Je présente ici une étude passionnante de Julia Caroline Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru, Cornell University Press, 2023, qui intéressera non seulement les chercheurs en anthropologie des migrations, ceux qui travaillent sur les politiques d’internement, de déplacement et d’externalisation des réfugiés, mais aussi les amateurs de Critical Geography Studies, ou spécialistes de l’extractivisme ou de néocolonialisme.
La République de Nauru est un État insulaire de 21 km2, situé au Nord-Ouest des îles Salomon et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à plus de 1000 kms tout de même, et plus loin encore des Fidji (plus au sud). C’est aussi un des États les plus densément peuplés au monde : cela peut sembler paradoxal quand on prend la mesure de son isolement. Plus étonnant encore est la fluctuation du revenu par habitants : au milieu des années 70, le PIB par habitant de Nauru est le second après celui de l’Arabie Saoudite. Trente années plus tard, le pays frôle la faillite. Avant de retrouver une forme de prospérité ces dix dernières années (bien que l’avenir demeure très incertain). Autre palmarès dans lesquels il se fait remarquer : le pays n’a quasiment aucune autonomie alimentaire, les terres arables ayant été rendues impropres à toute forme de culture, et les zones côtières, ainsi que le corail, ayant été pollués pour une très longue durée. Il importe donc tout ce dont il a besoin pour nourrir le population et ses taux d’obésité et de diabète, sont parmi les plus élevés au monde. Sans parler des autres maladies, cardio-vasculaires, affections respiratoires, dues à la toxicité de l’environnement. Et, c’est le sujet du livre de Julia Morris, ces dernières années, c’est le territoire qui compte le plus pourcentage le plus élevé de demandeurs d’asile et de réfugiés rapporté à la population totale.
Les premiers habitants de l’île, dont il est très difficile de dater l’arrivée, des mélanésiens et des micronésiens, auxquels s’ajoutèrent probablement des voyageurs venus des côtes Philippines ou Chinoises, vécurent fort longtemps avant le débarquement des européens. Les Nauruans, organisés en douze tribus, vivaient des ressources locales, noix de coco, bananes, pandanus ou takamakas, et de poissons qu’ils pêchaient dans les lagunes. Marshall Sahlins parlerait sans doute ici de “société d’abondance”. La vérité c’est que nous ne savons quasiment rien de l’histoire précoloniale des Nauruans, parce que l’environnement de l’île fut totalement dévasté par l’exploitation industrielle du phosphate, rendant vain le travail des archéologues.
Approchée par les premiers européens à la toute fin du XVIIIè siècle, c’est-à-dire assez tardivement comparée aux autres territoires du Pacifique, refuge ponctuel pour des déserteurs et des contrebandiers, l’île ne fut véritablement soumise à l’emprise coloniale qu’un siècle plus tard. D’abord par les allemands, qui, “négociant” avec les autochtones, inscrivent Nauru sur la carte des flux de marchandises internationaux en commercialisant le coprah, issu de la noix de coco.
