Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (W. W. Norton & Company, 1997)
La réédition du grand livre de S. Hartman sur l’esclavage, 25 ans après sa publication (augmentée en 2022 d’une nouvelle préface de l’auteur, un avant-propos de Keeanga-Yamahtta Taylor, une postface de Marisa J. Fuentes et Sarah Haley, des notations de Cameron Rowland et des compositions de Torkwase Dyson), n’étonnera guère ceux qui non seulement ont suivi le travail de Saidiya ces deux dernières décennies, mais aussi l’actualité américaine, notamment les débats autour des questions raciales, les critical racial studies, l’afrofeminism, l’afropessimism, à une époque où le suprématisme blanc s’expose désormais sans aucun fard, devenu mainstream pour une bonne partie de la classe politique et de l’électorat américain.
Les débats sont vifs et contrastent avec la situation en France, où, malgré l’explosion électorale de l’extrême droite et les politiques d’immigration (la forteresse Européenne) fondées sans vergogne sur des visions du monde qu’on ne saurait qualifier autrement que racistes, les recherches qui visent à dégager le racisme structurel sur lequel s’est construit l’Europe moderne demeurent limitées à quelques cercles universitaires ou militants. La perspective historique, notamment, qui enracine ce racisme structurel dans le passé esclavagiste et colonial, et qu’on peut suivre à la trace jusque dans les ghettos contemporains, les inégalités socio-économiques flagrantes qui pèsent sur le devenir des racisés, les discriminations et les empêchements administratifs, le harcèlement policier, n’est que rarement évoquée quand il s’agit de réagir à ce supposé “regain” du racisme en France et en Europe.
L’œuvre de Saidiya Hartman est marquée par 3 grands livres, qui re-examinent trois périodes de l’histoire afro-américaine. Dans Scènes of subjection (1997), il s’agit de revenir sur grand narratif qui voit dans l’abolition (1865) le tournant majeur de l’histoire américaine, et pas seulement du destin des esclaves, après la guerre de sécession. Elle s’intéresse notamment, de manière perturbante, sur les effets paradoxaux des critiques abolitionnistes sur les relations au sein des plantations de l’Antebellum South : la reconnaissance très limitée de l’esclave comme “personne” vient en réalité souvent aggraver leur assujettissement, l’absolutiser – l’esclave noir ne peut prétendre au statut de personne, du point de vue du droit, qu’en tant que criminel. Cette ambivalence survivra à l’abolition, sous une autre forme d’exploitation (pour reprendre le titre d’un livre fameux de Douglas A. Blackmon, il s’agit au fond de “Slavery by another name“). Les extraits traduits ci-dessous, tirés de Scenes of Subjection, donneront au lecteur francophone une idée de l’ensemble.
En 2007, Saidiya Hartman publie Lose your mother : A Journey Along the Atlantic Slave Route (qui a été traduit récemment en français par Maboula Soumahoro, À perte de mère, sur les routes atlantiques de l’esclavage, aux éditions Brook (2023). Elle cherche en Afrique, et notamment au Ghana (on lira surtout l’admirable dernier chapitre, où s’articulent de manière dramatique et émouvante ses explorations des traces du passé esclavagiste africain, et sa propre histoire lacunaire) les liens qui subsisteraient entre les africains d’aujourd’hui et les descendants d’esclaves afro-américains, recherche en grande partie vouée à l’échec, d’un point de vue purement historique, mais riche d’enseignements sur le plan de la compréhension des structures raciales des sociétés contemporaines :
“Je voulais m’engager dans le passé, sachant que ses périls et ses dangers menaçaient toujours et qu’aujourd’hui encore, des vies étaient en jeu. L’esclavage avait établi une mesure de l’homme et un classement de la vie et de la valeur qui n’ont pas encore été défaits. Si l’esclavage reste un problème dans la vie politique de l’Amérique noire, ce n’est pas en raison d’une obsession antiquaire pour des temps révolus ou du fardeau d’une mémoire trop longue, mais parce que les vies noires sont toujours menacées et dévalorisées par un calcul racial et une arithmétique politique qui ont été établis il y a des siècles. C’est l’après-vie de l’esclavage – des chances de vie réduites, un accès limité à la santé et à l’éducation, des décès prématurés, l’incarcération et l’appauvrissement.”
En 2019, c’est la publication de ce livre, qui a eu sur moi un effet bouleversant (et a certainement changé beaucoup de choses dans ma manière non seulement d’aborder les questions raciales mais aussi, plus globalement, le champ politique), Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises sur ce blog, et dans lequel Hartman tente d’écrire la biographie de jeunes femmes noires dans les villes du Nord des États-Unis, Harlem ou Philadelphie, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du siècle suivant. Dans ce texte incroyable, plus encore que dans ces ouvrages précédents, elle déploie sa méthode propre (que je qualifierai de “méthode queer” – voir article à suivre cet été sur ce blog), qu’elle a appelé “Fabulation Critique” (critical fabulation), qui combine une recherche historique et une exploration d’archives rigoureuses, avec les engagements qu’on lit habituellement dans les Critical Studies et des Fictions Narratives, ces dernières visant à combler ou bien les lacunes de la documentation (inévitables dans le cas où l’histoire est rarement écrite par les subalternes), ou bien les à corriger les biais des Grands Narratifs dominants. Les lecteurs intéressés pourront lire quelques extraits dont j’ai donnés des traductions dans ces articles du blog.
