Il existe une littérature désormais abondante sur la situation dramatique des Ouighours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, la plus vaste de Chine : enquêtes journalistiques, témoignages, textes littéraires, travaux de chercheuses et de chercheuses. Le livre de l’anthropologue Darren Byler, Terror Capitalism, Uyghur Dispossession and Masculinity in a Chinese City, Duke University Press 2022, fera date pour au moins deux raisons. La première, c’est qu’il révèle l’ampleur du projet Chinois de re-colonisation du Xinjiang, le narratif qui l’accompagne, ses méthodes radicales et ses finalités. La seconde, c’est qu’il constitue une des études les plus intéressantes dans le domaine anthropologique sur l’importance de l’amitié (ici, l’amitié masculine entre les jeunes hommes ouïghours qui sont la cible principale de la violence de l’État) comme lien vital sous des régimes d’oppression.
Le système de gouvernance qui s’applique aux populations Ouïghours (et les autres minorités musulmanes originaires d’Asie Centrale) depuis une quinzaine d’années a toutes les caractéristiques d’une système totalitaire. Darren Byler le qualifie ainsi : une entreprise coloniale de repeuplement d’abord, qui incite les Hans à s’installer au Xinjiang pour contribuer à l’essor économique, extractiviste et industriel de la région, en échange d’avantages et de privilèges, à commencer par la mise à disposition d’une main d’œuvre corvéable à merci, à très bas salaire (voire sans salaire du tout quand il s’agit de travailleurs internés dans les camps). Ce repeuplement, qui s’accompagne de processus d’accaparement de l’espace et de gentrification (notamment dans la capitale, Ürümqi, et les grandes villes) se fonde sur un ethno-racisme institutionnalisé, qui cible les Ouïghours. Cette politique de ségrégation, d’exclusion et même d’enfermement des populations « natives », qui se distingue fortement de ce qu’on observe dans d’autres contextes de « settler colonialism » (colonialisme de peuplement), où les « natives » sont ou bien tout bonnement exterminés, ou bien assimilés et déculturés (parfois les deux stratégies se succèdent dans le temps), vise à créer un réservoir de travailleurs dociles pour garantir le processus d’accumulation capitaliste. Le Xinjiang, de ce point de vue, est une incarnation de ce capitalisme des frontières (frontier capitalism), qui a pour originalité de se déployer au sein même de l’État Chinois.
L’autre aspect frappant de ce système d’oppression, c’est qu’il s’appuie sur une infrastructure non seulement policière, militaire et économique, mais aussi numérique. Comme on le lira dans les extraits suivants, le Xinjiang constitue un véritable laboratoire grandeur nature pour le déploiement des technologies de contrôle des populations et de surveillance généralisée. Je cite Darren Byler :
En Chine, l’introduction de discours sur le terrorisme mondial et la surveillance numérique a catalysé une nouvelle séquence de racialisation de l’ethnicité, rendant les corps et les biens des musulmans non chinois susceptibles de faire l’objet de formes intensifiées d’expropriation allant de l’occupation des terres et du déplacement à la détention de masse et à la collecte de données, en passant par la reconfiguration de la reproduction sociale dans des conditions de surveillance automatisée.
Le recours par la propagande chinoise au récit de la « guerre contre le terrorisme » ne doit pas nous étonner. Depuis la déclaration de cette guerre (potentiellement universelle) par G.W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ce récit s’est répandu chez la plupart des gouvernements dans le monde (puisque c’est dans l’actualité, je rappelle que c’est au nom de la « war on terror« , que l’autocrate azerbaïdjanais Ilham Aliyev justifie l’annexion du Haut-Karabagh). La menace à détruire peut varier selon les contextes géographiques et historiques (sans parler des intérêts économiques), mais, dans une très large majorité de cas, les populations musulmanes sont visées, et pas seulement les minorités (c’est vrai même dans certains pays où l’Islam est la religion dominante). Dans le narratif de justification chinois, l’opportunité aura été fournie par des manifestation ayant dégénéré en émeutes de la part de certains groupes ouïghours en juillet 2009 (l’étincelle ayant été le lynchage de deux ouvriers à Shaoguan – mais la sinisation de la Province était déjà largement à l’œuvre à l’époque, marqué par la stigmatisation ethno-raciale, avec la précarisation de l’existence des familles ouïghours, forcées à la relégation spatiale par des politiques de gentrification croissante).
