(Limoges-Saint-Léonard de Noblat premier jour de mars 1989)
Et me voilà sur la grand route plongée dans la nuit la plus obscure. Des camions hurlaient en passant près de moi, leurs phares illuminant la nuit au dernier instant et à chaque fois, je craignais qu’un des conducteurs, effrayé par cette apparition, la sorte de fantôme que j’étais devenu, fasse un écart, me happe ou me percute. J’avais bien essayé de m’accorder un peu de sommeil tout à l’heure, en plantant la tente au beau milieu d’un chemin forestier : sous le couvert des bois, j’avais déplié la toile et m’étais efforcé de la maintenir sur le sol gelé, puis, emmitouflé dans quelques pulls, à défaut de sac de couchage – car je n’avais pas prévu la tournure que prendraient les choses –, le bonnet sur la tête, j’avais essayé d’oublier la morsure du froid. Le vent sévère secouait le toit de cet abri précaire, et je m’en voulais de m’être retrouvé là. Il y a certainement quelque chose de romantique à agir de la sorte sous le coup d’une pure impulsion, qui plus est quand une sombre histoire d’amour s’en mêle, mais j’aurais dû penser avant de prendre le train pour Limoges qu’hier encore nous étions administrativement en hiver, et qu’un premier jour de mars, même à ces altitudes modestes, même sur les premiers plateaux de la montagne Limousine, c’est encore l’hiver, et de fait, au cœur de la nuit, les températures devaient descendre en dessous de zéro degré. Comme la plupart des habitants des villes de plaine, je ne prenais pas garde aux variations du climat, surtout à l’époque, où je passais chaque nuit à explorer la géographie nocturne d’une cité interlope, laquelle, dissimulée le jour sous la cité visible, morale et bourgeoise, ne s’éveillait qu’à la tombée du soir entraînant dans une sarabande artistique mais tout autant grotesque et souvent dionysiaque la tribu bariolée des mal ajustés aux affaires du jour, des arythmiques et des décalés. Que signifiait pour ceux-là l’hiver, et le printemps et les autres saisons ? La réalité du jour, ce doux esclavage qui court de l’embauche à la débauche, nous était moins étrangère encore que le cycle de la nature – et, à l’exception de quelques gars dans mon genre, capable de renoncer de temps à autre aux peines du jour comme aux plaisirs de la nuit pour aller parcourir les montagnes durant quelques semaines – pour mieux revenir après cela s’abîmer dans la ville et ces excès, la plupart de mes coreligionnaires n’imaginaient pas vivre dans un autre décor que ces ruelles obscures et ces bars de nuit bondés.
Donc, pensais-je, frigorifié sous ma pauvre tente, à quoi bon dormir ? Pouvait-on mourir gelé au tout début du mois de mars, quelque part entre Limoges et Saint-Léonard du Noblat, sous la toile trop fine d’une tente plantée au milieu d’un chemin de traverse ? Ou bien, à défaut de mourir, perdrais-je quelques phalanges et orteils, le lobe d’une oreille ou le bout du nez ?
À coup sûr, ça leur ferait un choc, à tous les autres, d’apprendre la nouvelle de ma disparition, et surtout les circonstances de ma mort, car après tout, on s’attendait tous plus ou moins, étant donné le style de vie qu’on menait, à mourir vite, bien avant l’heure, mais qu’on trouvât mon cadavre gelé sous une tente au beau milieu de nulle part, alors que, la veille encore, j’étais en ville, accostant ici et là, de bar en bar et de fêtes en fêtes, en chasse probablement, car il y avait cette fille, car il y a toujours une fille au commencement de mes histoires de l’époque, mes histoires pathétiques il faut bien le dire, une fille comme une promesse, et je me souviens, trente années plus tard, d’une fin de soirée dans un appartement, était-ce le mien ou celui d’un autre ?, et comment cette promesse s’était évanouie dans les bras d’un ami, et comment par dépit, j’avais accepté les avances d’une autre, à la peau si pâle, et comment je m’en suis voulu le lendemain matin en me réveillant dans ses draps à elle, à cause de ma rancœur – ha ! Trente ans sont passés et le poison laissé par morsure de la culpabilité me tort encore le ventre rien que d’y songer, ha ! Ce petit déjeuner au café en face de l’agence postale, elle ne se faisait guère d’illusion sur mon compte, ma réputation était faite depuis longtemps, elle m’avait choisi en quelque sorte, si j’ai bien compris, c’était son rituel de passage à elle, et d’ailleurs, peu après elle quittait la ville, s’engageait dans de longues études austères, et, à ce que j’en sais, finit érudite dans quelques départements d’histoire à l’université. De la journée qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je suppose toutefois qu’à un moment, n’y tenant plus, j’ai rempli le sac à dos, glissé là-dedans une tente et quelques pulls, oublié le sac de couchage, pris un train pour Limoges.
Une fois là-bas, débarqué à la fin du jour, n’ayant rien à y faire, j’ai traversé la ville, grimpant sur les hauteurs afin de gagner le début du sentier de randonnée, histoire d’aller tout de même quelque part. Et j’ai marché, marché, pour essayer de vider l’amertume qui m’emplissait la bouche, espérant trouver un sens à ce fatras sans nom qu’était alors ma vie, et plus la nuit s’épaississait, plus l’hiver insistait pour être reconnu, mordant bientôt plus fort que ma culpabilité, plus fort que la honte et la mélancolie, quelques chiens aboyaient à mon passage près des fermes, et traversant la forêt, je sentais la présence du corps de bêtes massives, et bientôt, j’avais froid, j’avais peur, et l’épuisement m’avait gagné : j’ai planté la tente au beau milieu d’un chemin, cherché en vain le sac de couchage, et, après une demi-heure emmitouflé comme j’avais pu entre deux pulls, claquant littéralement des dents, j’ai replié tout ce barda et repris la route, considérant qu’il valait encore mieux marcher jusqu’au matin, après quoi on verrait bien.
Et me voilà sur la grand route plongée dans la nuit la plus obscure. Des camions hurlaient en passant près de moi, leurs phares illuminant la nuit au dernier instant et à chaque fois, je craignais qu’un des conducteurs, effrayé par cette apparition, la sorte de fantôme que j’étais devenu, fasse un écart, me happe ou me percute. Marchant ainsi, j’atteignis bientôt les abords d’un gros bourg qu’éclairait encore quelques lampadaires, et c’était Saint-Léonard de Noblat, et je me souviens avoir dérobé au seuil de la maison de la presse une pile de journaux déposés là au petit matin, avoir glissé sous mes vêtements ces journaux, et m’être assis pour dormir à l’abri du porche latérale de la collégiale, jusqu’à ce que les premiers passants viennent à braver le froid du matin, après quoi je descendis jusqu’à la gare, et dormis sur un banc inconfortable en attendant le prochain train.