The Nation décrivait récemment l’impact extraordinaire que son travail aura eu sur tous les chercheurs et les militants non seulement aux États-Unis, mais dans les autres régions du monde où l’on examine les racines structurelles du destin des subalternes : “Vingt-cinq ans plus tard, l’influence de Mme Hartman est omniprésente. En inventant l’expression “l’après-vie de l’esclavage” (The Afterlife of Slavery), elle a changé la façon dont les historiens considèrent les longues ramifications du régime des “biens meubles” sur la vie des Noirs.”. Il serait heureux que les lecteurs et lectrices francophones puissent à leur tour disposer des deux autres ouvrages qui n’ont pas encore été traduits.
Voici donc quelques extraits du livre de Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America :
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Ironies du plaisant chemin
Les essais publiés dans De Bow’s Review, Southern Planter et d’autres revues agricoles s’accordent unanimement sur l’importance de disposer d’esclaves dociles et satisfaits pour la bonne gestion de l’exploitation agricole ou de la plantation. Ces essais énumèrent les responsabilités des propriétaires d’esclaves et les méthodes permettant de promouvoir la productivité des esclaves. Les journaux de plantation, épousant le paternalisme, inquiets de l’image renvoyée par l’institution, en particulier à la lumière de l’opposition croissante à l’esclavage, sont, comme on peut s’y attendre, beaucoup plus directs quant à l’utilisation des récompenses et des loisirs plutôt que de la violence pour obtenir la soumission. Le maître bienveillant, conscient de son devoir envers ses esclaves, n’a pas besoin de recourir au poteau de fouet, mais encourage la docilité par des moyens agréables. Selon Herbemont, guider les plaisirs de l’esclave est une tâche équivalente à la direction que le souverain donne à ses sujets. S’occuper des loisirs des esclaves vise à améliorer leur bien général et n’est donc pas indigne du maître, car le chemin de l’agrément est « bien plus susceptible d’être suivi volontairement » que le chemin couvert d’épines et de ronces.
Pourtant, même lorsque la voie la moins épineuse était empruntée, les esclaves n’avaient guère de mal à discerner dans les « loisirs bénéfiques » une autre forme de coercition. Eda Harper décrit la promotion du chant par son propriétaire comme malveillante : « Mon vieux maître était méchant avec nous. Il avait l’habitude de venir dans les quartiers et de nous faire chanter Dixie. On aurait dit que Dixie était la seule chanson qu’il connaissait. Je vous dis que je ne l’aime plus maintenant. Mais ayez pitié ! Il nous faisait chanter ». L’ironie du chemin agréable est mise en évidence dans le cas de Harper. Le fait de forcer les esclaves à chanter “Dixie”, un air de minstrel adopté pour la cause du nationalisme confédéré, révèle la collusion de la coercition et de la récréation. L’adoption de “Dixie” comme chanson emblématique des Confédérés souligne la centralité émotionnelle de ces pseudo-spectacles d’esclaves en tant qu’affirmations de la mission nationale des Confédérés et de l’image de paternalisme bienveillant chère à la classe dirigeante », écrit Drew Gilpin Faust. L’autoreprésentation du Sud esclavagiste dépend de ces représentations de la négritude. On peut imaginer que cela explique pourquoi le minstrelsy a atteint son apogée dans le Sud pendant la guerre civile.
Malgré le consensus général sur l’efficacité des amusements des esclaves, les discussions des propriétaires d’esclaves sur la « culture de l’esclave » étaient tautologiques et pleines d’affirmations contradictoires sur la nature et la culture. D’une part, la culture de l’esclave ou, plus justement, les amusements gérés, démontrent la nature inférieure et servile de l’Africain. De plus, ce « sixième sens » (pour la musique) équipait mal les Noirs pour la liberté. D’autre part, la nécessité d’encourager des formes de loisirs bénéfiques révélait l’inquiétude des planteurs face à l’agitation, voire à la rébellion. Après tout, si l’esclave était naturellement prédisposé à chanter, pourquoi fallait-il lui imposer des réjouissances ? À tout prix, la nature et la condition devaient être rendues compatibles, et les amusements innocents, de concert avec les formes combinées de torture, de punition et de discipline, visaient à affecter cette union. En effet, l’esclave doit apparaître comme étant né pour danser enchaîné.
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Résistances Infrapolitiques
Lorsque l’on considère ces pratiques comme l’ « infrapolitique des dominés », pour reprendre l’expression de James C. Scott, ou comme une « politique à basse fréquence (low frequency) », pour reprendre l’expression de Paul Gilroy, il est important de noter à la fois les effets produits par les illégalités populaires, ou l’intransigeance ou la récalcitrance des esclaves, et leur exclusion du lieu propre du politique. Ceci est particulièrement important dans le cas des esclaves si nous voulons nous engager dans les particularités de la constitution du sujet et du statut d’objet, qui déterminent conjointement la condition de l’esclave. Le modèle de l’individu bourgeois, le moi libre et la personne abstraite de ses particularités qui donnent un sens au terme « politique » dans son usage conventionnel, avec toutes les hypothèses qui en découlent sur la relation entre le sujet et l’État, ne peut pas incorporer l’esclave, car comment exprimer une volonté individuelle quand on est sans droits individuels, ou même une non-personne au sens habituel du terme ? Après tout, les droits de l’individu qui se possède lui-même et l’ensemble des relations de propriété qui définissent la liberté dépendent, voire exigent, le noir en tant qu’actant sans volonté et objet sublime. Si les valeurs les plus vénérées – la liberté, l’égalité, la possession de soi et les droits inviolables de la personne – ont été achetées par le travail des esclaves, alors quelles restent-ils de possibilités ou d’opportunités pour le récipient noir captif de l’idéalité blanche.
