Moins 44

En creusant des trous cet après-midi dans le jardin – qui n’est pas encore à proprement parler un jardin, qui n’est un jardin que dans mon esprit, mais qui, dans l’esprit d’un autre, je suppose, n’est qu’un vulgaire morceau de prairie qu’on aurait oublié de faucher durant l’été – en creusant des trous cet après-midi dans le jardin – ne vous imaginez donc pas que je creusais des trous juste pour le plaisir de creuser des trous, je n’en suis pas là, je n’en suis pas encore là, j’ai connu un homme qui creusait des trous juste pour le plaisir de les creuser, tel n’est pas mon cas, les trous que je creuse ont une finalité qui dépasse leur accomplissement en tant que trou, leur être-trou, d’ailleurs, pas plus tard que ce week-end, si le temps le permet, ces trous seront comblés, ou du moins, car le mot comblé suppose une capacité à la satisfaction chez les trous dont on peut raisonnablement douter, j’ai plutôt tendance à penser, et je ne suis pas le seul, que les trous n’éprouvent ni satisfaction, ni insatisfaction, ni aucun plaisir et pas de déplaisir non plus, les trous que j’ai creusés se contentent probablement de signifier la place où quelque chose était, la terre que j’ai extirpée du sol, une bonne terre végétale soit-dit en passant, qui s’effrite quand on la roule sous les doigts, mais pas sèche non plus, humide et brune, c’est l’automne et l’automne est la bonne saison pour creuser des trous, d’ailleurs il se trouve que j’ai essayé d’en creuser cet été, exactement au même endroit, rien n’y a fait, pas la moindre encoignure, à peine un trait marque le coup de la pioche, j’ai pensé : j’essaierai peut-être en septembre, ou peut-être en octobre, nous sommes en octobre, il a plu quelques jours la semaine dernière, la terre s’est ameublie, j’en suis à mon dixième trou, mais, je le répète, je ne creuse pas des trous pour le plaisir de creuser des trous, quoique j’accomplisse, dois-je avouer, cette tâche réputée ingrate sans déplaisir aucun, en fait, je prends même vraiment plaisir à creuser, et à creuser des trous en particulier, je suppose que certains creusent autre chose que des trous, mais j’ignore quelle autre chose pourrait être creusée, l’idée ne me vient pas, elle me viendra peut-être tout à l’heure, et si, par malheur, j’étais à ce moment-là encore en train d’écrire sur les trous, je ne manquerais pas de signaler la chose qu’on peut creuser et qui n’est pas un trou, disons, en attendant que la lumière se fasse dans mon esprit : un non-trou, creuser un non-trou, voilà, voilà où mènent les élucubrations quand on prend plaisir comme moi à se perdre dans les détails, à ouvrir des parenthèses, des soit-dit-en-passant, était-ce le même homme qui tout à l’heure prenait plaisir à creuser des trous, et qui, désormais prend plaisir à se perdre dans les détails ?, quoique, je tiens à le rappeler, à l’asséner définitivement, afin de n’y plus revenir par la suite, si l’activité de creuser des trous me procurait un certain plaisir, sinon du plaisir, je ne creusais pas des trous pour le plaisir de creuser des trous, non, mais afin d’éprouver un plaisir encore plus intense : le plaisir de planter des arbustes dans ces trous, des arbustes, des noisetiers, des églantiers, des cornouillers, des amélanchiers, des groseillers, rien que d’écrire les noms des arbustes que je m’apprête à planter, probablement ce week-end si le temps s’y prête, j’éprouve du plaisir, rien qu’à consulter les notices concernant ces futurs plants dans le grand guide illustré des arbustes d’Europe, je me sens tout chose, d’ailleurs, depuis quelques jours, j’ai abandonné tous les autres livres que j’avais imprudemment entamés, pour me plonger exclusivement dans la lecture du grand Guide des arbustes, lequel je lis et relis jusqu’à m’en imprégner les doigts, espérant sans doute que l’esprit du livre finisse à force de