Le gouvernement chinois, comme on ne le sait que trop, maîtrise à merveille l’art de l’euphémisation. La mise en place du régime de terreur auquel sont soumis les populations musulmanes non-chinoises se traduit par exemple dans un récit de « réduction de la pauvreté », qui prétend « améliorer » le sort de ces populations forcément arriérées – parce que musulmanes, parce que turcophones, parce qu’ethniquement et racialement différentes. La métaphore « médicale et thérapeutique » fait aussi partie du panel de la propagande et de l’euphémisation : les camps d’internement, où s’entassent dans des conditions abominables des prisonnier.es qui, dans leur immense majorité, n’ont aucune idée de la raison pour laquelle ils/elles ont été incarcéré.es, où il s’agit de briser littéralement l’esprit et le corps, sont décrits comme des camps de « ré-éducation », de sinisation.
La réalité, c’est que sous couvert d’une biopolitique de mise au pas et de conversion forcée aux valeurs de la « culture chinoise », l’objectif est de fabriquer un nouveau lumpenprolétariat, une masse de travailleurs précaires disponibles pour les capitalistes chinois : du travail non-libre et peu payé (dont, soit-dit en passant, les consommateurs du monde entier bénéficieront en achetant sur internet tel ou tel produit textile fabriqué au Xinjiang pour un prix extrêmement bas). C’est la raison pour laquelle, comme souvent, il vaudrait mieux parler ici de nécropolitique (avec Achille Mbembe) que de biopolitique (avec Michel Foucault), ou bien, comme le disent les géographes du capitalisme global, d’une zone de sacrifice (qui touche des millions de personnes !). Une destruction systématique du tissu social, des attachements religieux et culturels, de toute une communauté, autrement dit un génocide culturel (à tout le moins – et vu le nombre de disparus, on ne devrait pas hésiter à parler de génocide au sens létal du terme)
Extrait 1 (Ch. 1) : Technologies politiques du génocide culturel (l’art de la propagande par euphémisation)
En 2017, les autorités de l’État et les entreprises technologiques ont intensifié cette stratégie. Plutôt que de doubler simplement la sécurité, le bannissement et la détention sélective – ce que l’on a appelé une politique de « coups durs » (Ch : yanda) –, un nouveau secrétaire régional du parti nommé Chen Quanguo a généralisé l’approche de la « rééducation » (Ch : zai jiaoyu) des cœurs et des esprits des Ouïghours. Comme le montrent les documents théoriques sur la police chinoise (Byler, 2019), cette approche s’inspire en partie d’une version de ce que le général américain David Petraeus (Petraeus, Amos et McClure, 2009) a décrit comme « gagner les cœurs et les esprits » de ceux dont la société a été détruite. Cette transformation devait être réalisée en détenant les segments indignes de confiance de la population et en les formant à l’idéologie chinoise et politique, tout en affectant de force le reste de la population à des emplois faiblement rémunérés dans des usines. Dans une forme ethno-raciale et coloniale d’« assistance répressive » utilisée ailleurs en Chine (Pan 2020), ces efforts de « désextrémisation » (Ch : qu’jiduanhua) et ces projets de « réduction de la pauvreté » (Ch : fupin) ont tenté d’enfermer la population, en éliminant les éléments religieux et culturels indésirables de leur vie sociale. Dans le même temps, le système a introduit des formes de dépendance en forçant de nombreux Ouïghours à signer des contrats de travail ou à s’exposer à l’internement dans des camps. Dans le tristement célèbre manuel de terrain de Petraeus, la contre-insurrection est présentée comme une transformation essentiellement politique, ou un changement de régime, qui s’accompagne de renseignements à spectre complet et de détentions systématiques et, parfois, d’assassinats. Pour Chen, le projet Petraeus a été considérablement facilité par le fait qu’il n’y avait pas d’insurrection armée statistiquement significative parmi les insurgés supposés, les Ouïghours, et qu’il disposait d’une réserve permanente de millions de colons Han et d’Ouïghours que les mandataires de l’État et des entreprises pouvaient mobiliser en tant que travailleurs du renseignement et rééducateurs.