L’esclave est l’objet ou le terrain qui rend possible l’existence du sujet bourgeois et qui, par négation ou contra-distinction, définit la liberté, la citoyenneté et les limites du corps social. Comme l’a souligné Edmund Morgan*, la signification et la garantie de l’égalité (blanche) dépendent de la présence d’esclaves. Les hommes blancs étaient « égaux de n’être pas esclaves ». L’esclave est incontestablement exclu des termes normatifs de l’individualité et à un tel degré que l’exercice même de l’action (agency) est considéré comme une violation des droits illimités d’un autre sur l’objet. (Même le travail n’est pas considéré comme une activité parce qu’il est la propriété d’un autre, qu’il est extrait par des moyens coercitifs et qu’il renvoie aux capacités brutes du Noir ; il personnifie simplement le pouvoir et la domination du propriétaire). Il n’est pas surprenant que l’agency de l’esclave ne soit intelligible ou reconnaissable que sous le registre de la criminalité, d’une personne (morale) accablée (burdened) d’incroyables devoirs et responsabilités, lesquels servent principalement à renforcer les mécanismes répressifs du pouvoir, à délimiter les formes de violence socialement tolérables, à s’attacher plus étroitement la marchandise sensible en prétendant la protéger, et finalement à punir précisément en reconnaissance de l’humanité de l’esclave. Cette reconnaissance officielle de l’agency et de l’humanité, plutôt que de remettre en question ou de contredire le statut d’objet et l’assujettissement absolu de l’esclave en tant que bien meuble, réinscrit esclave dans les termes du statut de personne.
* Morgan affirme que le racisme a rendu possible « la dévotion à l’égalité que les républicains anglais avaient déclarée être l’âme de la liberté ». L’assimilation des Amérindiens, des Noirs et des mulâtres à la classe des parias a permis aux Blancs de s’unir en une « classe de maîtres ». Edmund Morgan, American Slavery, American Freedom (New York : W. W. Norton, 1975), 381, 386.
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Sexualité et propriété
La violence sexuelle rapportée à l’exercice du droit de propriété et indispensable à la réalisation d’une soumission parfaite est dissimulée par les « excès » de la femme noire : sexualité immodérée et surabondante, appétits insatiables et capacités bestiales le plus souvent assimilés à ceux de l’orang-outan, disponibilité infatigable qui n’est surpassée que par l’étendue de sa volonté. La lascivité rend inutile le principe même d’une protection qu’accorderait une loi sanctionnant le viol, car le désir noir insatiable présuppose que tout rapport sexuel est le bienvenu, voire qu’il est recherché. Les crimes d’omission et de proaction de l’État – l’absence de protection et de sanction de la violence au nom du droit de propriété – disparaissent devant le spectacle de la concupiscence noire. L’inexistence du viol en tant que catégorie de préjudice ne renvoie pas à la violence de la loi mais à la femme esclave en tant que coupable complice et séductrice. Les omissions de la loi doivent être lues de manière symptomatique dans le cadre d’une économie des corps dans laquelle la pleine jouissance de l’esclave en tant que chose dépend de l’autorité absolue et de la consommation exhaustive du corps dans ses innombrables potentialités.
La construction de la subjectivité noire comme étant sans volonté, abjecte, insatiable, douloureuse, et le déploiement instrumental de la sexualité dans la reproduction de la propriété et de la différence raciale, consacrent l’usurpation de la catégorie du viol. La sexualité forme le lien inextricable entre le Noir, la femme et le bien meuble et contribue à intensifier les contraintes du statut d’esclave en soumettant le corps à un autre ordre de violation et de caprice. L’exercice despotique du pouvoir (la domination non seulement de l’esclavagiste mais aussi de l’ensemble des Blancs) rend la violence indiscernable de la pleine jouissance de la chose. Les tensions générées par la double invocation par la loi de la propriété et de la personne, ou par la « pleine jouissance » et la protection limitée de la vie et de l’intégrité physique, sont masquées par l’attrait fantasmatique du noir charnel. Le viol disparaît grâce à l’intervention de la séduction – l’affirmation de la complicité et de la soumission volontaire de la femme esclave. La séduction est au cœur de l’élaboration et de l’imagination de l’Antebellum South, le Sud érotique, car elle permet de masquer les fissures antagonistes de la société en attribuant à l’objet de la propriété un pouvoir criminel. La charité noire servait d’alibi et de couverture aux formes barbares de jouissance blanche autorisées par la loi.