Mais c’est la découverte d’énormes gisements de phosphates qui changera à tout jamais le destin de l’île. “Le phosphate, clé de la vie. Un miracle de la nature exploité par l’ingéniosité de l’homme pour le bénéfice de tous.” déclarait le bureau philatélique de Nauru en 1983. “Bénéfice de tous“, il faut le dire vite. L’extraction massive du phosphate devient un enjeu pour les empires coloniaux compte tenu de l’accroissement démographique : il permet d’accroître les rendements au point qu’on peut parler, avec la découverte des engrais phosphatés, d’une véritable révolution agricole, et de nourrir les populations métropolitaines. Les conséquences de ce rush colonial vers le phosphate, qui aura permis d’assurer la prospérité des nations coloniales, y compris l’Australie voisine, seront amères pour les Nauruans. Julia Morris le résume ainsi :
“Nauru est un pays où l’industrie du phosphate et son cortège de pollutions – déchets toxiques, maladies respiratoires et alimentaires, dépendance – sont palpables. Les effets de l’extraction du phosphate ne sont pas seulement ressentis par les personnes directement employées dans les champs d’extraction et les usines de traitement, comme Tony, mais s’étendent bien au-delà du point de production à forte intensité de main-d’œuvre. Depuis 1906, le minerai de phosphate de Nauru est exploité et exporté vers les agriculteurs du monde entier. Paradoxalement, cela a laissé peu d’écosystèmes viables pour le développement agricole de Nauru. La richesse en phosphate aurait pu industrialiser Nauru, mais elle a laissé un cycle de dépendance à l’égard des fast-foods importés. Le système de santé de Nauru est marqué par les conséquences de l’interventionnisme colonial. Le dernier rapport publié par le ministère de la santé de Nauru (2011) indique que 77,8 % de la population de Nauru est en surpoids et que 45,6 % est obèse. En 1975, la prévalence du diabète à Nauru était de 34,4 %. Les Nauruans se classaient ainsi au deuxième rang mondial pour le taux de diabète le plus élevé jamais enregistré, tout en se plaçant au deuxième rang mondial pour le PIB par habitant, derrière l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, le gouvernement consacrant environ 20 % de ses dépenses annuelles de santé au diabète, les chiffres ont légèrement baissé. Mais avec 30 %, Nauru conserve l’un des taux de diabète les plus élevés au monde. Ces taux sont associés à un éventail de maladies non transmissibles liées à l’alimentation, notamment les maladies cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux et les crises cardiaques. Les cancers évitables, notamment le cancer gastro-intestinal, le cancer du col de l’utérus et le cancer du poumon, sont importants au sein de la population locale. Une espérance de vie de cinquante-cinq ans est l’un des sous-produits du changement de mode de vie de l’ère coloniale et le coût humain d’une économie basée sur l’extraction.” (Julia Morris, op. cit. p. 69-70)
Dès le début des années 90, les réserves de phosphate s’épuisent, l’extraction, ayant creusé de plus en plus profondément les terres, laisse l’île dévastée, et la manne économique diminue drastiquement. S’ensuit une période chaotique, politiquement et socialement, où les dirigeants du pays, devenu indépendant en 1968, font le choix de transformer Nauru en paradis fiscal, spécialisé dans le blanchiment d’argent. Jusqu’au nouveau miracle, qu’on appellera la “solution Pacifique“, c’est-à-dire la mise en place par le gouvernement Australien d’une politique de “remigration offshore”, suite à l’affaire du Tampa, un navire Norvégien qui avait recueilli 433 migrants 433 migrants afghans et irakiens en route pour l’Australie dérivant sur un bateau de pêche indonésien, migrants auxquels le gouvernement Howard refuse d’accorder l’asile. Nauru devient alors un des centres de rétention externalisée par l’Australie (avec la base navale de Lambrum à Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée) : avec cette nouvelle manne économique, l’argent australien contre l’internement des réfugiés “en attente d’une régularisation (très) éventuelle”, une véritable industrie des réfugiés se déploie sur l’îlot. Elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui, avec des intensités variables, quel que soit d’ailleurs la couleur politique des gouvernements Australiens (conservateurs ou travaillistes). On y construit tout un réseau d’infrastructures complexes, destinés aussi bien au contrôle et à la surveillance des réfugiés qu’à l’accueil d’une population très importante d’intervenants étrangers, chargés de la logistique et de la militarisation de l’île, mais aussi des avocats, des médecins, des officiels australiens, des interprètes et de nombreux experts envoyés par les ONG.
La plupart des études portant sur les zones d’internement des migrants, par exemple en Méditerranée, portent sur les conditions d’existence des réfugiés. Plus rarement sur les acteurs institutionnels de ce qu’on peut appeler une véritable industrie de la re-migration offshore. Mais on oublie souvent de s’intéresser aux populations autochtones qui habitent les territoires où sont édifiés les infrastructures de l’internement. En donnant alternativement la parole aux trois groupes d’acteurs directement engagés dans cette société organisée autour de l’industrie des réfugiés, les réfugiés et demandeurs d’asile mais aussi les travailleurs de cette industrie, et surtout les Nauruans eux-mêmes, Julia Morris échappe à l’attraction des narratifs du gouvernement australien tout autant qu’aux récits sensationnalistes qui critiquent ces politiques de répudiation offshore en invoquant la figure racisée du Nauruan “sauvage, barbare, cruel, intéressé” (cet argument qui critique la relégation des migrants dans des pays tiers, en dénonçant la barbarie et l’inhumanité des hôtes autochtones, se retrouve actuellement par exemple en Grande-Bretagne, autour du projet de remigration offshore au Rwanda)
C’est l’immense mérite du livre décapant de Julia Morris, qui n’épargne pas les discours “humanistes” des opposants à ces politiques d’internement offshore (notamment dans la gauche Australienne), de donner la parole aux Nauruans eux-mêmes, piégés dans ces récits produits par l’imaginaire politique occidental.
