En apercevant (difficile de faire autrement) sur les pages Mastodon ce matin des images du raout d’hier soir à Paname, je repense à ce texte que j’essaie d’écrire depuis quelque temps, intitulé : « la méthode queer ».
Et notamment à sa partie “critique”. Le risque, pour les manifestations queer, du fait même de leur caractère esthétique, de n’être plus que la production d’une série d’icônes supplémentaires, de réclames publicitaires, d’éléments symboliques rendus parfaitement inoffensifs après avoir été avalés, digérés et recrachés comme des marchandises par l’insatiable industrie capitaliste et culturelle.
Des grenades qu’on a pris soin de désamorcer avant exposition. Une série d’icônes fétiches destinées à occulter le monde, n’en révélant rien de plus que la formidable puissance assimilatrice de l’industrie culturelle, ayant été livrées (ou s’étant livrées contre espèces sonnantes et trébuchantes) à l’irrésistible appétit du Léviathan capitaliste.
Comme ce fut le cas, parmi mille autres exemples, du mouvement punk, devenu un article de mode – en partie seulement, comme le queer ne sera qu’en partie seulement mâché et remâché.
Quelques icônes pour admirer notre propre audace, s’extasier de la liberté des démocraties occidentales, notre tolérance à l’excès, notre maturité idéologique devant le scandale, notre manière très moderne de sublimer l’embarras en divertissement (le sens Pascalien s’impose ici) – et pour cela « fétiches », car menteuses et trompeuses, parce que ce n’est là qu’un spectacle, médiocre comme tous les spectacles, un monde factice destiné à recouvrir d’autres mondes (bien qu’on y fasse allusion, mais cette allusion elle-même – que ce soit à la Palestine ou les Algériens jetés dans la Seine, devient une partie du spectacle, un interlude à peine embarrassant, et finalement satisfaisant. Puis, on passe rapidement à autre chose, on ne s’arrête pas).
Pour en revenir au queer. Ma thèse c’est qu’au cœur du queer il y a cette volonté de non-reproduction, de refus délibéré de la reproduction. Le « trouble dans le genre » n’est qu’un des aspects, le plus médiatisé, de ce refus. Mais quand je parle de non-reproduction ici, il ne s’agit pas seulement d’embarrasser la distribution des identités genrées, ou de perturber les crispations sexuelles, mais aussi, par exemple, le refus de s’intégrer dans le système de l’exploitation salariale, le refus de devenir une marchandise, disposable, jetable, comme le travailleur précaire du salariat néolibéral, le refus des hiérarchies sociales et raciales, la volonté de dé-familiariser ce qui semble aller de soi, la sacralité de la famille, du patriarcat, les espaces d’apartheid. C’est faire de sa vie une œuvre destinée à saper les normes, fabriquer de l’incertitude, du doute, mais aussi des joies nouvelles, des interruptions surprenantes, qui suspendent le cours du temps social en ouvrant d’autres sentiers, d’autres manières possibles d’habiter le monde, déployer d’autres sources de richesses, plus et mieux désirantes.
C’est ce que j’appelle le refus de la reproduction (par exemple, il ne s’agit pas tant « de ne pas faire d’enfants », que de refuser d’augmenter le cheptel exploitable par le capitalisme).
Le risque du queer, c’est sa dimension esthétique. Tout comme le punk avant lui, il se prête fort bien, du moins dans ses manifestations les plus “spectaculaires” (spectaculaires dans la mesure où il ajoute des images inconvenantes au flux d’images convenables, qu’il les insère dans le flux de la norme dans un but subversif ou transgressif) à la récupération culturelle. Et perd aisément sa valeur subversive en étant mis au compte de la culture du capitalisme libéral. Dans ce contexte, il devient au mieux un élément de ce que Thévenot et Boltanski appelaient la « critique artiste » (on pense au destin de l’artiste contemporain, devenu producteur de normes). Il perd ainsi son potentiel de sabotage, est vidé de sa substance sociale et de son impertinence politique, et subit le traitement que le récit néolibéral fait subir au langage : le transformer en une collection d’invocations vidées de significations, de flatus vocis, de “bruits” comme dirait Lauren Berlant. Le résultat, c’est la sidération que ce processus entraîne, qui suspend la pensée, paralyse l’action. C’est l’artiste, cette figure réputée exceptionnelle, la star à paillettes, qui prend en charge pour tous les autres cette liberté fantasmée : mais n’engage personne. Mettre le queer en scène dans le grand théâtre d’autopromotion du capitalisme contemporain, c’est à la fois faire la preuve de sa domestication, comme on a vaincu la bête sauvage qui errait dans les rues des villes – il est désormais inoffensif –, et tenir en respect les spectateurs : seul l’artiste queer est autorisé à faire ce qu’il fait, à être comme il est. Il ne doit surtout pas faire exemple ou vous inspirer en quoi que ce soit. Il ne doit surtout pas vous inciter à plus de liberté.
Remarque adjacente sur le spectacle d’hier soir (dont je n’ai rien vu en live, juste des commentaires et des images sur Mastodon : je n’ai donc pas été sidéré encore moins séduit par le flux des “images qui bougent”) : j’allais dire que ce spectacle occulte le dispositif policier et la militarisation de l’espace (que vend explicitement l’État français soit dit en passant : c’est un vrai moment de business – prouver que la (f)Rance est “capable d’organiser un tel évènement en toute sécurité”) et les opérations devenues habituelles dans ce genre de circonstances de nettoyage social, mais reléguées en amont, loin des yeux loin du cœur.
Non, j’ai tort d’écrire cela. La militarisation fait partie du spectacle, elle aussi est mise en scène (et en Seine). C’est comme si le queer, pour en revenir à mes réflexions ci-dessus, venait à être partie prenante d’un défilé du 14 juillet. C’est là où se mesure l’immense aberration que constitue la culture capitaliste – et la manière dont, sournoisement, elle invite le spectateur/consommateur à jouir aussi bien, dans un même galimatias affectif, du queer et de la police, de l’artiste et du militaire. Ce que fabrique le récit néolibéral, et ce grâce à quoi il gouverne, affectivement pourrait-on dire, c’est de la confusion, du bruit (pour reprendre l’analyse que Lauren Berlant fait des discours de G.W. Bush).