Fait important, les autorités de l’État chinois et les théoriciens du maintien de l’ordre ont imaginé que la contre-insurrection pouvait être poussée beaucoup plus loin dans ce contexte (Brophy 2019 ; Byler 2019). Elle pouvait produire non seulement un changement de loyauté politique, mais aussi une transformation épistémique de la socialité ouïghoure elle-même. Les autorités de l’État et les entrepreneurs qualifiaient continuellement les Ouïghours de « séparatistes, extrémistes, terroristes » et exigeaient que les travailleurs de l’État et les membres de la communauté fournissent des « renseignements sur l’ennemi » (Ch : diren qingbao) au sujet des Ouïghours qu’ils rencontraient. Pourtant, contrairement à la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, en Chine, l’ennemi n’avait pas d’armes, n’avait pas d’organisation formelle et ne bénéficiait que d’un faible soutien international. Dans une large mesure, les Ouïghours étaient l’ennemi simplement en raison de leur différence inassimilable – leur allégeance à l’islam, leur attachement à des identifications turques fondées sur la terre, l’altérité de leur physionomie – et de la peur que tout cela inspirait.
Au Xinjiang, les fonctionnaires ont utilisé des euphémismes de santé publique pour tenter d’atteindre leurs objectifs de transformation. Les autorités locales ont commencé à décrire le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme comme trois maladies idéologiques interdépendantes nécessitant un traitement (Roberts, 2018). Afin de détecter la propagation de la maladie et d’exciser les cellules cancéreuses, elles ont déclaré avoir besoin d’une précision chirurgicale (Grose 2019). La propagation virale de l’islam turc étant si profonde et enracinée, ils ont réalisé qu’ils avaient besoin d’un système d’enceintes numériques spécialement conçues pour détecter la croissance de l’islam et de l’identité politique ouïghours et diagnostiquer le niveau de traitement nécessaire, qui allait de l’emprisonnement à la rééducation. Plutôt que de se contenter de surveiller et de prévenir le terrorisme potentiel, les autorités ont tenté de transformer les Ouïghours eux-mêmes en éliminant ce que les fonctionnaires ont appelé les « tumeurs » des éléments « indignes de confiance » (Ch : bu fangxin) par le biais d’un processus de recyclage et de rééducation.
Ce virage vers la transformation a coïncidé avec l’essor des percées technologiques chinoises dans le domaine des systèmes de surveillance par ordinateur assistés par l’IA. S’appuyant sur des recherches soutenues par l’État, la startup chinoise Meiya Pico a commencé à commercialiser auprès des gouvernements locaux et régionaux des programmes et des équipements capables de détecter des textes en langue ouïghoure et des symboles islamiques incrustés dans des images. Elle a également mis au point des programmes permettant d’automatiser la transcription et la traduction des messages vocaux en ouïghour. D’autres entreprises, telles que Dahua, Hikvision, Yitu, Sensetime et Cloudwalk, ont fait de la publicité pour des logiciels et des équipements destinés aux gouvernements et aux entreprises de sécurité, qui tentaient d’automatiser l’identification des visages ouïghours sur la base de phénotypes physiologiques. La technologie assistée par l’IA qui a été introduite en 2017 visait à la fois à intensifier le système de clôture numérique et à libérer le personnel de sécurité pour d’autres tâches : le travail de transformation. Selon un porte-parole de Leon Technology, ces systèmes d’IA pouvaient, « à l’échelle de quelques secondes », signaler automatiquement des comportements suspects tels que des tenues islamiques illégales ou des personnes figurant sur des listes de surveillance spéciales. Ces systèmes permettaient d’effectuer des recherches dans les historiques Internet des Ouïghours à la recherche d’éléments signalés tels que le mot Allah, des images d’une personne en train de prier ou des messages envoyés à une personne dont un membre de la famille vivait à l’étranger. Ils ont rapproché ces données sur le comportement personnel des dossiers bancaires et scolaires, des antécédents professionnels, des antécédents médicaux et des antécédents en matière de planification familiale, à la recherche de prédicteurs de comportements aberrants allant du fait d’avoir trop d’enfants à celui de quitter sa maison par la porte de derrière. Ces technologies recherchaient des modèles inhabituels de consommation d’électricité ou de conduite d’une voiture immatriculée au nom de quelqu’un d’autre. La plateforme s’est nourrie du comportement personnel et des archives des vies individuelles, les transformant en données biométriques et en code numérique, afin de continuer à apprendre les modèles et les variations de la vie des Ouïghours et de devenir plus robuste en tant que système de sécurité universel fonctionnant au niveau de la vie sociale d’une population entière.