Extraits traduits :
L’argent amère de l’industrie des réfugiés
P. 231 :
Entre 2010 et 2019, Nauru s’est classé au quatrième rang mondial pour le pourcentage le plus élevé de réfugiés par rapport à la population de l’État, avec 3,2 %. Cette situation présente des similitudes frappantes avec la première période faste du phosphate à Nauru, lorsque le PO43 a permis au pays de se targuer d’avoir le deuxième PIB par habitant le plus élevé au monde (plus de 50 000 dollars australiens par personne et par an), après l’Arabie saoudite, riche en pétrole. Mais les paysages ravagés, la contamination par le cadmium et les maladies respiratoires, ainsi que la dépendance à l’égard de la main-d’œuvre et des biens importés, sont quelques-uns des nombreux sous-produits du boom du phosphate. Et comme pour la richesse en phosphates, la richesse en réfugiés, « l’élan magique vital de la transformation économique et sociale » (Watts 2004, 206), s’est avérée être une bénédiction très mitigée.
Pour Parker Shipton (1989), le concept Luo de « bitter money » (argent amer) résume le mieux le malheur inhérent aux nouveaux moyens d’obtenir de l’argent liés à des formes de progrès économique (comme la vente de terres lignagères à des fins lucratives ou le commerce du tabac ou de l’or). L’argent amer est un argent mal acquis qui provient de la vente de certaines marchandises et qui est considéré comme dangereux pour son détenteur. Dans leurs discussions sur le boom de l’industrie des réfugiés, de nombreux Nauruans ont été déchirés par le fait que les avantages économiques apportés par les réfugiés s’accompagnaient de conflits engendrés par les opérations à haut risque. En fin de compte, les réalités de l’industrie des réfugiés ont été assumées et ressenties au détriment des Nauruans, tout autant que des migrants impliqués dans cette industrie. Comme pour d’autres industries toxiques, aucune gestion des risques ne pouvait faire oublier les dangers opérationnels familiers liés au traitement et à la gestion des personnes. Comme les communautés de l’industrie extractive que les anthropologues et d’autres chercheurs décrivent, déchirées par des conflits internes ou intercommunautaires, des conditions de travail difficiles, des impacts environnementaux colossaux, une prospérité fluctuante et des répercussions sanitaires controversées (Ross 2015 ; Sawyer 2004 ; Watts 2001), Nauru s’est à nouveau retrouvée liée aux destructions répétées d’un État maudit par ses ressources.