(…)
Les équivoques qui entourent les questions de relations sexuelles consensuelles sous domination, l’élision de la violence sexuelle par l’imputation de l’appétit sexuel de la femme esclave ou de son manque de vertu, et la présomption de consentement comme conséquence de l’impuissance totale de son « non » (la philosophie du « no means yes ») sont des éléments importants du discours de la séduction. Dans un sens plus large ou générique, la séduction désigne une théorie du pouvoir qui exige la soumission absolue et « parfaite » de l’esclave comme principe directeur des relations d’esclavage, tout en cherchant à atténuer la brutalité avouée et nécessaire des relations d’esclavage par les affections partagées entre le propriétaire et le captif. Que signifie la mutualité ou la réciprocité au seuil de la cabane de Celia ? Quelle affection peut-on imaginer après quatre années d’abus ? La doctrine de la « soumission parfaite » concilie la violence et les revendications de bienveillance mutuelle entre maître et esclave, nécessaires pour assurer l’harmonie de l’institution. La réciprocité présumée des sentiments enchante la violence brutale et directe des relations maître-esclave. En gardant cela à l’esprit, le terme « séduction » est employé ici pour désigner ce déplacement et cette euphémisation de la violence, car il incarne l’alchimie discursive qui enveloppe les formes directes de violence sous le « voile des relations enchantées » (Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972) – les relations réciproques et mutuelles entre le maître et l’esclave. Cette exploration du discours de la séduction tente d’éclairer la violence occultée par le voile en passant au crible le langage du pouvoir et des sentiments, en particulier les manipulations exercées par les plus faibles ainsi que la bienveillance et l’instruction morale des puissants.
La représentation bienveillante de l’institution paternelle dans la loi sur les esclaves dépeint la relation maître-esclave comme étant caractérisée par des liens d’affection. Cette alchimie discursive transforme les relations de violence et de domination en relations d’affinité. La mutualité ou la relation dépend de la construction de l’esclave noir comme une personne facilement encline à la soumission, un habile ouvrier maniant sa propre faiblesse avec maestria, un insubordonné potentiellement menaçant qui ne pouvait être discipliné que par la violence. L’enjeu de la fantaisie sociale repose sur la transmutation de la violence extrême et de l’utilisation brutale à n’importe quelle fin et par n’importe quel moyen en une relation non antagoniste, organique et complémentaire. La disposition du Sud (et de la nation) à se représenter l’esclavage racial comme une institution paternelle et bienveillante et les relations maître-esclave comme liées par des sentiments est hantée par le spectre de l’esclave obséquieux et menaçant. Cette construction manichéenne sous-tend à la fois la violence nécessaire et les liens d’affection prévus par la loi sur l’esclavage. En outre, ce fantasme permet une vision de la blancheur définie principalement par sa relation complémentaire avec la noirceur et par le désir d’incorporer et de réguler l’excès du noir. La séduction offre une vision holistique de l’ordre social, non pas divisé par des antagonismes, mais plutôt en équilibre précaire entre barbarie et civilisation, violence et protection, bienveillance mutuelle et soumission absolue, brutalité et sentiment. Cette vision harmonieuse de la communauté, ce fantasme, repose sur l’exercice de la violence et les liens affectifs. La consonance du faible et du puissant, telle qu’elle est présumée et élaborée dans le statut de l’esclave, rend inutile la protection contre la violence ; et les conséquences de cette croyance ont été dévastatrices et souvent fatales.
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La mesure de l’humanité (Valeurs de Thomas Cobb)
Dans Inquiry into the Law of Negro Slavery, Thomas Cobb explique les conditions dans lesquelles la domination du maître et la personne de l’esclave devaient être prises en compte dans la loi. En examinant les dimensions particulières de la qualité de personne dans la common law et les lois (spécifiques) sur l’esclavage, Cobb soutenait que l’esclave était reconnu d’abord comme une personne et ensuite comme un bien, en grande partie parce que dans tous les États esclavagistes « l’homicide d’un esclave est considéré comme un meurtre, et dans la plupart d’entre eux, [cela] a été expressément déclaré par la loi » ; et même lorsque cela n’est pas expressément déclaré par la loi, les principes des Lumières Chrétiennes étendent la protection à la vie et à l’intégrité corporelle. Néanmoins, il soutient que les esclaves ne sont pas de véritables sujets de droit commun et propose une définition minimale de la protection de la vie et de l’intégrité physique.
Le calcul de l’existence de l’esclave est déterminé par les conditions de base nécessaires pour fonctionner en tant que travailleur efficace et en tant que producteur d’une « croissance future » ou de marchandises humaines par le biais de la procréation ou de la reproduction forcée. L’étendue de la protection de la vie et de l’intégrité physique est déterminée par la diminution de la valeur du capital. À l’intérieur de ces limites, ce sont les degrés de préjudice et l’ampleur de la valeur qui déterminent la signification de la personne esclave. Il est difficile de reconnaître cette quantification sauvage de la vie et de la personne comme une reconnaissance de l’humanité noire, car cette stipulation restreinte de l’humain intensifie la souffrance des esclaves. Cette échelle de valeur subjective, cette mesure de la moindre humanité, était un complément plutôt qu’un correctif à la violence qui était le fondement de la loi sur l’esclavage. Si cette reconnaissance de l’humanité de l’esclave visait à établir une responsabilité pénale pour les actes de violence commis sur les esclaves, elle s’appuyait en fin de compte sur la diminution de la valeur des biens pour déterminer et reconnaître le préjudice. En d’autres termes, le « correctif » ressemblait au mal en ce sens que l’effort de reconnaissance de l’humanité se traduisait par la réinscription de la vie des Noirs sous le régime de la propriété. L’échelle de la valeur subjective reste dicté par l’utilisation et la valeur des biens. Les conséquences de cette construction de la personne intensifient le préjudice au nom même de la réparation. L’inclusion sélective de l’esclave dans le réseau de droits et de devoirs que constitue la common law démontre le caractère provisoire de cette reconnaissance de la personne.
