Professionnels versus amateurs (2006)

2.2. L’impossible expertise des pratiques amateurs :

En réalité, l’institution sait bien que la phénomène qu’elle désigne sous le nom de pratiques amateurs est bien plus complexe : nombre d’amateurs ne sont pas du tout en voie de professionnalisation, et n’en manifestent aucunement le désir. C’est la raison pour laquelle, là aussi immanquablement, une des tâches premières de tout nouveau ministre consiste à initier de nouvelles enquêtes en vue de mieux connaître ce phénomène intrigant.

Pour reprendre l’exemple des musiques actuelles, cette tâche donne lieu à des littératures dans le style qui suit :

« (…) produire de l’analyse et des préconisations partagées, qui aident à la décision et à la définition de politiques publiques, tant sur le plan national que local, en s’appuyant sur des outils d’observation, de ressources et d’information, et notamment dans l’appui et l’accompagnement des Concertations territoriales. Il semble indispensable qu’un travail commun permanent d’analyse, d’évaluation et mise en commun des problématiques puisse être institué, accompagné et garanti par l’Etat entre les acteurs des musiques actuelles et les décideurs publics ; favoriser le développement des outils nécessaires à une meilleure connaissance et compréhension du secteur pour les décideurs politiques10. »

Alors, afin de produire ces analyses, on crée des observatoires, on organise des colloques, on missionne des experts et je me demande combien de centaines de milliers d’euros ont été dépensées ces dernières décennies pour financer cela.

Mais pourquoi consacrer tant d’efforts, d’énergie et de financements, pour l’étude des pratiques amateurs ? Et pour quels résultats ?

La raison profonde tient peut-être à la nature même des pratiques amateur : elles sont avant tout des pratiques privées, qui échappent à l’administration, qui ne laissent pas de trace, ou alors de manière occasionnelle, dans l’espace public, et dont les modes de médiatisation sont indépendants des mondes de l’art dominants. L’artiste amateur, contrairement, nous l’avons dit, au professionnel, ne se déclare pas publiquement et administrativement, il n’est pas inscrit en tant qu’artiste à la chambre des métiers ou à la maison des artistes. Il constitue pour l’État une énigme.

Or l’Etat français n’apprécie manifestement pas que les pratiques de ses administrés échappent à son regard. On parle souvent d’un désir de reconnaissance de la part des artistes, mais on le confond souvent, à mon sens, avec l’intérêt de l’Etat envers ces pratiques – prélude à la surveillance statistique et au contrôle juridique.

Les amateurs ne sont toutefois pas toujours des monades isolées les unes des autres. Deux types d’organisation prédominent, qui font parfois l’objet d’une certaine attention de la part des pouvoirs publics : les associations et les réseaux internet. La fameuse loi 1901, qui autorise la libre association des personnes en vue de la réalisation d’un projet commun, bien qu’elle suppose une inscription au Bulletin Officiel, demeure toutefois suffisamment souple : tant qu’on ne demande pas de subventions, l’association peut faire à peu près ce qu’elle veut, et n’a pas de compte à rendre aux pouvoirs publics. Les réseaux d’internautes constituent un phénomène encore plus difficile à appréhender, même pour le plus compétent des experts. Des dizaines d’initiatives individuelles sont prises chaque jour, des réseaux se constituent au gré des rencontres et des intérêts communs, certaines communautés d’artistes comptent des milliers d’acteurs, voire même beaucoup plus. Je présenterai dans la dernière partie de cette étude deux exemples particulièrement impressionnants : les photographes regroupés au sein du site Flickr, et la communauté  de musiciens particulièrement active de Musique-Libre.org.

Deux aspects m’intéressent ici : premièrement, ces créateurs s’auto-organisent sans tenir compte des circuits traditionnels de diffusion des œuvres (marché de l’art, marché du disque, arts subventionnés) – les outils d’expertise habituels des mondes de l’art ne sont donc pas en mesure d’en appréhender l’importance ni d’en mesurer la vitalité ; et secondement, les processus de reconnaissance, qui existent au sein de ces communautés, ne doivent rien aux médiateurs traditionnels de l’art (les médias de manière générale) ni aux jugements de l’institution : ces processus se déploient sur un plan horizontal,et non pas vertical. C’est l’affaire de chacun de défendre et promouvoir l’artiste qu’il apprécie – et à vrai dire, la distinction créateur/public y est souvent dissoute, chacun étant à la fois créateur et amateur d’art.

Produire une analyse de ces pratiques amateurs, particulièrement à l’ère de l’explosion d’internet dans les pays riches et émergents, suppose à mon avis qu’on s’engage en tant qu’acteur au niveau même de ces communautés. On ne peut pas ici se contenter d’interroger les bases de données statistiques des grandes galeries d’art, ou des disquaires les plus importants : il n’existe pas d’instance supérieure qui tienne lieu de baromètre des activités. Les processus de légitimation ne fonctionnent pas verticalement, car les rencontres entre l’amateur d’art et l’œuvre se font sans qu’il y ait besoin de validation médiatique. On pourrait pour illustrer cela multiplier les exemples d’artistes qui, sans avoir été d’aucune manière parrainés par les mondes de l’art, touchent cependant des centaines de mélomanes dans le monde entier, et même, dans certains cas, ayant noués des rencontres fructueuses, en viennent à publier leur œuvre. De la multiplication des rencontres privées, ce qu’on appelait autrefois “le bouche à oreilles”, peut naître une véritable reconnaissance publique11.

La sociologie des pratiques amateurs mène à une impasse si elle s’obstine à garder comme critère de l’activité créatrice le modèle professionnel. Le concept même de pratiques amateurs, comme je me suis efforcé de le montrer n’a de sens que dans un monde de l’art organisé symboliquement par la figure du professionnel. Il faut donc, si on veut s’essayer à une telle entreprise, abandonner ce concept et parler par exemple d’artistes indépendants (dans une certaine mesure) indépendants des circuits de diffusion traditionnels, indépendants des marchés de l’art, indépendants des routes tracées par les institutions.

2.3. bilan provisoire :

Les pratiques non-professionnelles, caractérisées par les institutions comme pratiques amateurs, font donc l’objet d’une double sollicitation : d’une part, d’une attitude paternaliste de l’Etat et des collectivités locales à leur égard inspirée par le modèle de l’artiste rémunéré et qui se traduit sous la forme d’un accompagnement social , et d’autre part, d’un souci d’enquête et de surveillance.

Gravitent ainsi, autour des dits « amateurs », de nombreux professionnels : artistes formateurs, managers culturels, sociologues, experts à des titres divers. D’une manière somme toute assez paradoxale, une série d’emplois ont ainsi été créés au nom d’individus qui ne sont pas, eux, rémunérés. Nous devrons, dans les pages qui suivent, garder cette réalité à l’esprit.

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