Raison de gauche / déraison de droite

Petit moment d’économie de droite ce matin au hasard de la lecture du quotidien local (un commentaire d’un lecteur) :

« Cette dame ne parle que de fiscalité et pas de réussite et croissance pour la France. À l’instar des politiciens de gauche elle poursuivra le déclin de la France, elle spoliera certains pour donner à d’autres dont certains ne le méritent pas. La France aura de plus en plus dans le statut de pays de seconde zone. La part du gâteau sera plus petite. On attend des politiciens qu’ils visent la croissance, la création de valeur, la réussite dans les domaines éducation, sécurité, économie, santé… au lieu de cela le discours est spoliation de petit niveau. »

C’est quelque chose qui me frappe en parcourant le Capital pas à pas, jusqu’aux fascinantes notes en bas de page dans lesquelles Marx envoie bouler, avec humour, tous ses adversaires “économistes” libéraux, c’est que la raison (économique) est de gauche. Lisez Piketty pour vous en convaincre. Ou écoutez Lucie Castets. Certes, ni Piketty ni Castets ne sont marxistes (même si le premier défend désormais une forme de socialisme, de manière audacieuse par les temps qui courent). Mais ils tiennent des propos rationnels ce qui n’est pas le cas de leurs adversaires néolibéraux.

Cet aspect n’a pas été suffisamment pris au sérieux ces dernières années par les partis de gauches : l’idéologie néolibérale (ses différentes saveurs) se présente toujours au peuple sous le masque de la raison et de l’objectivité – reléguant la gauche au rang des discours passionnés et irrationnels. Sauf qu’une analyse, même très superficielle, des argumentaires de droite, fait apparaître au contraire une foule de valeurs présentées comme « allant de soi » (tenues pour acquises, « taken for granted » disent les anglais), mais qui ne font jamais l’objet d’aucun examen critique, ni rationnel. Dans le commentaire d’un.e internaute ci-dessus, qui n’aurait rien de choquant dans la bouche d’un Bruno Le Maire par exemple (pour rester sur des exemples locaux, mais lisez Hayek ou Friedman !), on tient pour acquis et indiscutable les valeurs fétiches que sont la croissance, la réussite, le déclin, la « première ou la seconde zone », la « création de valeur » (on devrait corriger avec Marx « survaleur », sans quoi il n’y a pas de capitalisme ! ????), etc. Manque l’austérité peut-être ! Ce que tout cela suppose c’est qu’on tient pour allant de soi et indiscutable (au sens où ce ne doit surtout pas être un objet de débat politique), que la nation toute entière soit engagée, de manière fatale, dans une compétition économique internationale, et que ce soit là le seul et unique environnement politique et économique envisageable, l’état « naturel » des choses pour ainsi dire (c’est un trait fondamental des théories libérales de naturaliser autant que faire se peut le social : ainsi des inégalités).

Or, ces idées fixes ne sont en réalité que les masques pseudo-économiques de la passion – la passion capitaliste s’entend –, les étendards pour ainsi dire religieux dans lesquels se drapent les discours lénifiants des représentants du capitalisme néolibéral (et leurs prédécesseurs à vrai dire : on les entend déjà à l’époque du Capital). Elles prétendent saturer tout l’imaginaire politique et interdire d’emblée tout projet fondé sur une autre conception des rapports sociaux. « There is no alternative » disait Madame Thatcher en inaugurant l’ère des violences néolibérales en Europe. Et ce n’est pas pour rien que le grand récit capitaliste s’avance avec la Bible dans la main gauche, une arme à feu « patriotique » dans la main droite, et les délires suprématistes blancs dans la tête (sans parler de ce qui se passe entre leurs cuisses).

Mais surtout, et c’est là où je veux en venir, ces articles de foi non-discutés valent surtout pour l’effet qu’ils produisent sur ceux qui les entendent, leur dimension performative si l’on préfère. Ils donnent aux discours des allures de rationalité. C’est là le « bruit » qu’ils font, pour reprendre les remarques de Lauren Berlant dans Cruel Optimism, ce bruit qui suscite indistinctement une forme de séduction affective – celle qui met à genoux les classes populaires devant le notable – et occulte dans le même élan la question de la justice sociale. Ils font passer pour rationnel ce qui n’est au mieux que le caractère supposé “raisonnable” de l’économie administrée par cette figure originelle du mâle blanc d’âge mature qui sait défendre ses intérêts de manière optimale.

Les souffrances réelles des populations sont niées par l’administration de statistiques parfaitement biaisées, ces fameuses « moyennes » qui finissent par égaliser de manière fantasmatique la condition des plus fortunés avec celle des masses précarisées : « Contemplez ces chiffres ! Le pays ne va pas si mal : il faut toutefois ne pas relâcher ses efforts ! » Il faut rappeler encore et encore que ces statistiques apparemment inoffensives, tuent, en réalité, littéralement. On peut toutefois, comme le dit Miranda Joseph dans l’excellent Debt to Society. Accounting for Life under Capitalism-Univ. Of Minnesota Press (2014), produire d’autres statistiques, d’autres comptabilités, plus justes : ni les chiffres ni la comptabilité ne sont le problème en soi, Marx l’a amplement montré. Le problème, c’est ce qu’on choisit de mesurer, de rendre visible à travers les chiffres.

De manière très symptomatique, la seule concession ou allusion à la question de la justice dans le commentaire ci-dessus, se traduit en terme « méritocratique » : « elle spoliera certains pour donner à d’autres dont certains ne le méritent pas ». Notez la répétition des « certains », qu’on se garde bien de nommer. Et traduisons : elle spoliera les plus riches, ceux qui « réussissent » pour redistribuer à d’autres, « ceux qui échouent » du fait de leur faiblesse – raison pour laquelle ces derniers ne méritent pas de jouir des fruits de la redistribution. C’est là, évidemment, une logique fort aimable, si vous faites partie des classes qui se comptent parmi les gagnants de la compétition économique, ou qui espèrent un de ces jours, être membres du club. Elle s’adresse, cette logique, à l’individu en ce qu’il a de plus égoïste, de moins solidaire. Elle coïncide sans peine avec l’esprit de celles et ceux qui se sentent menacés par ces hordes de précaires et d’étrangers qu’on leur présente à longueur de temps dans les journaux télévisés.

Il est grand temps, et je conclurai ainsi ces brèves remarques, pour la gauche, d’assumer à nouveau d’être du côté de la raison économique et politique, c’est-à-dire de regagner le terrain perdu par ces offensives néolibérales qui n’ont cessé de faire passer la pensée de gauche pour fantaisistes et utopiques, se réservant pour elles-mêmes le costume de l’objectivité. Évidemment, il n’est pas question de négliger la portée affective des projets de gauche (par exemple, un projet socialiste). Encore moins son pouvoir d’éveiller du désir politique. Mais le désir et la raison sont au cœur du politique (même si nous vivons une période de confusion extrême, mais c’est là un autre sujet).