Il n’est pas surprenant que les calibrages de Cobb et les dimensions sévèrement circonscrites de la personne par la loi aient constitué la « femme » comme une condition d’un préjudice négligeable et ne devant pas être réparé, en rejetant la violence sexuelle comme un « délit n’affectant pas l’existence de l’esclave ». Contrairement à d’autres formes de violence, comme les mutilations ou les coups et blessures, le viol n’est pas pénalisé par le statut de l’esclave, et les propriétaires ne sont pas non plus susceptibles d’engager des poursuites pour « intrusion » sur leur propriété. Cette blessure négligeable, différente des autres formes d’agression, peut augmenter la valeur de la propriété des esclaves au lieu de la diminuer si des enfants en résultaient. Le corps devient ainsi la proie de la violence sexuelle, tout en désavouant cette violence et cette blessure. Le corps ravagé, le corps violé par l’agression sexuelle, à la différence d’un bras ou d’une jambe cassés, ne confère aucune augmentation de la subjectivité parce qu’il ne diminue pas la productivité ou la valeur – au contraire, il peut même augmenter la valeur du captif. Elle n’offense pas non plus les principes des Lumières Chrétiennes. Le viol n’entre donc pas dans le calcul de l’humanité de l’esclave et ne fait pas partie des droits et protections que la loi leur accorde :
Si la disposition générale de la loi contre le meurtre doit être considérée comme incluant les esclaves, pourquoi tous les autres textes pénaux, par le même raisonnement, ne seraient-ils pas considérés comme incluant des infractions similaires lorsqu’elles sont commises sur des esclaves, sans qu’ils soient spécifiquement nommés ? (…) La loi, en reconnaissant l’existence de l’esclave en tant que personne, ne lui confère aucun droit ou privilège, sauf ceux qui sont nécessaires pour protéger cette existence. Tous les autres droits doivent être accordés spécialement. Par conséquent, les peines pour viol ne seraient pas et ne devraient pas, par cette implication, être étendues à la connaissance charnelle forcée d’un esclave, ce délit n’affectant pas l’existence de l’esclave, et cette existence étant l’étendue du droit que l’implication de la loi accorde.
(Thomas Cobb, Inquiry into the Law of Negro Slavery, (Philadelphia, 1858))
Tout en s’inquiétant de la négligence des blessures sexuelles et de l’absence de protection des femmes esclaves contre le viol dans la loi sur les esclaves, Cobb déclare que « bien qu’elle mérite d’être prise en considération par les législateurs », cette question ne doit pas susciter d’inquiétude excessive car « l’occurrence d’un tel délit est pratiquement inconnue ; et la lascivité connue du nègre rend la possibilité d’une telle occurrence très faible ». Si la nature de l’homme noir fait que « le viol est trop souvent un événement », l’appétit charnel de la femme noire l’écarte totalement de toute considération. Ce n’est pas simplement par hasard que le genre émerge en relation avec la violence – c’est-à-dire que la condition de la femme noire est constituée en termes de blessures négligeables et non réparées et de vulnérabilité accrue à la violence. En d’autres termes, la différence noire et sexuée est marquée et déterminée par la capacité de violence sexuelle et/ou l’impossibilité d’une telle violence qu’aurait une tekke violence d’affecter l’existence de la personne. L’engendrement de la race, tel qu’il est réfracté par l’échelle de valeur subjective de Cobb, implique le déni de la violation sexuelle en tant que forme de préjudice tout en affirmant la prévalence de la violence sexuelle due à la voracité du Noir. Si Cobb envisage d’abord la violation sexuelle sous l’angle des différences entre les sexes au sein de la communauté des esclaves, en termes de victime féminine et d’auteur masculin, les « fortes passions » du Noir finissent par annuler ces distinctions et, parallèlement, toute préoccupation concernant « la violation de la personne d’une femme esclave ». Selon Cobb, les Noirs étant moins doués pour la sexualité que pour la criminalité, ils avaient besoin de discipline et de gestion plutôt que de protection. À première vue, il est tentant de dire que les femmes noires ont été abandonnées par la loi, mais la réalité est bien plus complexe. La loi déterminait l’étendue de l’existence en calibrant la vulnérabilité à la violence et en délimitant le type de blessure ou d’infraction qui affectait la vie de l’esclave. Dans ce cadre, la vie n’était pas une dotation, mais le réglage fin d’un épuisement maîtrisé. Être noire et femme, c’est être invulnérable ou indifférente aux blessures sexuelles et capable de transmettre la dépossession d’une génération à l’autre. En termes plus simples et plus crus, la violation sexuelle des filles et des femmes noires n’était pas censée avoir un impact sur leur existence. Elle est pourtant la figure la plus marquée par son statut de marchandise, par sa capacité à reproduire la condition de dépossession dans le futur.