Les demandeurs d’asile / réfugiés
P 95-6 (Lived Experiences of Assessment)
Plusieurs des personnes avec lesquelles j’ai parlé à Nauru, certifiées ou en attente de leur demande d’asile, ont eu des réponses très similaires à celles des personnes en Australie à propos de leur expérience de ces procédures de sélection. Ils ont décrit l’effet traumatisant de l’obligation de rassembler des expériences passées terribles sous une forme objectivée. « C’était horrible à vivre », m’a dit Luke lors d’un autre moment au port de plaisance, en articulant les préjudices qui ont empiété sur sa vie et celle des autres de manière intime. Originaire d’Afghanistan, Luke vivait alors à Nauru avec un visa de réfugié de dix ans. Alors que nous étions assis ensemble au bord de la grande étendue de mer qui nous séparait de l’Australie, il a décrit comment son assistant juridique lui avait dit que « les images étaient particulièrement puissantes, qu’il fallait imprimer des photos pour montrer ce qu’il avait vécu, obtenir les dossiers d’examen des médecins ». Il a fait remarquer qu’il ne ferait pas cela sans une extrême contrainte, ajoutant que « cela me fait revivre tout cela encore et encore ». Je ne peux qu’être entièrement d’accord avec Luke et d’autres sur les victimes que ce type de traitement fait revivre. Comme l’ont affirmé Didier Fassin et Estelle d’Halluin, pour les dominés, le corps « est devenu le lieu où s’affiche l’évidence de la vérité » (2005, 598). Dans un climat de méfiance, les pratiques de DSR sont devenues de plus en plus minutieuses au fil des ans (Harper, Kelly et Khanna 2015). Les migrants doivent prouver leur souffrance par l’expertise médicale et les nouvelles formes de rationalité scientifique. Les certificats médicaux et les preuves de cicatrices psychologiques et physiques sont considérés comme plus véridiques que les récits verbaux des personnes (T. Kelly 2012) – ou en fait, j’ajouterais, les désirs élémentaires d’aller ailleurs.
Comme le montre clairement Luc, un aspect important du processus de détermination est l’évaluation des marques sur le corps humain et des souffrances psychologiques. Luke, comme d’autres, a dû montrer des scarifications mentales et corporelles pour souligner l’authenticité de la souffrance, redoublant ainsi l’ampleur du mal qu’il avait déjà subi dans le cadre de la procédure d’asile. “Intense”, “épuisant” et “minutieux” sont quelques-uns des nombreux mots que j’ai entendus pour décrire la détermination du statut de réfugié à Nauru. Les procédures de contrôle dans le pays sont devenues plus élaborées, rendant les récits autobiographiques superflus par rapport à la véracité des signes physiques et psychiques de la violence accréditée – ce que Webb Keane (2003) appelle une « économie de la représentation ». Cela donne un aperçu du processus à forte intensité de travail de l’asile, par lequel, pour suivre Marx, l’accumulation de valeur est fondée sur l’extraction de travail non rémunéré – ou de travail qui n’est pas libre. Le travail auquel les gens doivent se soumettre pour passer du Sud au Nord est complexe et repose sur des techniques médico-scientifiques visant à prouver la validité de la souffrance d’une personne. Cela fait partie de l’évolution des conditions d’exploitation, par lesquelles les personnes racialement délimitées sont à la fois exclues – déconnectées de la société au sens large et des droits accordés aux citoyens – et incorporées dans une politique d’accumulation du capital.
Le personnel de l’industrie des réfugiés
p. 133 (rendre l’autre fou)
Pour certains travailleurs de ces secteurs, les risques professionnels étaient liés à l’éthique de leur engagement et étaient de nature psychologique et physique. C’était particulièrement le cas pour les personnes employées dans les principaux éléments du travail de détermination du statut de réfugié, dont les tâches quotidiennes consistaient à préparer les demandeurs d’asile pour les audiences ou à les interroger sur leur passé cauchemardesque afin de déterminer l’authenticité de leurs souffrances. Les avocats de la défense des réfugiés, les médecins, les officiers de la DSR, les tribunitiens et les interprètes ont tous évoqué, lors des entretiens, le traumatisme indirect lié à la collecte, à l’écoute et au jugement des brutalités humaines. Cela inclut des pratiques de travail quotidiennes telles que juger l’automutilation d’un individu, jouer le rôle de chiffreur, relater des expériences effrayantes et aider les migrants à trouver des photos et des documents pour valider leurs récits de traumatismes. « Je dois suivre une thérapie, c’est ce qui m’aide à tenir le coup », m’a dit à ce sujet un employé du département de l’immigration de la DSR. « Si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes un psychopathe. »