lecture par s’insinuer sous ma peau et circuler dans mes veines, et m’aide ainsi en vue de la réalisation de mes plantations, il n’y a donc pas lieu de s’apitoyer sur mon sort, de plaindre ce pauvre homme qui abandonne la littérature toute entière au profit d’un seul et unique livre, livre qui par ailleurs n’a manifestement aucune prétention littéraire, il se contente de remplir son office de guide, en arborant de superbes reproductions d’arbustes divers et variés saisis en différentes saisons, et s’ornent à chaque page de vignettes pédagogiques destinées à permettre aux ignares comme moi de reconnaître les feuilles et les fleurs dans leurs différents états de croissance et de pourrissement, car toute chose croît puis pourrit, puis, éventuellement, se refait une santé après l’hiver, tout à fait comme moi finalement, on est en octobre je l’ai déjà dit, et j’attends l’hiver, j’attends la neige, qu’elle recouvre tout, et si possible, moi avec, car l’année fut longue et fatigante, je me sens tout aussi pourri que ces framboises desséchées qu’on trouve encore ici et là au bord des chemins, aussi recroquevillé sur moi-même que ces fruits pourrissants, bref, il me tarde de disparaître avec l’hiver, sous la neige, l’année n’a que trop duré, je me perds dans les détails, mes pensées pourrissent et mes mots pourrissent, mon corps se traîne, et d’ailleurs, nous y voilà :

En creusant des trous cet après-midi dans le jardin, il m’est venu la pensée que j’ignorais mon âge. Je venais de creuser mon dixième trou, de la hauteur d’une bêche environ, trente centimètres tout au plus, j’avais bien nettoyé mon dernier trou, accroupi sur le sol, j’avais versé délicatement une flopée de terreau frais, mélangé avec soin le terreau avec de la terre humide, et, alors que je me relevais, la tête m’a tourné comme on dit, et ce qu’on dit, parfois, dit justement les choses qu’on éprouve, pas toujours évidemment, mais dans mon cas oui, quelque chose dans ma tête, devrais-je préciser, s’est mis à tournoyer et j’ai pensé : mon dieu, voilà dix trous de creusés et je vais faire un malaise, je vais m’effondrer là maintenant, dans un de ces trous que je viens de creuser, suffisamment profond pour qu’avec un peu de chance, ou de la malchance, je ne sais pas bien comment considérer cette perspective, je tombe la tête la première dans un de ces trous, et plus je pensais ce genre de pensées, plus la tête me tournait bien entendu, alors je me suis efforcé de respirer plus calmement, de reprendre mes esprits, comme on dit, et on ne dit pas si mal encore une fois, je ferme les yeux puis les rouvre avec lenteur et précautionneusement, et au bout de quelques minutes, je me sens de nouveau frais et disponible pour de nouvelles pensées, ce ne sera donc pas pour cette fois, la mort je veux dire, plus d’une fois dans ma vie je me suis dit que ce n’était pas le bon jour pour mourir, que ce n’était pas pour cette fois, elle ne voulait pas de moi, pas maintenant, je reprenais un peu de rabe, pour aujourd’hui, j’en ai fini avec les trous, mais l’incident me laisse songeur et je me dis, mon gars, tu te fais vieux, autrefois ce genre de tâche ne t’aurait pas épuisé à ce point, bien que je n’ai jamais creusé de trous auparavant, je me souviens vaguement d’avoir creusé quelque chose certes, mais cette chose que j’ai creusée qui n’était pas un trou, sans être tout à fait non plus un non-trou, je serais bien en peine de la nommer, le verbe me revient mais l’objet m’échappe, j’ai déjà me semble-t-il creusé, mais pas des trous non, ce n’était pas des trous, si l’objet me revient je vous en ferais part, promis juré !, n’empêche que je me fais vieux, je peux détourner tant que je veux l’attention loin de cette idée, elle n’en demeure pas moins un fait patent, je vieillis, et d’ailleurs, à ce propos, quel âge ai-je donc ?, si je puis dire, me demandé-je.