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Le façonnage de l’obligation : LA SERVITUDE POUR DETTES ET L’HÉRITAGE DE L’ESCLAVAGE
Le discours sur l’oisiveté se concentre sur les conduites et les comportements en contradiction avec l’exigence d’un système de travail libre, compte tenu de toutes ses anomalies dans le contexte post-bellum (NT : c’est-à-dire qui fait suite à la guerre de sécession et à l’abolition de l’esclavage). Les délits sont constitués par toute une série de pratiques itinérantes et intempestives considérées comme subversives et dangereuses pour l’ordre social. La panique ou l’alarme suscitée par l’indolence témoigne des conceptions contestées et disparates de la liberté qu’ont les propriétaires de plantations et les affranchis. Les dangers visés par ce discours émergent sur la dépendance et l’oisiveté sont : la mobilité des affranchis, le refus d’entrer dans des relations contractuelles avec les anciens propriétaires d’esclaves, et la capacité de subsister en dehors du travail salarié en raison de leurs besoins limités. Non seulement le caractère insaisissable de l’émancipation est indiqué par le recours continu à la force et à la contrainte dans la gestion des travailleurs noirs, mais, de la même manière, la fuite hors de la plantation, l’errance (des ex-esclaves) et la recherche (searching ), le mouvement agité des affranchis ont mis en évidence le gouffre entre le grand récit de l’émancipation et l’arène circonscrite de la possibilité. En tant que pratique, le déplacement n’accumule rien et n’entraîne aucun renversement de pouvoir, mais il maintient inlassablement l’irréalisable – être libre – en échappant temporairement aux contraintes de l’ordre. Comme le vol, il s’agit d’une pratique plus symbolique que matériellement transformatrice. Ces pratiques itinérantes constituent des élaborations de la fugitivité (fugitivity) et des extensions de la grève générale contre l’esclavage. Absalom Jenkins se souvient que « les gens ont erré pendant cinq ou six ans en essayant de se débrouiller aussi bien qu’ils le faisaient dans l’esclavage. Il a fallu des années avant qu’ils n’y retournent ». Si les déplacements se situaient à la frontière de l’irréel et de l’imaginaire, ils allaient néanmoins à l’encontre du projet de socialisation des travailleurs noirs en vue des relations de marché. En effet, en refusant de rester à leur place, les émancipés insistaient sur le fait que la liberté était un départ (departure), au sens propre et figuré, de leur ancienne condition.
Pour implanter une éthique rationnelle du travail, éradiquer les pratiques pédestres de la liberté, apaiser les craintes suscitées par le système du travail libre et assurer le triomphe des relations de marché et du travail salarié, les « amis du nègre » autoproclamés se rendent dans le Sud. Par le biais de manuels pédagogiques, d’écoles d’affranchis et d’instructions religieuses, les enseignants, les missionnaires et les directeurs de plantations se sont efforcés d’inculquer une éthique de l’acquisition et de l’intérêt personnel qui motiverait les anciens esclaves à devenir des travailleurs dévoués et productifs. Le comportement indécent, orgueilleux et apparemment imprudent par lequel les nouveaux émancipés affirmaient leur liberté devait être corrigé par des doses adéquates d’humilité, de responsabilité et de retenue. Ces vertus définissaient principalement le comportement approprié des hommes libres. Des manuels pratiques tels que Advice to Freedmen d’Isaac Brinckerhoff, Friendly Counsels for Freedmen de Jared Bell Waterbury, John Freeman and His Family d’Helen E. Brown et Plain Counsels for Freedmen de Clinton Bowen Fisk tentaient de remédier à la situation difficile de l’émancipation en façonnant un sujet ascétique et acquisitif, incité à consommer en raison de ses besoins et poussé à échanger son travail en raison de ses besoins. Les questions de productivité et de discipline intéressaient directement les auteurs de ces textes, non seulement en tant que « vieux et chers amis des Noirs » ou en tant que sympathisants qui « travaillaient sans relâche à leur bien-être », mais aussi en tant que directeurs de plantations et agents du Freedmen’s Bureau directement impliqués dans la transition vers une économie de main-d’œuvre libre. Isaac Brinckerhoff avait été surintendant d’une plantation dans les Sea Islands. Clinton Bowen Fisk était commissaire adjoint pour les Freedmen’s Bureau du Tennessee et du Kentucky et l’éponyme de l’université Fisk.
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LA DETTE DE L’ÉMANCIPATION
Deux autres extraits traduits de Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (W. W. Norton & Company, 1997)
Je commente brièvement les deux extraits qui s’appuient sur les fameux manuels pédagogiques publiés après la guerre de Sécession et diffusés auprès des esclaves “affranchis” (Des manuels pratiques tels que Advice to Freedmen d’Isaac Brinckerhoff, Friendly Counsels for Freedmen de Jared Bell Waterbury, John Freeman and His Family d’Helen E. Brown et Plain Counsels for Freedmen de Clinton Bowen Fisk) dont Saidya Hartman fait apparaître les articulations idéologiques (parfaitement racistes).