J’ai parlé avec des interprètes à Nauru, certains issus de milieux régionaux similaires, qui étaient eux-mêmes arrivés en Australie avec le statut de réfugié, et qui se sentaient profondément proches des demandeurs d’asile à Nauru. Pour eux, relater des récits de souffrance n’était pas chose aisée, pas plus qu’il n’était facile pour de nombreux employés de l’industrie d’être impliqués dans l’expulsion de personnes. « Je suis constamment confronté à des cas d’automutilation et à des menaces de suicide, très souvent », a déclaré un employé de Transfield. « Et lorsqu’elles n’ont pas été acceptées comme authentiques, je dois jouer un rôle pour les aider à accepter cette réalité. Parfois, cela signifie que je dois emmener quelqu’un à l’expulsion après avoir établi une relation de confiance. Un conseiller en santé mentale a également explicité les conséquences néfastes du travail offshore lors de l’entretien : « Les compromis dans lesquels les gens se trouvent, et le fait d’aller travailler chaque jour pour faire du mal aux autres, les rendent malades. Une cliente atteinte d’un cancer du sein m’a dit : « Je crois que je serai punie pour ce que je fais en récupérant mon cancer du sein… C’est un environnement toxique qui rend les gens fous ». Ces propos ont été corroborés par un autre praticien, qui a eu du mal à déterminer si le fait d’aider les demandeurs d’asile et les réfugiés dans les centres de soins permettait de surmonter un contexte problématique sur le plan éthique : « Vous avez cette bataille constante de vouloir faire le bien au sein du système, et c’était l’une des meilleures façons d’aider, tout en vous sentant complice, juste en étant là. D’autres ont eu l’impression d’appliquer directement un régime politique déshumanisant, décrivant en détail la manière dont ils se sont retrouvés à agir « comme des geôliers » en imposant des formes de contrôle social. Un ancien praticien de l’Armée du Salut raconte : « Un gars n’était pas censé jouer aux échecs, et j’ai donc dû lui retirer l’échiquier. Dans n’importe quelle autre situation normale, quel droit ai-je de faire cela à quelqu’un ? Et pourtant, j’étais en train d’appliquer ces politiques vraiment punitives au sein du camp. Des choses vraiment désagréables ».
Bien que cela soit souvent expliqué en termes de « conséquences involontaires de l’humanitaire », j’ai constaté que le personnel de l’industrie était généralement conscient de ces pièges. La majorité d’entre eux avaient été formés aux paradoxes humanitaires dans des institutions d’élite, avaient suivi des sessions de formation à l’éthique avant d’être déployés à Nauru, et faisaient référence à des textes bien connus, comme Condemned to Repeat de Fiona Terry, au cours de leurs conversations. Tout cela montre plutôt à quel point l’industrie des réfugiés s’est professionnalisée, et que ces risques sur le lieu de travail ont été naturalisés dans les procédures de l’industrie. Le conseiller d’entreprise sous contrat du ministère de l’immigration, Davidson Trahaire Corpsych, également habitué des plates-formes pétrolières et gazières offshore, a lancé un service fly-in-fly-out pour les travailleurs de l’industrie sur les sites offshore de Nauru. Entre octobre 2011 et décembre 2015, le ministère de l’immigration a dépensé 17 043 906 dollars australiens en contrats de conseil aux entreprises, soit bien plus que toute autre division gouvernementale (Australian National Audit Office 2016). Tous les employés de l’industrie offshore ont bénéficié de services de conseil, y compris les conseillers eux-mêmes, à la suite de leur période d’affectation dans les aéroports.
Les Nauruans :
p.161 : (orienting the pacific)
J’ai souvent suivi les représentations médiatiques en discutant avec des habitants de l’île. Judith avait beaucoup à dire sur le sujet : « Soyez gentils avec les réfugiés, le gouvernement le dit toujours, ne les touchez pas, ils contacteront les médias australiens et vous savez ce qu’ils diront. Mais pourquoi doivent-ils être méchants avec nous ? Elle et d’autres personnes ont souligné la façon dont les représentations médiatiques ont médiatisé les relations entre les gens, et les représailles brutales subies par les locaux en raison de l’arrangement toxique entretenu par le gouvernement.
