Les Cahiers

Hier après-midi, je me suis enfin décidé à ouvrir les cartons et, durant quelques heures, allongé sur le matelas, j’ai feuilleté ces vieux cahiers qui datent des années 1986 à 1989. Ces vieux cahiers se trouvaient dans deux cartons que j’avais laissés avec bien d’autres cartons sur lesquels sont inscrits les noms de philosophes antiques : Atticus, Damascius, Alexandre d’Aphrodise, ou bien des mots comme : « magazines », « cours français Lycée des Feuillants 1997 » « cours philosophie Lycée Ste Marthe 1999 » « doc php/mysql », et sur ces deux cartons, sont mentionnés les mots suivants : « cahiers 1986-1988 », « cahiers 1989-1990 ».

Les cartons sont arrivés un matin vers dix heures par camion, un livreur a sonné à la porte et m’a expliqué qu’ « apparemment, ces cartons vous appartiennent » (ou a-t-il dit : « vous reviennent ? ») (apparemment : comme s’il en doutait un peu.), « On m’a demandé de les livrer ici ». Je l’ai aidé à transporter les cartons du camion jusqu’à la cave. Plus tard je les ai tout de même remontés à l’étage dans un environnement plus sec, en vue de leur conservation.

J’avais laissé ces cartons dans une maison loin d’ici, une maison que j’avais quittée, quelques années auparavant. Je n’avais pas oublié ces cartons, j’y pensais parfois, mais des circonstances contraires m’interdisaient de prétendre les récupérer. On s’était décidé à me les renvoyer par camion, sans doute parce que d’une manière ou d’une autre, leur présence, pour ainsi dire, était devenue intolérable pour les occupants de la maison. Une fois les cartons remontés un par un à l’étage, et entreposés à même le sol, je passais un coup de téléphone à l’expéditrice du lourd et encombrant colis, pour remercier, me semblait-il, bien qu’il me fût difficile de savoir si c’est ce qu’on attendait de moi : effectivement, on ne préférait pas aborder le sujet. J’ai eu le sentiment qu’en se débarrassant de ces cartons, on évacuait également ce qui restait là-bas de ma personnalité, qu’on expulsait définitivement ma personnalité de cette maison. Je n’insistais pas, car les gens ont leurs raisons, et je ne voyais pour ma part aucun motif d’aller contre ces raisons. Je remerciais tout de même de la peine qu’on avait prise en payant le livreur pour cette longue course.

Ces événements s’étaient déroulés deux ans auparavant, deux années durant lesquelles j’avais vécu quotidiennement auprès de ces cartons sans trouver la force d’en examiner le contenu, deux années durant lesquelles je me sentais, quand il m’arrivait de circuler entre ces cartons posés à même le sol, soudainement déprimé et incapable de rien faire, me contenant parfois de les changer de place, les manipuler sans motif véritable, embarrassé à mon tour par ces cartons, comme les occupants de leur précédente demeure en étaient sans doute embarrassés, pas pour les mêmes raisons j’imagine.

Ce n’est qu’hier midi, après avoir travaillé toute la matinée à mon cabinet que je décidais d’y jeter tout de même un œil, peut-être parce qu’on m’avait confié une chose ce matin qui avait éveillé par association d’idées le désir d’y jeter un œil, ou bien parce que l’orage au-dehors avait fini par éclater, un orage qu’on avait longtemps attendu – la grêle s’était abattu avec férocité sur la toiture, me plongeant dans un état bizarrement, mais pas désagréablement, triste, ce genre de tristesse qui n’empêche pas qu’émerge malgré tout un vague désir, autre chose en tous cas que la déprime qui me saisissait quand j’étais habituellement en présence de ces cartons.

Je commençais par les deux cartons contenant mes cahiers des années 1986 à 1990. Chacun de ces cahiers portait en couverture marquée au feutre noir une date correspondant à début de la rédaction. J’en feuilletais quelques-uns pris au hasard après les avoir sortis des cartons et disposés sans ordre à même le lit. Une écriture serrée, à l’encre, parfaitement lisible, très différente de mon écriture manuscrite d’aujourd’hui : j’écris en général au stylo à bic noir et me relire constitue une tâche pénible et parfois même impossible – la raison de cette écriture négligée vient de ce que j’utilise le crayon et le papier uniquement pour prendre des notes, par exemple entre deux séances ou quand, à l’occasion d’une promenade par exemple, j’éprouve le besoin de griffonner quelque idée qui m’est venue, notes et griffonnages qu’ensuite je prends ou pas le temps de rédiger proprement sur un ordinateur.

