Professionnels versus amateurs (2006)

3.1.3. le conservatisme des professionnels

On pourrait s’étonner que l’amateur soit aujourd’hui si mal considéré.  La création de la fameuse fête de la musique en 1982 par Jack Lang, au départ dédiée spécifiquement aux amateurs, avait permis d’espérer une meilleure reconnaissance de ces pratiques. Sous l’impulsion du programme du Parti Socialiste de 1981, l’Etat et les collectivités locales sont invités à élargir leur soutien à la création, au-delà de l’académisme et de la culture des élites, et à reconnaître des formes d’art autrefois considérées comme mineurs. Des projets associatifs retiennent l’attention, des salles de concert subventionnées font la part belle aux musiques actuelles, des compagnies de théâtre amateur sont invitées à participer aux grands festivals, la danse contemporaine prend son essor en France.

Ce souci de valorisation des pratiques amateurs n’a toutefois pas réellement d’impact sur les mondes de l’art professionnels. Il ne va pas jusqu’à remettre en question l’autonomie des castes artistiques traditionnelles. Les sociologues Raymonde Moulin et Nathalie Heinich ont bien montré comment, dans le monde de l’art contemporain, le système de valorisation met en jeu des relations de pouvoirs mêlant inextricablement les acteurs du marché de l’art et les acteurs institutionnels – les amateurs n’y ont évidemment aucune place, pas plus que le public. On pourrait également rappeler comment le petit monde de la musique dite « contemporaine » a été tenu à bout de bras par l’Etat depuis Malraux, privilégiant une poignée de compositeurs et de mélomanes, au nom du concept de « recherche musicale » – comme si cette recherche ne pouvait être réellement prise au sérieux que dans le cadre d’un institut comme l’IRCAM, et pas ailleurs. Dans le même ordre d’idée, l’institutionnalisation des orchestres, tradition française depuis l’invention du ministère de la culture, illustre de manière exemplaire la préférence du pouvoir public pour une forme d’art dite « majeure »23.

Cette césure quasiment ontologique entre les compagnies professionnelles et amateurs, n’a absolument pas été réduite dans le domaine du spectacle vivant. En conclusion d’un mémoire de Maîtrise de Sociologie, Fabien Bergès pouvait écrire :

« L’articulation des pratiques amateurs et professionnelles est un problème encore largement ininterrogé. Mises à part les passerelles qu’inventent certaines compagnies en fonction d’affinités locales, les amateurs et les professionnels se positionnent chacun de leur côté, sans savoir ce que font ceux d’en face. Les pouvoirs publics ont validé cette existence hétérogène et de ce fait renforcé l’ignorance mutuelle. »24

Les musiques actuelles, qui constituent le vivier le plus fourni des productions amateurs, ont certes bénéficié d’une attention particulière de la part des différents ministères : toutefois, la tendance est aujourd’hui, comme je l’ai rappelé, à la défense des professionnels, contre les créateurs non-rémunérés. Des sociétés comme la SACEM, pour les compositeurs, des syndicats comme la SNAC, pour les auteurs, des groupements comme le GEPAM, pour les entrepreneurs de spectacle, des associations comme la Maison des Artistes, qui gère les cotisations sociales des artistes plasticiens et des graphistes professionnels, sont particulièrement virulents quand il s’agit de défendre les intérêts de leurs membres.

Chacun de ces différents mondes de l’art professionnel possède certes ses propres règles internes de fonctionnement, ses médias spécialisés, ses experts, ses relais politiques et commerciaux, ses associations agréées, mais ils ont aussi en commun un fort conservatisme. On comptait 31 000 intermittents déclarés en 1985. En 2002, ils étaient 113 000, soit un chiffre multiplié par quatre en dix-sept ans25. En 2003 l’enquête de l’INSEE sur l’emploi dans le spectacle vivant chiffrait à plus de 400 000 les actifs dans ce domaine26. Il faudrait ajouter les professionnels dont l’activité est liée d’une manière ou d’une autre à la promotion notamment dans le secteur privé (journalistes spécialisés, experts du domaine culturel). Tous ceux là auraient évidemment beaucoup à perdre, à commencer par leur emploi, si le public s’intéressait soudain en masse aux productions des amateurs. Or, tant que les circuits de diffusion des œuvres étaient contrôlés par les instances professionnelles ou institutionnelles, l’accès à ces productions amateurs demeuraient difficile : le marché et les institutions imposaient sans peine leurs œuvres au public, ou, pour le dire autrement, saturaient quasiment l’offre culturelle. Avec l’invention d’internet, notamment, les amateurs bénéficient d’une exposition quasi-illimitée, pour un coût extrêmement faible (dans la mesure où les intermédiaires ne sont pas sollicités). Le phénomène est particulièrement flagrant dans la musique et les arts de l’image j’en décrirais plus loin quelques exemples notables27.