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Une autre fois, j’ai fait une randonnée jusqu’à un point de baignade à l’intérieur de Nauru. Trois Nauruans en état d’ébriété flottaient dans la piscine, des canettes de bière à la main. Les moustiques et l’odeur de l’alcool m’ont rapidement fait fuir. « Vous n’allez pas rester ? C’est parce qu’on est des sauvages, hein ?”, s’écrie l’un d’eux. « Je suis un sauvage, je suis un sauvage, c’est ce qu’ils disent toujours », renchérit un autre. J’utilise cet exemple pour illustrer la façon dont les insulaires – tout comme les migrants – sont pris dans les formes de subjectivation basées sur la politique de reconnaissance de l’industrie. Dans son étude classique sur l’impact des médias sur les Esquimaux et sur les communautés locales de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Edmund Carpenter (1973) fait des constatations similaires. Il décrit le potentiel destructeur des mythes médiatiques, qui peuvent conduire à des distorsions du comportement humain induites par les médias. Ici aussi, les habitants se sont retrouvés piégés dans l’univers discursif qui a façonné leurs terres riches en ressources. Les médias ont façonné les relations sociales et, parfois, les comportements incarnés. À son tour, le trope de la sauvagerie insulaire a également eu un impact sur les sentiments des migrants à l’intérieur et à l’extérieur des CPR et a affecté les relations entre les Nauruans et les migrants. Ces relations reposent sur les fondements de la formation de l’État colonial et du développement capitaliste de Nauru, où l’accès aux ressources (marchés capitalistes, citoyenneté et souveraineté) est l’élément irréductible.
La marchandisation des réfugiés et les conséquences sur la représentation raciale et coloniale des Nauruans
p.187 : Refugees as commodity
Le pouvoir des insurgés comme celui des remplaçants politiques ne réside pas dans les causes que les deux factions prétendent épouser, mais dans la valeur accordée à la figure du réfugié en tant que marchandise. Autant les médias libéraux australiens et l’opposition nauruane ont trouvé une utilité réciproque, autant le gouvernement australien a cherché des approches de gestion des conflits, recherchant la stabilité dans l’arrangement offshore. L’immobilisation prolongée des réfugiés dans le pays a créé un environnement fracturé, vulnérable à la prédation des ressources, ce qui a entraîné une profonde instabilité politique au niveau local. Les stratégies militantes et les représentations libérales des médias australiens n’ont pas permis d’atteindre les objectifs immédiats de réinstallation des réfugiés en Australie. Cependant, elles ont renforcé l’idéologie primitiviste autour de Nauru, ce qui a rendu les opérations offshore plus précaires. En juillet 2015, au milieu de la vague de batailles politiques nauruanes, le parlement néo-zélandais a adopté une motion du parti vert néo-zélandais qui exprimait son inquiétude quant à la situation politique de Nauru. Deux mois plus tard, le gouvernement néo-zélandais a suspendu le financement public du secteur de la justice de Nauru, auquel il avait contribué à hauteur de 1,1 million de dollars australiens par an, en invoquant la diminution de l’État de droit et des droits de l’homme. Bien que le financement ait finalement été rétabli et augmenté au fil des ans, la suspension a été largement médiatisée à l’époque comme une preuve de la désintégration de Nauru dans une anarchie rampante. Le rétablissement n’a pas eu lieu.
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Alors que le monde entier présente le réfugié comme une personne opprimée, les habitants de Nauru ont clairement supporté une grande partie des coûts sociaux associés à une industrie toxique. Les migrants ont certainement subi des effets catastrophiques, mais la liste des griefs endurés par les Nauruans est également extrême et rendue invisible. Il s’agit notamment d’innombrables accusations de viols, d’agressions et d’attouchements d’enfants par des réfugiés, ainsi que de l’agitation du corps politique. Bien que l’industrie des réfugiés ait considérablement enrichi ses bénéficiaires (les politiciens australiens et nauruans, le secteur privé sous-traitant et les élites foncières), les Nauruans et les migrants ont tous deux conservé les fruits de ces processus. Les représentations du Nauruan comme sauvage et du réfugié comme vulnérable par opposition à l’Occident “moderne” font disparaître ces expériences mutuelles d’exploitation des archives. Au lieu de cela, les médias et les activistes à l’extérieur du pays remettent en question la légitimité du projet, en utilisant les mêmes pratiques discursives du colonialisme autour de l’infériorité des insulaires du Pacifique. Ce cadre est renforcé par la figure opposée du réfugié souffrant et en danger. Le travail d’autoreprésentation des migrants – et les stratégies organisationnelles des activistes – rend ce cadre moralement flagrant à contester. De même, parmi les Nauruans, les migrants sont également sujets à l’abstraction et à l’évaluation en tant que marchandises de réfugiés. De tels développements du marché érodent la reconnaissance d’histoires partagées d’exploitation et de formes d’organisation sociale qui s’éloignent du discours colonial et des structures économiques politiques.
