Annonce d’une dépression post-épidémique

Quant l’épidémie aura été vaincue (si tant est qu’elle le soit : reste à concevoir ici ce que signifie vaincre), je crois que je plongerais dans la dépression la plus absolue, et que les élans de misanthropie (notamment à l’égard de mes concitoyens européens) qui me submergent parfois momentanément, mais de plus en plus fréquemment, se transformeront en vagues irrésistibles m’emportant sur de sombres rivages que je connais trop bien pour les avoir déjà fréquentés naguère.
Ce que je vois venir : les pauvres seront toujours aussi pauvres, quoique certainement plus nombreux qu’avant. Ceux qui ont en les moyens rattraperont le temps perdu, s’empileront dans les restaurants, les cinémas et les théâtres, s’empresseront dans les avions pour aller faire les touristes aux quatre coins de la planète – ils l’auront bien mérité n’est-ce pas après avoir accumulé autant de frustrations ! -, investiront dans la pierre, l’art, la finance, parfaitement oublieux “de ce qui vient de passer”, n’en ayant tiré aucune leçon, ni aucune conséquence. Les gouvernants et les mass-médias se berceront de “redressement économique”, on surveillera les chiffres de la consommation retrouvée, on se fera la guerre aussi (de nombreuses puissances sont dans les starting blocks en ce moment). On s’inquiétera un petit peu du réchauffement climatique, mais en fermant soigneusement les yeux sur les catastrophes déjà en cours, là-bas, au loin, dans les pays pauvres, par notre faute certes, mais qu’y pouvons-nous, notre mode de vie est tellement supérieur, quel sens y’aurait-il à en changer (et puis c’est bien assez de contraintes comme ça, on a assez donné !) ?
Delphine me disait, ce qu’il y a d’étonnant finalement, c’est que, dans une certaine mesure, à l’occasion de l’épidémie, tout le monde, riche ou pauvre, est soumis aux mêmes privations (il faut le dire vite, très vite, mais admettons). Par exemple, les restaurants sont fermés pour tout le monde − oui, mais, ajoute-t-elle ausitôt, pour les plus pauvres, les restaurants sont toujours fermés (je ne suis allé qu’une fois au restau depuis deux ans, et encore, parce que mon père nous avait payé l’addition). Ce qui, pour les plus riches constitue une privation, ne change pas grand-chose pour les plus pauvres. Cela dit oui, nous aurons eu momentanément quelque chose en partage, certaines formes de privation : et ?
On en revient toujours là. Même une catastrophe mondiale du genre de celle que nous vivons ne rend pas pour autant la réalité inacceptable (pour reprendre l’expression de Boltanski).
Cette perspective, cet après comme avant (mais en pire sans doute), l’épidémie d’oubli qui suivra probablement − pensez aux années 20 et 30 en Europe et aux années 50 ! -, l’expansion irrésistible du domaine de la crétinerie (j’entends déjà les psys s’étonner, du fond de leur stupidité grandissante que les gens se suicident maintenant, et pas pendant, et je souffre déjà du déferlement d’injonctions au bonheur retrouvé − ils finiront par me lyncher, ces abrutis d’adeptes de la pensée positive, à moins que je me pende avant), et ça ne me console guère de savoir qu’un autre virus attend dans la forêt, ou qu’il est déjà en route vers les habitats humains, bien calé dans le sang d’une chauve souris.