Le premier extrait, “La dette de l’émancipation”, souligne comment cette écriture de l’Histoire enseignée aux esclaves (et parfaitement intégré à la l’imaginaire des blancs, abolitionnistes ou non) fait porter le poids de la guerre de sécession aux esclaves émancipés : ce dont l’esclave doit être conscient, c’est que sa liberté a été payée du prix d’une guerre coûteuse en “or” et en “sang”, sous entendu des blancs qui se sont entre-tués (qu’ils soient d’ailleurs du côté de l’Union ou des Confédérés) comme si au fond, ce traumatisme de la nation américaine nationale (et blanche) devait être mis au débit des esclaves, “par la faute desquels” tous ces massacres se sont produits. Comme le signale Hartman, le sang qui compte, c’est, dans une acception raciale évidente, le sang des blancs, des soldats et de leurs familles (les mères endeuillées), et certainement pas le sang des noirs, dont l’histoire de l’oppression est entièrement effacée de l’histoire de l’abolition : “le sang régulièrement versé au poteau de fouet ou tiré par le chat à neuf queues (cat-o’-nine tails) dans les champs, les 200 000 soldats noirs qui ont combattu pour l’Union, ou la grève générale, les centaines de milliers d’esclaves qui ont contribué à la défaite de la Confédération en fuyant la plantation et en se rassemblant derrière les lignes de l’Union ne sont pas inclus dans ces récits de la fin de l’esclavage”. Il faudra du temps, explique d’éducateur, pour racheter le sang des blancs versés pour votre libération (un temps qui est aussi celui de la rédemption chrétienne). De la patience.
Ce qui nous amène au second extrait, “Courber le dos” (bend your back). À cette liberté soi-disant conquise, répond immédiatement un ensemble de contraintes et de devoirs extraordinaires, qu’on pourrait résumer (pour dite vite) dans l’injonction à embrasser (avec zèle et joie) le mode de vie ascétique du producteur/consommateur en régime capitaliste. Être un affranchi, être libre, se mérite (quand on est noir de peau). Accéder au privilège du sujet blanc passe par une période de soumission à la durée indéfinie : le maître mot ici est “patience”. Cette même “patience” que les libéraux, aussi bien que les communistes ou les socialistes du reste, requièrent des pauvres et du prolétariat, assignés au statut de « travailleur libre ». Vous aussi finirez, sinon en ce bas monde, peut-être dans l’au-delà, par jouir des fruits de votre labeur, mais il faudra accepter une vie de soumission, et adopter les postures de l’humilité qui sont très exactement celles qu’on requérait des esclaves dans les plantations : Courber le dos (mais avec joie!), baisser les yeux devant le maître (ou le patron),obéir, se prosterner, faire acte de déférence. Autant de postures qui rappellent aussi celles du repentir « comme si les péchés de l’esclavage devaient être remboursés par les labeurs de l’affranchi ».
La dette de l’émancipation
« Mon ami, tu as été un esclave. Tu es maintenant un affranchi. Advice to Freedmen s’ouvre sur ce effusion, comme si, par la seule force de sa déclaration, il libérait les esclaves, ou comme si la liberté était un cadeau dispensé par un bienfaiteur aimable aux moins fortunés ou aux moins méritants. Les gestes bienveillants inaugurent les histoires de liberté noire racontées dans ces textes et établissent du même élan l’obligation et la dette des affranchis envers leurs amis et bienfaiteurs. Le fardeau de la dette, du devoir et de la gratitude imposé aux nouveaux émancipés en échange ou en remboursement de leur liberté est établi dans les récits d’origine qui ouvrent ces manuels. Dans la section « Comment vous êtes devenus libres » de l’ouvrage Advice to Freedmen, les affranchis sont informés que leur liberté a été achetée par des trésors, des millions de dollars du gouvernement et d’innombrables vies : « Votre liberté a été achetée au prix d’un trésor et d’un sang précieux. Que ces souffrances et ces sacrifices ne soient jamais oubliés lorsque vous vous souvenez que vous n’êtes plus un esclave mais un affranchi ». De même, les Plain Counsels conseillaient aux affranchis de ne pas prendre à la légère le don de la liberté, mais plutôt de « faire passer votre liberté avant l’or, car elle a coûté des rivières de sang ». Le sang des frères de guerre et des fils de mère qui a taché le paysage déchiré par les batailles des États-Unis a accordé la liberté aux esclaves, mais le sang régulièrement versé au poteau de fouet ou tiré par le chat à neuf queues (cat-o’-nine tails) dans les champs, les 200 000 soldats noirs qui ont combattu pour l’Union, ou la grève générale, les centaines de milliers d’esclaves qui ont contribué à la défaite de la Confédération en fuyant la plantation et en se rassemblant derrière les lignes de l’Union ne sont pas inclus dans ces récits de la fin de l’esclavage. Le sang, symbole de la rédemption chrétienne, de la réunion nationale et des différences raciales immuables et inéluctables, est régulièrement juxtaposé à l’or et aux autres trésors dépensés au nom de la liberté des Noirs et qui, vraisemblablement, rend les affranchis redevables à la nation. Le langage du sang ne figure pas seulement les dépenses coûteuses de la guerre, mais décrit déjà les difficultés de la liberté. Comme le fait remarquer Jared Bell Waterbury dans Southern Planters and Freedmen, « les difficultés sociales de longue date ne peuvent être surmontées soudainement ou violemment. Elles sont comme des blessures qui doivent saigner un certain temps avant de guérir, et le processus de guérison, bien que lent et exigeant beaucoup de patience, est néanmoins certain ». Le corps blessé représente la nation et les blessures de la guerre doivent être réparées non seulement par le passage du temps, mais aussi par l’échange obligatoire et les remises morales des émancipés.