Les politiques d’incarcération systématique des Ouïghours par les autorités chinoises s’appuient sur un réseau de surveillance hyper sophistiqué : on dit de la région qu’elle est un laboratoire du capitalisme de surveillance, dans lequel se sont investies, avec les encouragements du PCC, des entreprises high-tech florissantes. Les Ouïghours constituent évidemment les cobayes de ces technologies d’oppression – qui, j’en parlerais plus longuement dans mon papier, relèvent du génocide culturel (pour ne pas dire plus).
Le smartphone est l’objet fétiche ambivalent et emblématique de ces techno-necro-politiques. Ne pas avoir de smartphone suffit à faire de vous un suspect – et il est de toutes façons indispensable dans la vie quotidienne ne serait-ce que pour les déplacements les plus habituels : il faut montrer patte blanche (et la connotation raciale ici doit être entendue !) au nombreux checkpoints qui empêchent, entravent et compliquent l’existence des Ouïghours (alors que, pour les Hans, ces même checkpoints facilitent et fluidifient au contraire l’existence). Mais il est aussi ce qui a permis, jusqu’à l’aggravation de la répression au milieu des années 2010, de développer un réseau de relations personnelles, pour ne pas dire de résistance, au système coercitif chinois. Les données accumulées dans la période antérieure au déploiement de l’empire de la surveillance deviennent autant de preuves à charge : ce pourquoi il est d’usage d’enterrer sa carte SIM dans le désert, ou de la détruire, afin d’éviter qu’elle soit analysée par la police. Ce qui ne suffit pas toujours. Lors des interrogatoires, on vous incite à révéler où vous avez caché vos anciennes données : le fait d’enterrer sa carte SIM fait de vous un suspect.
Pour vous donner une idée de la manière dont les compagnies de techno-surveillance utilisent les données qu’elles siphonnent littéralement sur les smartphones des Ouïghours, sachez qu’il existe un algorithme riche de pas moins de 53 000 signes spécifiques « d’extrémisme » :
(extrait traduit 🙂
Extrait 2 (Ch. 1) : Piégé dans l’enclos numérique
Au centre où il fut envoyé, Alim – dont j’ai raconté l’histoire dans l’introduction de ce chapitre – a été privé de sommeil et de nourriture, et soumis à des heures d’interrogatoire et de violence verbale. « J’étais tellement affaibli par ce processus qu’à un moment donné de mon interrogatoire, je me suis mis à rire de façon hystérique », a-t-il déclaré lors de notre entretien. D’autres détenus rapportent avoir été placés dans des positions de stress, torturés avec des décharges électriques et soumis à de longues périodes d’isolement. Lorsqu’il n’était pas interrogé, Alim était enfermé dans une cellule de quatorze mètres carrés avec vingt autres hommes ouïghours, alors que les cellules de certains centres de détention peuvent accueillir plus de soixante personnes. D’anciens détenus ont déclaré qu’ils devaient dormir par roulement, car il n’y avait pas assez d’espace pour que tout le monde puisse s’allonger en même temps. « Ils n’éteignent jamais la lumière », m’a dit Mihrigul Tursun, une femme ouïghoure qui a passé plusieurs mois en détention.
Les transgressions religieuses et politiques de ces détenus ont souvent été découvertes grâce aux applications de médias sociaux de leurs smartphones. Leur numéro de contact figurait peut-être dans la liste des abonnés à WeChat du téléphone d’un autre détenu. Peut-être avaient-ils publié, sur leur mur WeChat, une image d’un musulman en prière. Il se peut qu’au cours des années passées, ils aient envoyé ou reçu des enregistrements d’enseignements islamiques correspondant aux indicateurs de 53 000 signes spécifiques d’extrémisme que les algorithmes ont tenté de détecter (Byler 2020b). Peut-être qu’un membre de leur famille a déménagé en Turquie ou dans un autre pays à majorité musulmane et les a ajoutés à leur compte WeChat à l’aide d’un numéro étranger. Le simple fait d’avoir un membre de la famille à l’étranger ou de voyager en dehors de la Chine, comme l’avait fait Alim, entraînait souvent une détention.
