mitindroke & tseriky

Actuellement sur la côte ouest de Madagascar, découvrant les fascinants Vezo – “ceux qui vont naviguer au large, nagent, pêchent, construisent des pirogues, préparent le poisson et le vendent éventuellement au marché” – Est Vezo celui qui agit comme un Vezo, c’est-à-dire pratique les activités énumérées ci-dessus, Vezo est une manière d’être au monde, performative pour ainsi dire, plutôt qu’ethnique. Ce n’est pas la descendance ou le lien de parenté qui fait de vous un Vezo, mais le fait d’agir comme un Vezo. Un enfant, même né de parents Vézo, ne l’est pas encore, l’identité Vezo s’acquiert, et l’on peut-être Vezo ou très Vezo, ou pas du tout ! D’ailleurs, un Masikoro, peuple d’agriculteurs qui vit à l’intérieur des terres, peut tout à fait devenir Vezo s’il se lance dans la pêche au grand large ou fabrique une pirogue (il l’est au moment où il pratique cette activité en tous cas). Et inversement, un Vezo qui migre en territoire Masikoro perdra bientôt son identité Vezo s’il cesse de pratiquer les arts qui déterminent cette identité.

Mieux encore, les Vezo ne se soucient ni du passé ni du lendemain. Chaque matin, au lever, ils observent la manière dont les feuilles de cocotier se plient sous le vent, évaluent la force et la direction de celui-ci, déduisent de la forme des vagues et à l’aide de bien d’autres indices l’état de l’océan. Si le temps s’y prête, ils grimpent dans les pirogues et vont pêcher, si la mer est plate ou déchaînée, ils restent à terre.

Le fruit de leur pêche ou bien est vendu au marché, ou bien à la coopérative, mais aussi consommé le soir même. Les Vezo ne font de stock. Ils ne sont absolument pas prévoyants. Si la pêche a été bonne, ils mangeront jusqu’à satiété, sans se soucier du repas suivant, qui pourrait les laisser affamés. Ils manquent de sagesse disent les Masikoro, lesquel, en bons agriculteurs, accumulent des stocks et cultivent des céréales qui ne produiront leurs fruits qu’au terme d’une longue maturation. Le rapport au temps des Masikoro, typique des sociétés néolithiques (c’est-à-dire au fond semblable à la nôtre, une société qui calcule et prévoit, s’organise autour des stocks et des entrepôts), est tout à fait différent de celui des Vezo, qui vivent au jour le jour (plus proches en cela des chasseurs-cueilleurs), et surtout ne sont propriétaires d’aucune terre – nul doute qu’un James C. Scott, mon géographe et anthropologue anarchiste favori, aurait de quoi penser à ce sujet !

On ne s’étonnera guère que les Vezo considèrent avec circonspection le travail salarié : “cela n’a aucun sens” (tsy misy dikany) disent-ils. Travailler en suivant des horaires rigides, sous l’autorité d’un patron, voilà qui s’oppose totalement au mode de vie Vezo.

Je cite l’ethnologue Rita Astuti, qui, lors de son enquête est devenue aux dires des membres de la communauté, tout à fait Vezo :

“Le travail salarié se situe quelque part entre l’agriculture et la “recherche de nourriture” (mitindroke). À une extrémité,
les personnes qui cultivent doivent attendre une année entière pour gagner leur revenu ; à l’autre, les personnes qui “cherchent de la nourriture” gagnent leur revenu chaque jour ; entre les deux sont ceux qui exercent un travail salarié et reçoivent un revenu une fois par mois. Le point intéressant ici est que, à une extrémité du continuum, la “recherche de la nourriture” désigne un mode de subsistance à court terme et lié à la présent. Sans terre qui attache les gens au passé, et sans besoin de travailler et d’attendre une récolte ou un salaire à livrer dans le futur, la “recherche de nourriture” pour le Vezo recommence chaque jour.”

Chaque matin la vie repart de zéro. Chaque matin, on devient Vezo, ou pas. Chaque matin ils vont “chercher à manger” (mitindroke). Les Vezo parlent de “surprise” (tseriky), ils manifestent leur “surprise” quand l’océan est en furie ou quand la pêche a été mauvaise, quand les prix au marché sont trop bas (la surprise est surtout attachée aux évènements décevants – et renvoie au fait qu’on n’avait pas su les prévoir). Pour les Vezo, en somme, tout ce qui arrive est toujours vécu sur le mode de la surprise.

Et il y aurait encore mille chose passionnantes à dire les concernant (eux qu’on appelle les “nomades des mers”, qui sont réputés avoir su résister aux royautés Malgaches). Mais on en apprendra bien plus en se délectant de l’excellente monographie que leur a consacré Rita Astuti, People of the Sea: Identity and Descent among the Vezo of Madagascar, Cambridge University Press (2006).