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Les pratiques de séparation entre migrants et autochtones observées ici ont certainement une histoire impériale profonde (Sharma 2020). Mais si le maintien de ségrégations racistes était un aspect crucial de la domination coloniale et des projets extractivistes, dans le contexte postcolonial de Nauru, ces formes de différenciation ont entravé les efforts de promotion de l’industrie. Le chapitre 5 se penche sur certaines des campagnes de marketing de l’industrie qui se sont emparées de Nauru dans le but d’unir les réfugiés et les locaux et de consolider le mode d’accumulation du capital de l’industrie pour l’avenir.
Les déportations offshore, un business international juteux, mais dont les autochtones paient le prix
p. 255
Compte tenu de la puissance politique de la peur des réfugiés, la configuration de la chaîne d’approvisionnement humaine peut s’avérer un ensemble attrayant pour les gouvernements au-delà de la région Asie-Pacifique. Non seulement les salariés peuvent se déplacer de camp en camp au sein d’un réseau professionnel mais en plus le schéma industriel se module vers d’autres régions. Les gouvernements européens se sont tournés vers le système australien de traitement et d’externalisation. Les propositions visant à établir des camps de transformation offshore dans les pays voisins de l’UE couvrent des pays tels que l’Albanie, le Maroc et, plus loin encore, l’Afrique centrale et orientale. Des éléments de ce projet sont déjà en place. L’enclave espagnole de Ceuta au Maroc réalise certaines de ces opérations, interdisant les migrants arrivant d’Afrique subsaharienne. Dans le même temps, dans le cadre de l’accord UE-Turquie de 2016, la Turquie accepte le retour des demandeurs d’asile et des migrants en échange d’un paiement d’aide de 6,6 milliards de dollars : un accord initial de cinq ans qui a été prolongé en 2021. La même année, le Parlement danois a adopté législation autorisant la relocalisation des demandeurs d’asile vers des pays hors d’Europe pour l’évaluation de leurs demandes. En avril 2022, le gouvernement britannique a annoncé son intention de verser au Rwanda 120 millions de livres sterling pour traiter et réinstaller les demandeurs d’asile dans le cadre d’un accord similaire. De même, le gouvernement américain finance les pays d’Amérique centrale pour renforcer la frontière entre le Guatemala et le Mexique, en plus de la formation des agents chargés du contrôle des frontières dans toute la région. Pendant ce temps, le gouvernement du Bangladesh transfère les Rohingyans des camps frontaliers du Myanmar vers l’île de Bhasan Char, dans l’estuaire de la rivière Meghna au Bangladesh. Les réfugiés ont transformé Bhasan Char d’une île déserte et limoneuse en une ville animée de plus de dix mille habitants, financée par les gouvernements donateurs occidentaux – une histoire qui présente certains parallèles avec celle de Nauru. Ce type d’arrangements s’ajoute aux plans très voûtés d’« îles de réfugiés », de « refuges », de « camps de réfugiés » permanents, de « villes de réfugiés » et même d’une « nation de réfugiés » entière proposée par l’élite blanche occidentale. universitaires et entrepreneurs (voir, par exemple, Buzi2015 ; Betts et Collier 2017 ; Cohen et Van Hear 2020). Pourtant, de tels arrangements d’enclaves industrielles sont fondés sur l’exclusion racialisée et de classe des personnes qui tentent de se déplacer, générant ainsi des profits pour les entreprises, les ONG, l’État, les universitaires et les acteurs individuels sous couvert d’aide au développement.