Puis je rangeais ces cahiers dans l’ordre chronologique de leur rédaction : la pile ainsi créée comptait vingt-deux cahiers, d’épaisseur variable, mais chacun d’eux remplis jusqu’à la dernière page, excepté le dernier, dont la pagination s’arrêtait subitement le 20 septembre 1990, juste avant la date où j’emménageai dans la maison dans laquelle ils devaient être ensuite entreposés durant 20 ans, sans qu’il me vienne à aucun moment, tout du moins jusqu’à aujourd’hui, l’envie de les lire.

Je renonçais vite au projet de les lire en commençant par le début – le premier texte datait du 23 décembre 1986 – le style en était souvent pénible, boursouflé, marqué par l’influence écrasante de la découverte récente d’auteurs qui, encore aujourd’hui, m’influencent et m’écrasent, si bien que mon style, bien qu’ayant pris une tournure différente, à cause des auteurs que j’ai découverts depuis, n’en reste pas moins influencé et écrasé, donnant toujours le sentiment à mes rares lecteurs, ou, devrais-je dire comme Werner Kofler, à mes « non-lecteurs », de lire quelqu’un d’autre, ou une imitation de quelqu’un d’autre. Il m’était très difficile à l’époque de m’inventer un style à moi, tout comme il m’était difficile d’affirmer une quelconque personnalité. J’étais un apprenti écrivain ambitieux mais fort mal équipé, comme la plupart des jeunes gens de mon rang, né pauvre et s’étant fait pour lui-même une culture de bric et de broc, une culture littéraire ayant germé malgré tout, parmi de mauvaises herbes, mais peu assurée, disparate, hantée de vastes zones d’ignorance, et ponctuée d’abominables certitudes qui tiraient leur évidence de l’influence qu’exerçaient aisément sur moi d’autres jeunes gens mieux équipés, moins ignorants, dont le lot au départ avait été meilleur sans doute.

Des noms se succèdent. Des flopées d’auteurs, de compositeurs, que, pour la plupart, que je n’ai jamais pris le temps de relire ou d’écouter depuis cette époque. Des prénoms aussi, des initiales. Sans doute avais-je en noircissant les pages de ces cahiers dans l’idée qu’un jour ils pourraient être lus, et sans doute m’avait-il semblé judicieux de modifier l’orthographe de ces prénoms ou d’inventer d’autres initiales. Effectivement, quelqu’un lirait ces textes, vingt ans après, et ce quelqu’un, ce serait moi.

Certaines scènes me reviennent sans peine en mémoire : je revois les visages et les décors, mais d’autres au contraire me font l’effet de témoignages qui ne me concernent en rien. Qui est ce Thierry évoqué le 5 novembre 1988, que je rencontrais dans ce café, et qui se confiait à moi devant un verre de cognac avant de partir, disait-il, pour l’hôpital psychiatrique. Qui est cette Sarah dont j’avais ramassé galamment le mouchoir un soir au concert, et qui le lendemain m’avait accueilli dans sa chambre ? Pourquoi en voulais-je autant au dénommé Tommy : lui devais-je de l’argent ? Avais-je été son amant ? Tout cela n’est pas clair.