En creusant des trous cet après-midi dans le jardin, il m’est venu la pensée que j’ignorais mon âge. Et en laissant libre cours à cette pensée, en lui accordant une petite chance, malgré l’épuisement dont j’étais saisi après avoir creusé ces dix trous, je me suis rendu compte que, si par hasard un quidam me demandait mon âge, cela arrive rarement mais cela arrive parfois, j’avais tendance à répondre : 45… 45 ans, mais il en est ainsi déjà depuis deux ans, je crois bien que, depuis deux ans, je réponds, quand on me demande mon âge, que j’ai 45 ans, ce qui est absurde et ne se peut pas, mais c’est le chiffre qui me vient, cette réponse est comme un geste réflexe, je réponds sans y penser, 45 ans, 45 ans, mais quel âge ai-je, si je puis me permettre, au juste ? Il me faut calculer. Nous sommes en 2012, en octobre 2012, la nuit, les températures frôlent le zéro Degré Celsius et n’atteignent que péniblement la première dizaine en plein cœur de l’après-midi, bon, 2012, admettons, octobre importe peu, ce qui compte c’est l’année, avançons d’un pas : quelle est donc l’année de ma naissance ? 1968, je sais maman, je sais, les barricades, évite de me distraire avec des détails je t’en prie, la neige recouvrait tout, tu sais bien que je suis tellement sensible aux détails, je suis né en 1968, et, dans les jours qui suivirent, j’étais devant l’entrée de l’usine où papa travaillait, ou plutôt, devrais-je dire, ces jours-là, il ne travaillait pas, car il était en grève, enfin bref, d’une main tu préparais les sandwichs pour les ouvriers en grève tout en remuant doucement la poussette dans laquelle j’étais enfoui de l’autre, je n’ai pas besoin de toi pour me perdre dans les détails, je m’y perds déjà aussi bien tout seul !, dans laquelle donc j’étais enfoui comme un plant d’églantier sous la neige, et, dois-je préciser, même si je l’ai déjà mentionné, car ce n’est pas un hasard, la neige recouvrait tout, et c’est la raison pour laquelle, mais encore une fois je m’égare, je saisis la moindre occasion pour faire faux bond, pour m’échapper des contraintes du récit que j’avais prévu d’écrire ce soir en revenant du jardin, une partie de moi demeure plantée au pied de ces barricades recouvertes de neige, une partie de moi lève le poing et enrage, tandis que l’autre creuse des trous, voilà qui résumerait bien toute l’affaire, on a besoin de temps à autre de ce genre de résumé, mais passons, passons, passons, la neige recouvrait tout, 1968, octobre 2012, 2012 ôté de 1968, à moins que ça ne soit le contraire, oui plutôt 1968 ôté de 2012, car dans le premier cas j’aurais à présent moins 44 ans, ce qui est absurde et ne se peut pas, pas pour les êtres humains en tous cas, je serais plus réservé pour les trous, car après tout on pourrait tout à fait concevoir qu’un trou ait un âge négatif, plus 44 ans alors, 44 ans tout court dirons-nous pour faire vite, ou mieux, cédant ainsi aux usages linguistiques courants, admettons : 44 ans.

En creusant des trous cet après-midi dans le jardin, j’ai calculé l’âge que j’avais aujourd’hui, et, par un bref calcul, j’ai obtenu le chiffre 44. Jusqu’en janvier de l’année prochaine, car mon anniversaire tombe en janvier, je suis définitivement un enfant de l’hiver, un enfant de l’hiver et des barricades, j’essaierai de me souvenir de ce chiffre afin de répondre correctement quand on me posera, si tant est que l’éventualité se présente d’ici le début de l’année prochaine, la question de mon âge. Mais je songe aussitôt qu’il me faudra perdre cette mauvaise habitude à la mi-janvier, car alors, à ce moment-là, dans un futur proche, si tant est que la mort n’ait pas décrété que mon tour était venu d’ici la fin de l’année, j’aurais 45 ans, et la bonne réponse sera donc : 45. Peut-être après tout ne vaut-il pas la peine de prendre une nouvelle habitude pour si peu de temps, une habitude qui deviendra d’ici quelques mois une mauvaise habitude, peut-être, au point où j’en suis, devrais-je tout bonnement continuer à répondre : 45, puisque ce chiffre est de toutes façons destiné à être vrai, même s’il ne l’est pas à l’heure d’aujourd’hui, et qu’importe si, en répondant de la sorte, je me condamne à commettre jusqu’en janvier prochain une sorte de mensonge, voire un mensonge en bonne et due forme, alors qu’auparavant je ne mentais pas vraiment, je répondais sans y penser, ce n’était en dernière analyse qu’une erreur.