Si les professionnels pouvaient être assurés que le public ne se trompe pas, fait le « bon choix », en privilégiant les productions de leur cru, si, en quelque sorte, la qualité intrinsèque de leurs œuvres se manifestaient de manière indubitable, alors, ils n’auraient rien à craindre de la concurrence de ces « musiciens du dimanche », comme les appelait Laurent Petitgirard, administrateur de la Sacem, sur un forum consacré aux licences de libres diffusion. Mais il faut croire que certains de ces musiciens ou ces photographes du dimanche constituent malgré tout une menace pour la pérennité des castes artistiques dominantes. Il faut croire que la propagande des marchés et des institutions n’a pas été suffisamment efficace, que, parmi la masse des consommateurs culturels, certains s’obstinent à rechercher des artistes rares et peu médiatisés, et même deviennent à leur tour créateurs, sans pour autant rejoindre les rangs des professionnels, sans emprunter les voies tracées par la profession. On aura beau rappeler que les professionnels ont pour eux la compétence, l’esprit de sérieux, la qualité, on aura beau stigmatiser l’inconséquence des amateurs, leur dilettantisme, il semble bien que le fameux public – qui aurait tant besoin d’être éduqué, voire rééduqué28 – n’y croit plus, et qu’une partie tout au moins de ce public, fait ses propres choix avec un certain esprit d’indépendance.

Au final, on peut prévoir un dénouement assez ironique : les politiques culturelles successives, qui se sont tant occupés de la démocratisation des arts, peuvent constater leur échec : non seulement le projet de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres de qualité constitue un échec patent, malgré les actions mises en place, mais les arts se sont, si j’ose dire, démocratisés tout seul, sans rien attendre de l’institution ni du marché29.

Devant cette situation quasiment inédite, on comprend que les acteurs professionnels, et ceux qui les soutiennent, adoptent d’emblée, comme on l’a vu, une position conservatrice, puis, dans un second temps, tentent de renforcer leurs positions : nous avons décrit brièvement comment, au prétexte d’un aménagement des lois sur le droit des auteurs à l’ère numérique, on n’hésitait pas, non seulement à critiquer la viabilité d’une création non rémunérée, mais carrément à dénier son existence-même, voire même à la condamner. Nous allons montrer maintenant comment les projets du législateur pourraient bien aller bien au-delà.

3.2. Un exemple de domestication des créateurs : le projet d’aménagement du décret de 1953

3.2.1. Le décret de 1953

Nous prendrons ici l’exemple des menaces qui pèsent sur le spectacle dit « vivant »30 dès lors qu’il est pratiqué par des artistes non-rémunérés. Ces menaces s’articulent autour du projet d’abrogation du décret de 1953 régissant les spectacles auxquels participent des amateurs.

Les artistes l’ignorent souvent, mais l’organisation de spectacle en France est réglementée de manière assez précise. Cette réglementation est fondée sur le fait que le code du commerce assimile le spectacle vivant à un acte commercial. Dès lors, si l’on suit le code du travail, il suppose un contrat passé entre l’organisateur et l’artiste, et par suite, un devoir de déclaration fiscale de la part des contractants.

« Tout contrat par lequel une personne physique ou morale s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité, objet de ce contrat, dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce.

Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties. Elle n’est pas non plus détruite par la preuve que l’artiste conserve la liberté d’expression de son art, qu’il est propriétaire de tout ou partie du matériel utilisé ou qu’il emploie lui-même une ou plusieurs personnes pour le seconder, dès lors qu’il participe personnellement au spectacle31. »

Mais notre fameux décret de 1953 vient en quelque sorte faire une exception à ce principe en considérant le cas des artistes amateurs, lesquels peuvent effectivement déroger aux devoirs fiscaux auxquels sont soumis les professionnels, à la condition qu’ils soient bel et bien « amateurs ».