L’affaire est que je notais tout. Certaines pages constituent de longues plaintes contre cette manie d’écrire, et d’écrire plutôt que de vivre, ou de vivre pour écrire, et l’écart qui se creusait de ce fait entre mon esprit et le monde, la solitude que je convoitais avec obstination, si bien qu’il semble toujours en lisant ces cahiers que leur auteur est sur le point de partir, de tout jeter par-dessus bord, de commencer une vie nouvelle, une vie meilleure : mais dans quel but ? Cesser d’écrire, adhérer enfin au réel, s’y frotter, s’y éprouver une bonne fois pour toutes ? Revient comme une litanie : la « vraie » vie ce n’est pas cela, ce n’est pas s’épuiser dans des emplois abrutissants pour payer ses études et son loyer, et engloutir tout ce qui reste dans les bars, noyer tout ce qui reste dans l’alcool et l’écriture, car à l’époque écrire ne s’entendait jamais sans enivrement, c’était en quelque sorte « la même chose ». Ou bien, partir signifiait-il vivre de nouvelles expériences susceptibles de nourrir l’œuvre à venir, fournissant des aliments pour de futurs romans, des aliments dignes de ce nom, des aventures, des souffrances véritables, qui vous transforment un homme et métamorphosent parfois un jeune homme médiocre en écrivain. J’étais déjà incapable d’avoir recours à mon imagination. Je ne concevais pas l’écriture autrement que comme le récit des faits qui s’étaient réellement produits. Aujourd’hui encore, je déplore manquer totalement d’imagination. Je me contente de raconter ce qui s’est passé, en modifiant légèrement les choses, ou bien en les exagérant carrément, les édulcorant, ou les aggravant, si bien qu’écrire me paraît constituer dans mes heures les plus sombres le travail d’un imposteur, d’un trafiquant de vérités, l’activité d’écrire me semble s’inscrire d’abord et avant tout au registre du mensonge, du travestissement, et déjà à cette époque quand je remplissais ces carnets d’observations et de récits au jour le jour, je ne cessais de produire de faux témoignages, pas tant par pudeur que par le souci de séduire un éventuel lecteur. Le lecteur en question, vingt années plus tard, doit admettre qu’il n’est en rien séduit, que ces carnets ne sont au mieux que la trace d’un pathétique échec, ce qu’à l’époque, déjà, je pressentais probablement.

Les meilleurs pages cependant, car tout n’est pas si mauvais, pour autant que j’en puisse juger, sont celles où je note avec un certain soin mes observations. Je suis en général tapi au fond d’un café – il y avait encore à l’époque ce genre de café populaire et sans artifice, où l’on pouvait boire pour un coût modeste – et prends des notes sur les autres clients et le monde alentour. Dans les meilleurs moments, ces pages sont dénuées de paragraphes, tout est lié dans une sorte d’élan fiévreux, les mots s’entrechoquent, la ponctuation se découvre une sauvagerie qu’aujourd’hui encore je peux apprécier. Bizarrement, ces meilleures pages sont celles que je suis incapable aujourd’hui d’associer à aucun souvenir. Je les lis comme si elles avaient été écrites par un autre. Sous bien des aspects, l’auteur me paraît plus étrange que familier. Malheureusement, je suis bien forcé d’admettre que les défauts me sont plus familiers que les qualités : je me reconnais dans les plus mauvaises pages, par exemple ces monologues interminables débordant de sentimentalisme, m’abîmant dans la composition de poèmes abominables, j’en éprouve à les lire presque de la honte, et toutes ces pages, je le sais bien, sont devenues mauvaises avec le temps, parce que le temps les a rendues mauvaises, les a irrésistiblement périmées, ruinées, recouvertes de désespoir et de ressentiment.

Voilà. Ces cahiers. « Ils vous reviennent » a, peut-être, dit le livreur en sonnant à ma porte il y a deux ans. Ils vous reviennent à la figure. Déchirent quelque chose de la sorte de personnalité dont vous supposez depuis vous être dotée. Remettent en perspective. Vous découvre à quel point vous avez changé, et à quel point, malheureusement, vous n’avez pas changé du tout. Et, vingt ans après, demeurent encore tout à fait impraticables : qu’en faire ? Les ranger à nouveau dans les cartons qui les ont dissimulés durant toutes ces années ? Et les y laisser combien d’années encore ?

Le premier cahier, daté du 23 décembre 1986, s’ouvrait sur ces mots : « J’avais cessé de tenir ce journal. Plusieurs causes à cela. La confusion des temps. Une existence nuageuse, nouée tant bien que mal avec ce brouillard permanent qui est celui de l’alcool, et des gens ivres auxquels je m’agrippe, mes compagnons, une pointe là, entre les deux yeux, un carcan même pesant au-dessus des paupières, ma sinusite chronique dit le médecin. » Et s’achève ainsi, le 20 septembre 1990 : « Puis cette nuit trop courte. Je n’ai pas cessé de boire durant tout le trajet du retour, sur le pont du Ferry-Boat, au buffet exotique, à la discothèque, à tous les bars que ce putain de bateau dissimule dans ces entrailles, sur lesquels on finit forcément par tomber au détour d’un couloir ou d’un autre. Mes à peine cinq heures de sommeil depuis lundi dernier. La tête qui retombe, qu’il n’est pas trop d’une main au front pour soutenir. »

Peu de temps après, sans doute quelques jours après, j’emménageais donc dans cette maison que j’étais destiné à quitter.