Une autre de ces anciennes détenues, Gulbahar Jelilova, une commerçante de navettes transfrontalières d’origine ouïghoure du Kazakhstan, a déclaré dans une série d’entretiens que, dans les cellules où elle était détenue dans la capitale de la région ouïghoure, Ürümchi, les femmes étaient âgées de quatorze à soixante-dix-huit ans (Byler, 2018c). Alors que les femmes d’âge moyen de sa cellule, comme elle-même, étaient souvent déclarées coupables d’avoir leur numéro WeChat inscrit sur les téléphones d’autres détenus, les femmes plus jeunes étaient souvent déclarées coupables de partager des images de pratiques islamiques ou des versets du Coran sur les médias sociaux. Une jeune femme a expliqué à Gulbahar qu’elle avait été arrêtée parce qu’elle avait posté une photo d’une personne en train de prier. Elle lui a dit : « J’ai juste aimé cette photo et je l’ai mise sur mon WeChat ». Une jeune femme de vingt-cinq ans a déclaré que ses interrogateurs lui avaient montré qu’ils avaient trouvé quatre images extrémistes sur son compte WeChat. Elle a déclaré à Gulbahar : « Je les ai supprimées il y a longtemps, mais ils les ont rétablies d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agissait que de photos de femmes voilées. Sur l’une d’entre elles, une petite fille lève les mains pour prier. Cette femme se trouve maintenant dans un centre de détention pour avoir été associée à des images qu’elle pensait avoir supprimées des années avant que la traque des images religieuses assistée par l’IA ne devienne une possibilité.
Extrait 3 (ch. 1) : Avoir ou ne pas avoir de smartphone
Le simple fait de ne pas utiliser son smartphone et de ne pas utiliser les réseaux sociaux était également signalé lors des contrôles aux points de contrôle. Il en était de même pour le fait de tenter de détruire une carte SIM ou de ne pas avoir de smartphone sur soi. En désespoir de cause, certains Ouïghours enterraient leur téléphone dans le désert ; d’autres attachaient de petits sacs de cartes SIM pour téléphones qu’ils avaient utilisés dans le passé en haut des arbres et mettaient des cartes SD contenant des textes et des enseignements islamiques dans des boulettes de pâte et les congelaient, en espérant qu’elles ne seraient pas retrouvées et qu’elles pourraient éventuellement être récupérées. D’autres renonçaient à préserver les connaissances islamiques et brûlaient secrètement des cartes de données. Il n’était pas possible de se contenter de jeter des appareils numériques. Ils pouvaient être retrouvés et remonter jusqu’à leur utilisateur. Les détenus étaient souvent obligés de révéler les noms des extrémistes répertoriés dans leurs téléphones et de révéler l’emplacement des cartes SD ou des smartphones cachés. Comme dans les processus de restitution de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, l’objectif de cette phase du processus n’était pas tant de déterminer la culpabilité du détenu que d’isoler les individus, de briser toutes les formes de soutien restantes et de recueillir autant d’informations que possible sur le réseau social du détenu. Beaucoup ont tout simplement disparu ou ont été psychologiquement brisés au cours de cette phase du processus. Les jeunes hommes en âge de servir dans l’armée étaient particulièrement susceptibles de disparaître. Compte tenu de la ségrégation entre les sexes dans les camps eux-mêmes, il est clair que plus des deux tiers des personnes capturées étaient des hommes. L’encerclement qui visait Mihrigul, Gulbahar, Alim et les nombreux suspects de terrorisme qu’ils rencontraient dans les centres de détention les a éloignés, ainsi que les entrepreneurs musulmans qui mettaient en œuvre le système, des formes librement choisies de relations sociales.
Extrait 4 (ch. 1) : Usines Carcérales
Depuis 2017, les usines se sont ruées vers le Xinjiang pour profiter des parcs industriels nouvellement construits dans le cadre du système de camps de rééducation, ainsi que de la main-d’œuvre bon marché et des subventions qui les accompagnent. En fait, comme décrit dans la préface, fin 2018, le principal ministère du développement de la région a diffusé une déclaration affirmant que les camps ou « centres d’éducation et de formation professionnelle » étaient devenus un « vecteur » (en chinois : zaiti) de stabilité économique (Xinjiang Reform and Development Commission 2018). Grâce à ce système, le Xinjiang a attiré « d’importants investissements et constructions de la part d’entreprises chinoises basées sur la côte ». C’était particulièrement le cas dans les industries chinoises liées au textile et à l’habillement, puisque la Chine s’approvisionne à plus de 80 % en coton au Xinjiang (Gro Intelligence 2019). Dans un effort motivé au moins en partie par la hausse des coûts de la main-d’œuvre chez les travailleurs migrants Han sur la côte est, l’État prévoit de transférer d’ici 2023 plus d’un million d’emplois dans l’industrie du textile et de l’habillement dans la région. S’ils y parviennent, cela signifiera qu’un emploi sur onze dans l’industrie du textile et de l’habillement en Chine se trouvera au Xinjiang.