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Courber le dos
Les images du corps laborieux représentées dans ces textes montrent clairement que les devoirs de l’affranchi associent les exigences de la servitude aux responsabilités de l’indépendance. Reprenons le passage suivant de Advice to Freedmen (Conseils aux affranchis) : « La jouissance des privilèges d’un affranchi s’accompagne également des devoirs d’un affranchi. Ceux-ci sont lourds. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Il faut les assumer. Et si vous n’êtes pas prêt à les assumer avec l’esprit qui convient et à remplir patiemment et joyeusement ces obligations, vous n’êtes pas digne d’être un affranchi. Il se peut que vous trembliez à l’idée de ces devoirs et de ces responsabilités. Mais ne craignez rien. Mettez votre confiance en Dieu, et courbez le dos avec joie et espérance pour supporter le fardeau ». Le fait de courber joyeusement le dos modifie le régime « éreintant » du travail des esclaves et invite aux génuflexions devant les bénédictions et les privilèges de la liberté. Le dos joyeusement courbé vers les fardeaux qui lui sont imposés transforme l’individualité pesante et les encombrements de la liberté en un exercice propice au libre arbitre et à la construction de soi. Cette description troublante fait de la servilité et de la soumission des conditions préalables à la jouissance des privilèges de la liberté. Le fait de courber joyeusement le dos aux fardeaux existants et anticipés unit l’éthique sentimentale de la soumission aux idéaux rationnels et ascétiques du marché. La liberté, bien que libérant de l’esclavage, impose indubitablement des charges d’un autre ordre. Le corps qui n’est plus enchaîné ou gouverné par le fouet est désormais lié par le poids de la conscience, du devoir et de l’obligation. Dans ce scénario, la dette instituée par le don de la liberté s’avère indubitable. Elle exige un retour digne – un dos courbé, des mains agiles, des yeux détournés et des attentes réduites. Le non-respect de cette obligation risque d’entraîner la perte de l’honneur, du statut et de la virilité, voire de la liberté ou de la vie. Seules l’industrie, la diligence et la volonté de travailler, même pour un salaire négligeable, prouvent que l’on mérite la liberté.
Le dos joyeusement courbé du travailleur évoque un répertoire d’images familières qui traversent le fossé entre l’esclavage et la liberté. Si cette figure symbolise la liberté, elle le fait en rendant difficile, voire impossible, la distinction entre l’assujettissement à l’esclavage et l’intérêt personnel satisfait du travailleur libre. Le dos courbé offre une image de liberté qui nous empêche de discerner si le travailleur dans le champ est poussé par le fouet ou par l’élan intérieur du devoir et de l’obligation. La figure du labeur, le dos courbé et la bête de somme, convoqués par cette chaîne d’association, éludent la distinction si souvent faite entre la volonté et l’absence de volonté. Il s’avère que l’anatomie de la liberté exposée dans ces textes s’intéresse au corps en tant qu’objet et instrument, effaçant les distinctions entre esclave et travailleur, car, comme nous le dit le livre John Freeman and his family, le corps « destiné à travailler » renvoie à la division raciale du travail dans laquelle « certains doivent travailler avec les mains, tandis que d’autres travaillent avec la tête… Chacun doit être prêt à faire sa part, là où on a le plus besoin de lui ». Pourtant, le dos courbé évoque volontiers la déférence, l’obéissance, la prosternation et l’humilité et témoigne de l’utilisation du corps comme machine de travail. Tout comme les yeux baissés, les épaules voûtées et les pieds traînants étaient le langage gestuel de l’esclavage, le dos courbé exprimait de la même manière la servilité et l’exploitation de l’économie de l’après-guerre (de sécession).
Le devoir impose également des fardeaux à l’âme. Pour le travailleur libre, accablé par le poids de ses responsabilités, plein d’espoir et obéissant, le travail doit être sa propre récompense, car les efforts du travail manuel sont aussi des démonstrations de foi. Le dos courbé témoigne de la confiance en Dieu. Le dos courbé témoignait de la confiance en Dieu. John Freeman informe ses frères : « Si vous ne travaillez pas, vous ne pouvez pas prier ; car le Seigneur Jéhovah ne dit-il pas que si nous avons le péché dans le cœur, il ne nous entendra pas ? L’oisiveté est le « terrain de jeu du diable ». Le cœur brisé reproduit le corps soumis et suppliant et transforme les règles de conduite en articles de foi. Comme le déclare Waterbury, « vous devez avoir le cœur brisé, le chagrin du péché, le chagrin devant Dieu, parce que vous avez enfreint ses lois ». De même que le cœur brisé était la reconnaissance de sa culpabilité et de son péché devant Dieu, de même le dos courbé prenait la posture du repentir, comme si les péchés de l’esclavage devaient être remboursés par les labeurs de l’affranchi.