Nécropolitiques

Necropolitiques

Je n’arrête pas de penser aux livres d’Omer Bartov aujourd’hui. (mais c’est chez moi un très vieux cauchemar. Enfant déjà, j’étais terrifié par la possibilité du lynchage : dans la cité HLM où j’ai grandi, je vivais dans la crainte – et cette angoisse ne m’a jamais quitté : « quite an experience to leave in fear isn’t it ? »)

Comme beaucoup d’autres ici, chaque jour que le diable fait, j’essaie de démonter la structure du capitalisme global, d’en extraire l’idéologie sous-jacente, qu’un Trump et que les leaders d’extrême droite nationaux populistes ne font que rendre explicite.

Ce qui est toujours occulté dans le narratif mainstream des capitalistes (démocrates ou pas) : ses articulations racistes, masculinistes, coloniales, sans laquelle il n’y aurait jamais eu d’accumulation possible (et comme les eco-feministes, j’ajoute à la liste des exploités : les non-humains).

Encore occultée (et plus que jamais !) son Histoire, des plantations esclavagistes aux génocides coloniaux, à la déshumanisation délibérée des racisés, les accaparements, les spoliations, la longue et interminable, et certainement pas achevée, toujours présente, histoire de la violence, du viol, du massacre de masse, des bombardements et de la destruction.

Occulté toujours l’avidité extractiviste, et son pendant toxique, les déchets éternels, des mines antipersonnelles aux déchets radioactifs. Et la catastrophe climatique comme l’apogée de cette politique de la mort.

La logique profondément nécropolitique (expression que nous devons à Achille Mbembé) qui est au cœur du capitalisme : séparer soigneusement (par des barbelés, des forteresses, des zones d’apartheid) ceux qui seront sauvés, de ceux qui seront sacrifiés (précisément pour que les premiers soient sauvés) – le suprématisme banc n’est pas une lubie d’Anders Breivik, et la forteresse européenne n’a pas été fabriquée par des régimes fascistes, mais par des démocrates propres sur eux.

L’arrogance de l’universalisme moral dont se targuent les élites blanches, la vertu de l’homme blanc d’âge mûr multi-propriétaire, celui POUR QUI ce monde est conçu – rien d’étonnant puisqu’il l’a formé à son image.

Comme beaucoup d’autres, je m’efforce d’extraire du narratif lénifiant des élites ce sinistre récit.

Et j’essaie de comprendre pourquoi une partie croissante de la population (pas seulement en Occident) répond à cette politique de la mort en adoubant des leaders qui la rendent explicite – cette nécropolitique qui, dans le narratif mainstream, est soigneusement occultée.

Je vous passe ici les hypothèses (elles sont plurielles et vous les connaissez toutes, et surtout, elles s’inscrivent dans des histoires locales, des expériences régionales, et sont difficilement généralisables – oubliez la sempiternelle influence des médias s’il vous plait : je connais des tas de subalternes et de précaires qui regardent la télévision, mais ont toujours eu en horreur le racisme et le masculinisme, merci pour eux)

MAIS
Arrive un moment où ceux là-même qu’on s’efforçait de comprendre, et qu’avec une certaine arrogance il faut bien l’admettre, on dépouillait de leur « agency » (leur agentivité si vous voulez), et tout au moins de la possibilité d’une adhésion consciente et réfléchie à ces politiques de la haine (en la ramenant aux problèmes de structures), arrive un moment donc où cette compréhension prend fin. Parce qu’il faut juste les fuir. Ou les combattre. Ou succomber sous leur haine.

Quand les voisins soudain sont pris d’un accès de violence et s’en vont molester, détruire, lyncher. Quand vous êtes agressés sans prévenir dans la rue, devant vos gosses, et que personne ne lève le petit doigt pour vous défendre. Quand à l’aube, les policiers que vous saluiez hier encore dans la rue, viennent fracasser la porte d’entrée de votre appartement. Quand ils vous arrêtent pour un oui ou pou un non au checkpoint installé à l’entrée du quartier. Quand vous êtes convoqués au commissariat pour vous expliquer sur certains messages que vous avez publiés sur les réseaux ou votre blog. Quand presque partout on vous regarde comme un suspect, une menace, un être « inconvenient » comme dirait Lauren Berlant. Quand le simple fait d’aller d’un point A à un point B ressemble à une course d’obstacles, une série d’empêchements. Quand il faut toujours faire la preuve de je ne sais quelle loyauté envers je ne sais qui. Et surtout quand il faut se méfier de tout le monde, parce qu’ils sont vigilants, vous surveillent, et vous dénonceront dès qu’ils en auront l’occasion.

J’avais traduit ici un extrait d’un livre de Bartov sur ce qu’il appelle les « massacres communautaires » en Europe de l’Est, dans les années 30 et 40. Si vous avez le cœur un peu trop sensible, ne lisez pas cet extrait. Mais il dit bien ce que je veux dire. Et il ne s’agit pas là de divagations paranoïaques. Mais de faits. Historiques. Attestés.