Presque tous les gants fabriqués par les détenus dans l’usine satellite de la Luye Shuozidao Trading Company sont vendus à l’étranger. Le site de distribution Alibaba de l’entreprise vend les gants à des prix de gros allant de 1,50 $ à 24,00 $ la paire. Certains sont distribués par la boutique haut de gamme Bread n Butter basée à Hong Kong, qui a des points de vente dans toute l’Asie de l’Est où ils sont vendus beaucoup plus cher. Dans tous les cas, le prix auquel ces gants sont vendus est au moins dix fois supérieur au salaire que les travailleurs reçoivent par paire. Dans des louanges adressées au complexe industriel, un responsable du comté de Ghulja a écrit que, lorsque les agriculteurs et les éleveurs musulmans turcs sont arrivés à l’usine, ils « ont enlevé leurs chaussures en herbe, ont mis des chaussures en cuir et sont devenus des ouvriers industriels ». L’image contrefactuelle de la minorité « arriérée » (en chinois : luohou), à qui l’on a offert le « don » de la discipline d’usine par le biais de l’enclosure, capture précisément le processus de retrait des travailleurs des moyens de production, les rendant entièrement dépendants des usines carcérales.
Extrait 5 (Ch.4) : Institutions racialisées
Les institutions que Ablikim a rencontrées étaient orientées autour de la Hanité. Comme le souligne Sara Ahmed, les institutions racialisées « prennent la forme de “ce” qui réside en elles » (2006, 132). Dans ce type d’espaces homogènes, les corps de la majorité sont des « normes somatiques » qui font que les corps non majoritaires se sentent « “hors de propos”, comme des étrangers » (Ahmed 2006, 133). Comme dans les espaces racialisés ailleurs, les corps des hommes minoritaires du Xinjiang étaient considérés comme à la fois dépendants et violents, incompétents et prédateurs (Kimmel 2004). Bien qu’Ablikim ne puisse jamais se faire passer pour Han, il était néanmoins appelé dans ces espaces construits autour du pouvoir et de l’influence des corps Han. Lorsqu’Ablikim est entré dans ces institutions, il m’a dit qu’il avait l’impression que son corps était arrêté et fouillé à maintes reprises, non seulement par les gardes de sécurité à l’entrée des institutions, mais aussi par tous les bureaucrates et autres travailleurs et étudiants Han qu’il a rencontrés. Beaucoup des histoires qu’il m’a racontées et à Batur portaient sur ce sujet. Il avait l’impression que chaque conversation, chaque rencontre dans les institutions chinoises était remplie de questions : Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Il avait l’impression d’être rejeté par les institutions et d’être forcé de retourner dans le sud du Xinjiang « là où il appartient ». Comme me l’a dit un étudiant en droit ouïghour d’origine rurale :
« J’ai très vite compris [après avoir commencé mes études de droit] que les Ouïghours étaient accusés beaucoup plus lourdement que les Han pour le même crime. Dans les hôpitaux et au tribunal, nous ne recevons souvent pas le même traitement que les Han. Souvent, ils nous escroquaient et nous faisaient payer plus cher. Nous avons donc toujours essayé d’éviter ces endroits. Tout le monde le sait. Le système juridique et le système de santé n’ont pas été faits pour nous. Nous l’acceptons tout simplement. »
Comme dans d’autres contextes de racialisation et d’appauvrissement, les Ouïghours considéraient l’État et les institutions à majorité Han comme des espaces indifférents, exploiteurs et violents (Gupta 2012).
