hiver, on se tient au chaud près du poêle quand la nuit tombe et c’est le crépitement du bois qui bercera ce soir mes sermons. Je commenterai Proclus commentant le Timée, ou bien me lancerai sur les traces des mystères des prêtres d’Égypte qui impressionnaient tant Jamblique. Nous relirons Hésiode, ferons de la Théogonie l’exégèse patiente et délirante, espérant que les dieux nous inspirent à cette occasion. Comme aucun érudit n’est présent pour nous en empêcher, nous sauterons allègrement d’Héraclite à Plutarque et ne rechignerons pas à établir des liens saugrenus entre Numénius et Syrianus. Sans avoir à en répondre devant quelque tribunal de la raison, nous condamnerons Épicure, et même Aristote, leur préférant de loin les disciples de Platon.
Déjeunons maintenant : thon en boîte et riz à l’eau pour tout le monde – bas les pattes Atropos ! On fait de la place Sirius ! – disposer adéquatement les gamelles pour tout ce beau monde n’est pas une sinécure. Ça se pousse et feule et grogne. Y’en aura pour tout le monde. Où en étions-nous ? Les Grecs évidemment. Damascius, mon obsession du moment. Le premier volume du Traité des Principes (édition Westerink) posé tout en haut de la pile, sur la table près de l’escalier. Pas sans raison qu’au soir de la vie j’en vienne à méditer ces terribles apories. Avantage paradoxal de l’âge sans doute – et de la grande solitude aussi : on est moins dupe du pouvoir de la langue sur le monde, on se fait moins d’illusion sur les mots et les choses. J’ai beau recouvrir le monde d’un incessant monologue, je sais bien qu’il ne s’agit là que d’un léger accompagnement musical, une manière de faire un peu de bruit.
— Ai-je déjà dit à quel point la musique me manquait ? –
En causant, je peuple le silence et me fais un peu de place en ce bas monde, comme chiens et chats se bousculent à l’heure du déjeuner, chacun se frayant un chemin et dégageant un espace autour de sa gamelle. Pas beaucoup plus que ça. Et notez comme toute chose, à sa manière, s’efforce de couvrir le silence. Les feuilles des arbres bruissent, les bêtes font craquer des branches mortes à leur passage, les volets claquent, les gouttes de pluie martèlent les ardoises du toit, je cause, les chats ronronnent et les chiens aboient. Chacun de faire entendre sa petite voix, jouant sa modeste musique, pour couvrir le silence sur lequel toute chose, en dernière analyse, repose, et rendre un tant soit peu tolérable la solitude dans laquelle il est plongé et la perspective de sa propre disparition possible. Car il est terrifiant de vivre seul, de le savoir, et de mourir seul.
Voilà où me mènent aujourd’hui, entre deux cuillerées de riz bouilli, mes conciliabules imaginaires avec le dernier des philosophes. Je l’imagine sans peine, marchant d’un pas lent vers l’est, vers l’orient de ses rêves, après qu’il eut, avec quelques disciples, été forcé de quitter Athènes et de fermer l’école, perdu dans ses pensées, dans un paysage de montagnes arides, poussant plus loin encore les conséquences de son audace, car après tout, se disait-il, si toute chose participe au principe qui lui est supérieur, et si les premiers principes embrassent et exercent leur influence sur un monde plus vaste que les principes qui les suivent – alors toute chose, même la plus modeste, même la plus basse et la plus vile dans l’échelle de l’être, même la matière, et surtout la matière, qui demeure infiniment éloignée du premier, participe de l’ineffable et ne se laissera pas saisir ni par le langage ni par toute autre voie. L’ineffable distribué dans toute chose participante. Ce silence divin qui grève toute chose, ce poids de l’ineffable dont toute chose est lestée, voilà le monde en vérité auquel nous sommes liés, et voilà ce que je crois.
Tiens ! Les chutes de neige viennent de cesser. Les animaux s’installent, chacun dans son coin, pour la sieste. Je vais bien entendu en faire autant. Puis, j’irai encore une fois, qui sait, peut-être la dernière ?, faire une petite virée sur les crêtes enneigées. Les skis, posés debout à côté de la porte d’entrée et une paire de chaussures séchant tout près du poêle, me font de l’œil. Je n’ai pas encore fini de penser mes pensées. Il faut s’entretenir car, sait-on jamais, si ça se trouve, avec un peu de bol, je passerais peut-être l’hiver et même le printemps d’après.