Le texte proposait une définition de l’amateur, ou plutôt du groupement d’amateurs :

« Est dénommé « groupement d’amateurs » tout groupement qui organise et produit en public des manifestations dramatiques, dramatico-lyriques, vocales, chorégraphiques, de pantomimes, de marionnettes, de variétés etc…, ou bien y participe et dont les membres ne reçoivent, de ce fait, aucune rémunération, mais tirent leurs moyens habituels d’existence de salaires ou de revenus étrangers aux diverses activités artistiques des professions du spectacle.32 »

On ne s’étonnera pas du caractère purement négatif de cette définition : l’amateur est tout simplement celui qui n’est pas professionnel – on n’en sort pas. Une circulaire en date du 23 mars 2001 vient préciser un peu les choses en énumérant les conditions nécessaires pour qu’une représentation soit définie comme spectacle amateur. Il faudrait donc :

    « qu’elle soit pratiquée par des personnes qui tirent leurs moyens d’existence d’activités étrangères à celles du spectacle,

  • que les groupements soient constitués en associations loi 1901, qu’ils soient agréés par une commission spécifique et que leurs statuts et règlements intérieurs fassent apparaître le caractère désintéressé et non concurrentiel de l’activité,
  • que les spectacles soient exclusivement présentés dans l’académie où est fixée l’association,que les groupements ne produisent pas plus de 3 spectacles par an (avec 10 représentations maximum dans les agglomérations fréquentées par des groupements professionnels).33 »

On est bien forcé de reconnaître que ces règles ne sont pour ainsi dire jamais respectées34.

Il n’est pas fait mention dans ce décret d’éventuels frais de déplacements pouvant être remboursés par l’organisateur du concert. En réalité, cette pratique découle d’une référence à la loi de 1901 régissant les associations : un bénévole peut, sous certaines conditions, percevoir un remboursement de frais35. Par extension, l’artiste amateur est donc assimilable à un bénévole – encore faut-il qu’il exerce son activité en tant que membre d’une association – d’où le concept de groupement d’amateurs, pertinent dans un contexte où la plupart des spectacles de ce type concernaient avant tout des chorales ou des fanfares.

En 1999, le législateur avait fait une première tentative censée préciser les conditions sous lesquelles un entrepreneur de spectacle est autorisé à accueillir des amateurs. On distinguait alors les spectacles entièrement bénévoles, qui ne sont pas soumis à la délivrance d’une licence, et les spectacles mixtes, mélangeant des bénévoles et des professionnels : ces derniers, au delà du nombre de 6 par an, sont soumis à une obligation de licence.

Dans la pratique, et notamment dans les musiques dites « actuelles », les spectacles mixtes ne sont pas rares : les cafés concerts font souvent appel à des techniciens rémunérés. La plupart des bars dépassent largement leur quota

Jusqu’à ces dernières années, les institutions avaient adopté la politique du « laisser faire » : le décret de 1953 rédigé à une époque où les pratiques musicales amateurs n’avaient rien de commun avec celles que nous connaissons aujourd’hui, n’était évidemment pas respecté. Pourquoi, à la fin des années 90, s’est-on à nouveau préoccupé de ces questions ?

Comme nous l’avons évoqué au début de cette partie, parce que l’explosion du nombre de pratiquants amateurs désireux de se produire sur scène, et le succès de certains de ces spectacles, a créé une situation concurrentielle inédite : les professionnels, à moins de bénéficier d’une promotion et d’une notoriété importante, ne sont plus assurés d’entrer dans les programmations. Rares sont les bars concerts qui peuvent se permettre de payer un cachet d’artiste, et les salles subventionnées ne sont pas assez nombreuses pour accueillir tous les groupes et les artistes. Les intermittents du spectacle ont subi de plein fouet les conséquences de cette situation concurrentielle, et pas seulement dans la musique. Nombreux sont les intermittents qui peinent à trouver des concerts en nombre suffisant pour conserver leur statut, tandis qu’on voit des groupes amateurs accumuler jusqu’à une centaine de concerts dans l’année. Ces derniers fonctionnent comme beaucoup de groupes à l’étranger, des périodes de travail rémunéré (par exemple dans l’interim ou la restauration) succédant à des périodes de chômage, durant lesquels ils organisent des tournées. D’autres occupent un emploi toute l’année ou sont au RMI. Comme leur revenus ne dépend pas de leur pratique artistique, ils sont évidemment beaucoup moins exigeants en matière de rémunération, et s’adaptent plus facilement aux nouvelles règles du marché du spectacle. De nombreux groupes n’hésitent pas à jouer aussi bien dans des squats, des bars plus ou moins adaptés à la scène que dans des salles subventionnées. Des réseaux, souvent associatifs, se déployant souvent d’abord sur internet, échappant au contrôle des institutions tout comme au contrôle du marché dominant, permettent à de nombreux artistes amateurs d’accéder à une visibilité dont ils ne bénéficieraient de toutes façons pas en intégrant le monde professionnel.