Lauren Berlant utilise l’expression « mort lente » (slow death) pour décrire « l’usure physique d’une population et la détérioration de ses membres, laquelle devient presque une condition déterminante de leur expérience et de leur existence historique » (2011, 95). Pour elle, l’essentiel ici est la manière dont « l’atténuation physique massive » résulte de la vulnérabilité de la violence sociale et du déplacement. Pour les Ouïghours, ce sentiment n’est pas seulement une condition de l’exploitation et de l’expropriation capitalistes, comme c’était principalement le cas dans l’exemple de Berlant. Il s’agit aussi d’une relation de dépossession coloniale matérielle et épistémique plus profonde et plus large. Pour cette raison, une « mort lente » est vécue comme une « soustraction » – une usure physique et une disparition qui définissent leur existence historique – par les institutions et les entreprises dirigées par le capital d’État, et par les systèmes de surveillance mis en œuvre par les entrepreneurs de la police et les colons Han. Ces systèmes d’enfermement et de dévaluation les empêchent de trouver un emploi ou de travailler sur leurs propres terres ; les empêchent de se déplacer sauf sur ordre direct ; les obligent à regarder la télévision d’État, à censurer leur discours et à proclamer leur loyauté éternelle à l’État ; Les détenus sont soumis à des contrôles de sécurité permanent, on leur impose les vêtements qu’ils sont autorisés à porter, leur coupe de cheveux, et leur réseau social numérique est scruté pour déterminer qui doit être détenu. Le manque de fiabilité de la connaissance de la vérité sur ce qui se passe, les capacités des systèmes de surveillance qui les traquent et le caractère apparemment arbitraire du choix des personnes à détenir fait peser sur les épaules de l’individu la charge de raconter ce processus. Il n’existe aucune institution qui puissent les aider à évaluer la vérité sur le processus en cours. Les expériences d’Ablikim sont donc souvent symptomatiques des expériences de quelqu’un qui tente de vivre tout en étant soustrait à la vie sociale, un thème sur lequel je reviendrai dans le dernier chapitre de ce livre.
Extrait 6 (ch. 6) : Politiques de soustraction et précarité des politiques mineures (relationnelles) de résistance)
Les paramètres du système de surveillance étant programmés pour reconnaître les marqueurs raciaux et les signes de la socialité ouïghoure, presque tous les Ouïghours sont désormais considérés comme coupables de tendances extrémistes et vivent sous la menace de la détention et des camps de rééducation. En conséquence, des centaines de milliers de Ouïghours, en particulier des hommes de moins de cinquante-cinq ans, ont été placés en détention indéfinie ou « soustraits » : une forme de disparition forcée qui coexiste avec une vie sociale continue. Comme les familles ouïghoures ne sont la plupart du temps pas informées du lieu de détention de leur proche, des charges retenues contre lui, de la durée de sa détention ou de la possibilité de le revoir un jour, les Ouïghours décrivent souvent les personnes enlevées comme demeurant dans un état de « non-existence » (Uy : yoq) ou qu’elles ont été « soustraites » (Uy : kımeytti). Il est important de noter que ce processus de disparition diffère d’autres formes de violence génocidaire où les corps indésirables sont simplement tués et enterrés dans des fosses communes. Dans ce contexte, les autorités de l’État et les mandataires privés s’efforcent de rendre les Ouïghours productifs par soustraction en récoltant leurs données et en les soumettant à un travail forcé.
Comme je l’affirme tout au long de ce livre, la soustraction des Ouïghours a été calculée comme un élément stratégique de la frontière terroriste-capitaliste et coloniale de trois manières distinctes. Tout d’abord, un calcul numérique a été mis en place pour déterminer le pourcentage de la population à rééduquer. Dans toute la région, les autorités de l’État ont utilisé des subventions et des sanctions pour mettre en œuvre des quotas de renseignement et de détention numérotés qui visaient une proportion tirée de l’ensemble de la population adulte ouïghoure et d’autres minorités musulmanes de la région, avec un accent particulier sur les jeunes hommes ouïghours (Leibold, 2019). Deuxièmement, la soustraction a maintenu ceux qui n’avaient pas encore été physiquement soustraits dans un état de suspension et d’action non libre, une forme de dépossession qui s’est traduite par l’expropriation du travail et des données. L’absence des disparus organisait la vie des autres, les mobilisant dans le travail de la police et dans le travail performatif, motivé par la peur, visant à prouver son patriotisme et sa loyauté envers l’État. Troisièmement, la valeur incalculable de la vie des Ouïghours est convertie par un calcul numérique qui réduit leur vie à des données, à des formes de police racialisée, à la programmation d’une main-d’œuvre rééduquée dans les usines, et au travail affectif de gratitude envers leurs colonisateurs. Leurs vies ont été transformées en code, insérées dans le regard biaisé des caméras et des sous-traitants de la police. L’apprentissage automatique les a enfermés, les transformant en modèles comportementaux, et a fait d’eux une nouvelle frontière de l’accumulation capitaliste dirigée par l’État. La dynamique du capitalisme de la terreur a d’abord dévalorisé leurs connaissances et leurs pratiques et les a dépossédés de leur autonomie par l’utilisation de nouvelles technologies et infrastructures, puis a rapidement soustrait l’autonomie sociale de leurs corps en traçant cette utilisation.