Un avenir incertain pour les Nauruans :
Ironiquement, les Nauruans pourraient également se retrouver insérés dans le cycle industriel de manière plus permanente dans un contexte où le pays est impliqué dans la gestion et devient désormais potentiellement des réfugiés. Les projections d’élévation du niveau de la mer indiquent que Nauru connaît des bouleversements écologiques dramatiques, tandis que l’acidification des océans affecte les récifs coralliens, la pêche et les ressources marines de Nauru (McKenna, Butler et Wheatley 2014 ; République de Nauru 2019). L’avancée des océans amène les voisins de Nauru à réfléchir aux orientations futures. Avec l’atoll de Nauru, le pays a jusqu’à présent été peu touché. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve alors que Nauru continue de vendre la roche calcaire de l’île à Kiribati et aux Îles Marshall dans le cadre de leurs projets d’adaptation côtière. Nauru continue de soutenir le développement d’autres nations, dégradant encore davantage leur environnement en raison de besoins économiques imposés.
Il ne s’agit pas ici de faire des recommandations sur ce que le gouvernement nauruan devrait faire. Leur industrie actuelle est évidemment extrêmement destructrice et peut-être en voie de disparition. Cela reste à voir, en particulier avec l’abondance mondiale de toujours plus de « matières humaines brutes » à transformer et le capital symbolique des lunettes frontalières. Il s’agit plutôt de souligner que les opérations industrielles du gouvernement en faveur des réfugiés, comme l’exploitation minière et l’extraction de phosphate en mer, sont extrêmement dommageables, marquées par « l’amertume » décrite par Shipton. Tout au long du débat sur l’industrie des réfugiés offshore, les résidents locaux étaient préoccupés par l’économie du pays et par la finitude des secteurs de l’industrie du phosphate et de l’industrie des réfugiés. Alors que beaucoup étaient en désaccord sur la manière exacte de faire avancer le pays d’une manière qui serait durable pour les générations à venir – sur le plan environnemental et économique –, ils ont trouvé de l’espoir pour l’île dans l’ingéniosité de petits projets et d’initiatives économiques qui pourraient conduire à la revitalisation de la communauté.
Les Nauruans et les réfugiés par les récits occidentaux :
Les discours de supériorité raciale et culturelle continuent de hanter Nauru. Ces (fausses) représentations coloniales obscurcissent la centralité de Nauru dans les nouvelles économies mondiales de matières premières. Qu’il s’agisse de nourrir les systèmes alimentaires mondiaux via le phosphate ou d’alimenter l’économie politique australienne via les réfugiés, décrits d’abord comme « l’île du guano » puis « l’île du goulag », Nauru et ses habitants supportent l’humiliation de l’exceptionnalisme lié à la malédiction des ressources et des représentations de servantes australiennes avec une plaisanterie remarquable. Pourtant, comme j’ai cherché à le détailler, Nauru a pratiquement les mêmes plans et constructeurs que l’Australie et ailleurs. Les opérations du pays sont le produit de l’institutionnalisation d’un système mondial qui s’inscrit dans les logiques de contrôle des frontières. Les migrants sont inclus ou exclus à travers des catégories juridiques différentielles basées sur l’appréciation de la souffrance. L’image du réfugié en tant que victime sans voix permet aux gens d’ignorer davantage les causes structurelles et les inégalités qui font de plus en plus de migrants des réfugiés.
Ce livre a montré que les campagnes militantes peuvent, par inadvertance, promouvoir des représentations des migrants comme des réfugiés victimes qui renforcent les pratiques de contrôle des frontières vers de nouveaux sites d’extraction. Il ne s’agit pas ici de remettre en question la douleur et la souffrance des migrants à Nauru comme étant inauthentiques, mais de souligner les convergences possibles des représentations militantes avec les politiques gouvernementales flagrantes. La réalité, j’ai découvert, est que, dans cette industrie extractive humaine, les effets sont multiples, impactant négativement les Nauruans, le personnel contractuel, les migrants et les environnements écologiques empêtrés dans le système. De tels développements autour d’un nouveau type de colonialisme humain ont des effets profondément horribles sur toutes les populations. Il est donc impératif de repenser les circuits d’exploitation géographique à travers lesquels les formes contemporaines d’industrie offshore sont mises en avant.