C’est un peu comme si, au début de ce millénaire, en France, deux mondes portés par des logiques différentes se confrontaient soudain : d’un côté le monde des artistes professionnels, articulé autour des légitimations institutionnelles, et de l’autre un monde qui fonctionne tout à fait à la manière de la scène indépendante américaine, articulé autour d’initiatives privées et de réseaux étrangers aux systèmes institutionnels. La crise de l’intermittence du spectacle, en partie provoquée par le patronat – en partie seulement36 – n’a pas manqué de donner l’opportunité au législateur de réviser le décret de 1953, et ce pour trois raisons :

D’abord pour le bien des amateurs eux-mêmes (c’est la ligne officielle si j’ose dire), afin de leur offrir les meilleures conditions de diffusion (sous-entendu, jusqu’à présent, ces conditions ne seraient pas suffisantes : on aimerait bien savoir à quelle source le législateur s’est informé pour en juger).

Ensuite, pour lutter contre la concurrence déloyale avec la programmation professionnelle (ainsi) reconnue et confortée37. Ce souci est clairement affirmé, comme nous le verrons dans l’avant projet de loi du 15 mars 2006.

Enfin, parce que l’Etat ne supporte pas en général que des pratiques autrefois marginales, aujourd’hui importantes dans le paysage musical, se déploient sans en référer à son autorité. C’est ainsi que je retraduis cette phrase :

« La reconnaissance, la prise en compte et la valorisation des pratiques amateurs, passant par l’identification, la connaissance et l’analyse, doivent devenir les éléments prioritaires de la politique de l’Etat en matière de musique38. »

Le rapporteur ajoute, dans un élan lyrique assez douteux :

« L’affirmer, c’est affirmer un droit fondamental à l’expression culturelle. »

Le problème, ai-je envie de dire, c’est que les fameux amateurs, n’ont pas attendu que l’Etat se penche sur leur cas pour prendre en main leur destinée39.

3.2.2 L’avant projet de loi relatif à la participation des amateurs à des spectacles (15 mars 2006)

Ce projet de révision de la loi avait déjà été clairement mis au rang de priorité dans les Propositions pour l’avenir du spectacle vivant, publié par le Ministère de la culture en octobre 2004. C’est finalement d’une manière assez discrète qu’est sorti récemment des bureaux du ministre cet avant-projet de loi, certes encore au stade du « document de travail », mais qui fixe d’ores et déjà le cadre des lois à venir.

Examinons donc maintenant cet avant-projet de loi relatif à la participation des amateurs à des spectacles, visant à abroger le décret de 1953.

Il propose d’abord une nouvelle définition de l’amateur. La notion de groupement, assez logiquement, disparaît, et on fait appel au concept de loisir.

« Art. 1. – Est dénommée amateur, dans le domaine du spectacle, toute personne qui pratique, seule ou en groupe, une activité artistique à  titre de loisir et qui tire ses moyens principaux40 d’existence de salaires ou de revenus étrangers à  cette activité.41 »

Il s’agit bien là de raffermir la frontière entre amateur et professionnel : le premier vit son art comme un simple loisir (comme d’autres vont à la plage ou font leur jogging), tandis que le second s’y implique corps et âme (et surtout : sa survie économique en dépend).

« Art. 2. – Lorsque des amateurs tels que définis à  l’article 1er participent à  la représentation en public d’une œuvre de l’esprit, ils ne reçoivent aucune rémunération, si ce spectacle n’est pas organisé dans un cadre lucratif au sens de l’article L.324-11 du code du travail.