Dans ce chapitre, j’ai décrit l’émergence d’une fragile autonomie relationnelle vers laquelle les migrants ouïghours se tournaient en s’identifiant comme musapir ou voyageurs. En s’identifiant comme de pieux musulmans sans foyer, ils se sont tournés vers un type d’islam quotidien favorisé par les réseaux sociaux numériques. Ces réseaux répondaient à la domination coloniale de leur vie, mais, paradoxalement, ils ont aussi fait d’eux des cibles de l’enfermement numérique. En fin de compte, l’autonomie des voyageurs est devenue la raison même de leur internement. L’appartenance à la communauté matérielle et virtuelle du « musapir » ouïghour a fourni les bases d’une politique temporaire de maintien de la vie alors même qu’elle était en train de leur être enlevée. Les deux exemples que j’ai évoqués dans ce chapitre, celui du couple âgé Emir et Bahar et celui du jeune homme Hasan, qui a été soustrait, se situent aux extrémités opposées du spectre de l’économie religieuse de la communauté musapir. Le couple plus âgé avait construit une maison en ville au cours des trente dernières années et n’était pas très investi dans les groupes de discussion en ligne. Pourtant, comme Hasan – qui n’était là que depuis cinq ans et avait une personnalité pieuse en ligne – dans le climat du capitalisme de la terreur, la communauté n’a pu maintenir son mode de vie que pendant un court laps de temps. Malgré l’échec final de la communauté à soutenir leur existence, les migrants ouïghours qui vivaient dans les décombres des bidonvilles d’Ürümchi jouissaient néanmoins d’une certaine forme d’autonomie.
Il est cependant important de noter que cette autonomie n’a pas émergé d’un projet politique choisi, comme ce fut le cas pour Chen Ye dans le chapitre 5. C’est en partie pour cette raison que le mot ouïghour « musapir » n’a pas la même signification que le terme chinois « mangliu » de Chen Ye. Les deux termes peuvent être traduits par « voyageur » ou « vagabond aveugle », mais ils sont issus de formes de pensée culturelle et de positions sociales très différentes au sein de la nation chinoise. Pour les ouïghours, le mode de vie d’un vagabond peut se traduire par une forme de stabilité économique à court terme suivie d’une soustraction sociale, comme dans le cas de Hasan, tandis que pour les han, un mode de vie tout à fait similaire peut se traduire par une stabilité économique à long terme, comme je l’ai indiqué au chapitre 2, et dans certains cas, par ce que j’ai décrit comme une « politique mineure » (minor politic) intentionnelle. Pour les migrants ouïghours, le fait de devenir un musapir découlait de leur manque d’accès à un logement permanent, à un emploi et à la liberté de religion ; en général, ce n’était pas le cas pour les migrants han. Cette distribution différentielle découle des formes coloniales d’enfermement et d’évaluation qui régissent leur vie à la ville comme à la campagne.
En même temps, l’autonomie de la communauté « musapir » était similaire à ce que la politique mineure a fait pour Chen Ye et ses compagnons Han « vagabonds aveugles » dans la mesure où, dans les deux cas, il y a eu une distanciation ou un retard du pouvoir direct du système de surveillance techno-politique pour déterminer comment les gens devraient vivre ensemble. Cette similitude démontre que, malgré les disjonctions en matière d’autonomie, les communautés de migrants ouïghours et han ont détourné leur attention de l’autorité de l’État chinois et des capacités de surveillance des entreprises technologiques privées chinoises pour se tourner vers d’autres formes de stabilité existentielle, d’autres façons de s’accommoder de la situation donnée. L’intérêt croissant de Hasan et d’Emir pour les formes pieuses de l’islam leur a permis de modifier leur statut au sein de la communauté et de prolonger leur séjour dans la ville. Dans les deux cas, bien qu’à des degrés différents, ils démontraient des exemples de ce que Millar (2014) décrit comme « un art de vivre à travers le présent précaire, comme ce qui rend possible une existence continue et partagée dans des temps délicats » (2014, 48).