Art. 3. – Lorsque des amateurs participent à  des spectacles produits ou diffusés par un entrepreneur de spectacle dans un cadre lucratif au sens de l’article L 324-11 du code du travail, ils sont rémunérés dans les conditions légales et conventionnelles.

De même, lorsqu’une association regroupant des amateurs organise, produit ou diffuse des spectacles, ou participe à  des spectacles produits ou diffusés par un entrepreneur de spectacle dans un cadre lucratif au sens de l’article L 324-11 du code du travail, ses membres sont rémunérés dans les conditions légales et conventionnelles. »

La mention répétée de l’article 324-11 du code travail renvoie au soupçon que la pratique amateur pourrait bien être du travail dissimulé42. Elle est un des motifs avérés du nouveau projet de loi, lequel vise à lutter contre la présomption de salariat. Les amateurs doivent donc être rémunérés dès lors que l’organisateur du spectacle poursuit des buts lucratifs : c’est le cas de la quasi totalité des lieux qui accueillent actuellement des concerts amateurs, notamment les bars-concerts. Si on suit bien la pensée du législateur, tout concert dans un bar devrait dès lors donner lieu à une rémunération, c’est-à-dire à un cachet équivalent à celui que touchent habituellement les professionnels.

On détermine ainsi un cas limite ou idéal : appelons-le le spectacle amateur « pur ». Il est entièrement produit et joué par des personnes pour qui l’art est un loisir, il ne donne lieu à aucune rémunération et le cadre dans lequel il est présenté n’est pas un cadre lucratif.

Mais à quelles conditions peut-on parler d’un cadre lucratif ? L’article L 324-11 considère qu’à partir du moment où l’organisateur a recours a de la publicité, ou qu’il est fait usage d’un matériel de qualité professionnelle, ou que la fréquence des spectacles organisées est trop importante, on peut soupçonner une finalité lucrative. A ce titre, je connais très peu de concerts, à part ceux réalisés à l’occasion de la fête de la musique43, qui rempliraient ces conditions. Veut-on limiter les spectacles amateurs à la seule date et aux seules conditions de la fête de la musique ?

Le législateur, conscient du caractère excessif de son projet, prévoyant sans doute que l’application stricte de cet article rendait tout simplement impossible l’organisation de concert amateur, a tout de même prévu des exceptions.

Il n’hésite pas à compléter le fameux article L 324-11 du code du travail d’un nouvel alinéa, rédigé ainsi :

« Ne constituent pas des critères de présomption de lucrativité, dans les activités du spectacle, le recours à de la publicité lorsqu’elle est non professionnelle (sic) et l’utilisation de matériel professionnel. »

Autrement dit, il est encore possible d’annoncer malgré tout un concert amateur, en faisant appel à un imprimeur professionnel pour la réalisation des affiches, et l’usage d’un matériel de sonorisation correct n’est pas interdit durant le concert. Voilà une généreuse concession à la réalité des pratiques : les groupes de rock amateurs ne seront pas obligés de se contenter de chanter a capella ou de jouer de la guitare électrique sans sonorisation durant la fête de la musique.

Le projet de loi n’en demeure pas moins extrêmement restrictif. Il instaure une césure draconienne entre deux types de spectacle, et, de fait, son application stricte réduirait de manière drastique les possibilités pour les artistes amateurs de se produire.

Le législateur a donc élaboré trois exceptions à ces règles. je laisserai de côté les articles 5 et 644, qui concernent les étudiants, les stagiaires, les enseignants et les enfants : les spectacles produits dans un cadre scolaire, d’enseignement ou de formation, tant qu’ils ne donnent pas lieu à des rémunérations, peuvent sous certaines conditions, être réalisés dans un cadre lucratif. Il ne faudrait évidemment pas se mettre à dos l’éducation nationale, dont on connaît la capacité à s’indigner et à manifester : on a déjà quasiment supprimé l’éducation artistique dans les programmes, et, rendre impossible l’organisation de spectacle dans un cadre scolaire serait sans doute, à juste raison, mal perçu.

L’article 4 concerne les amateurs en général, et constitue à mon sens une sorte de monstruosité juridique. Sous des apparences anodines, il instaure une véritable révolution dans les pratiques amateurs. Entre les lignes de ce texte bref se dissimule en vérité une entreprise de contrôle sans précédent des pratiques amateurs45.

« Art. 4. – Les amateurs peuvent, par exception à  l’article 3, participer, sans être rémunérés, à  un nombre limité de spectacles et de représentations produits ou diffusés par un entrepreneur de spectacle dans un cadre lucratif au sens de l’article L 324-11 du code du travail, si ces spectacles et représentations s’inscrivent dans le cadre d’un projet de formation à  destination des amateurs. Cette faculté est subordonnée à  l’obtention par l’entrepreneur de spectacle d’un agrément dont les conditions sont fixées par décret. »

Les amateurs peuvent donc se produire dans un cadre lucratif, sous réserve évidemment qu’ils ne perçoivent aucune rémunération, à une double condition : il faut d’abord que ce spectacle s’inscrive dans un projet de formation à destination des amateurs. Quelle étrange idée a donc traversé l’esprit du législateur ? On le comprend mieux si on explique la seconde condition : il faut également que l’organisateur du spectacle soit agréé – traduisons tout de suite : que le spectacle ait lieu sur une scène labelisée par l’institution.

Un dispositif46 se dessine alors sous nos yeux. Pour le comprendre il faut se reporter au projet de décret du 15 mars 2006, qui précise les modalités de cet agrément. Pour être autorisées à accueillir des amateurs, les scènes labellisées devront satisfaire aux conditions suivantes.

D’abord, être reconnue comme entrepreneur de spectacle (privé ou public) – ce qui n’est déjà pas une mince affaire47 ! Mais il faudra aussi au courageux organisateur satisfaire aux exigences administratives suivantes :

1. Déposer un dossier présentant les projets auxquels participeront des amateurs.

2. Ces projets devront consister en une performance encadrée et accompagnée par des professionnels ! (donc, pas de projets entièrement produits par des amateurs – comment, en effet, faire confiance à des incompétents ! On sait bien que les amateurs par définition, ne sont pas capables de se débrouiller par eux-mêmes)

3. « Chaque projet comporte un nombre suffisant d’heures de répétition » (sic)48.

4. « Le nombre de représentations d’un même spectacle ne doit pas dépasser huit dans la limite de trois spectacles différents par an. » Le dépassement de ce nombre doit faire l’objet d’une demande de dérogation !

Et je dois citer en entier l’article 4 de ce décret, qui punit d’une amende pouvant s’élever à 750 euros l’organisateur qui ne mentionne pas explicitement sur ses affiches ou prospectus la participation d’amateurs !

« Art. 4. – Est puni de l’amende prévue pour les contraventions de 4e classe le fait pour un entrepreneur de spectacles de ne pas faire figurer, sur tous les supports d’information des spectacles qui associent des amateurs non rémunérés, la mention de cette participation. L’infraction mentionnée au précédent alinéa est recherchée par les officiers de police et agents de police judiciaire, les agents de l’Urssaf ainsi que par les inspecteurs et les contrôleurs du travail. Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables de l’infraction définie au premier alinéa dans les conditions prévues par l’article 121-2 du code pénal. »

On créée un nouveau délit : ne pas distinguer les spectacles amateurs des spectacles professionnels ! Toutes les administrations de contrôle sont mises à contribution pour traquer les contrevenants. On imagine déjà la police débarquer au milieu d’un concert pour arrêter les contrevenants. Un tel décret s’avèrera évidemment tout à fait dissuasif pour les organisateurs de concerts.

Notez également qu’on ne « marque » pour ainsi dire pas les spectacles professionnels, mais seulement les spectacles amateurs : ce qui ne va pas de soi ! Puisque la loi est faite explicitement pour défendre les intérêts de la profession, pour distinguer aux yeux du public, les uns des autres, pourquoi ne pas instaurer tant qu’on y est un label de qualité réservé au spectacle professionnel ? Ha ! Le public est décidément trop stupide pour évaluer lui-même ce qu’est un spectacle de qualité : d’où la nécessité de l’informer, en indiquant clairement la présence d’amateurs, gage d’une performance de qualité inférieure49.

C’est tout de même faire preuve de beaucoup de zèle pour défendre la profession50.

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