Été Marx !!
Un de mes passages préférés du Capital (la fin du chapitre 6 (achat et vente de la force de travail), de la section II du volume 1, traduction sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre reprise aux PUf/Quadrige)
“La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.
Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné.”
On appréciera l’ironie de Marx.
Les conservateurs capitalistes “libéraux” puisent toujours dans le même stock d’idées éculées à partir duquel ils ne manquent pas, encore de nos jours, de fabriquer le lénifiant narratif qui fait office de soporifique national : tous égaux (devant le livre marché), tous libres (d’entreprendre ou d’être entrepris), tous propriétaires (à des titres certes divers), et nous seuls assurons l’harmonie et la stabilité de l’ensemble (sans quoi les agences de notation vont nous taper sur les doigts : le pire cauchemar de Bruno le Maire !)
(j’ajouterai : et le racisme n’existe pas, et les inégalités ne sont que provisoires, autant dire qu’elles existent à peine)
Deborah Cowen dans son livre fascinant sur la militarisation des infrastructures du capitalisme international, The Deadly Life of Logistics Mapping Violence in Global Trade (2016), a montré comment, dans le contexte des menaces croissantes qui pèsent, pour de multiples raisons, sur la fluidité et la rapidité de la circulation des flux de marchandises, les compagnies privées et les États marchands protègent des territoires de plus en plus étendus (sur terre, sur les côtes, dans les océans) en militarisant les frontières : (l’impératif de) la libre circulation des marchandises (l’empire du “just-in-time”) se traduit, pour les populations qui ont le malheur d’habiter dans ces territoires, ou d’y travailler (pour extraire, produire ces marchandises, ou assurer leur déploiement logistique), par une contrainte constante et aggravée, l’empêchement, l’immobilisation, voire, quand elles deviennent elles-mêmes un frein à cette fluidité, leur répression (parfois sanglante) et leur incarcération. Dans certaines régions du monde, dans ces zones d’exception qui sont régies par des lois spéciales, on peut dire qu’au fond la liberté, l’égalité, la propriété et l’harmonie sont des qualités propres à la marchandise plutôt qu’aux hommes et femmes qui y vivent ou y travaillent (lesquels sont aussi des marchandises, mais avec des droits inférieurs à ceux dont jouissent les produits destinés à alimenter la jouissance des habitants des consommateurs dans les pays riches)
Lire à ce sujet Deborah Cowen, The Deadly Life of Logistics. Mapping Violence in Global Trade.
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Note de Marx concernant les rapports des inspecteurs de fabrique (chargés de vérifier l’application de la loi sur la durée de la journée de travail), mine d’informations sur les conditions de travail dans l’industrie anglaise au XIXè siècle (rapport à l’argument des propriétaires des fabriques qui se défendent de leurs écarts à la loi en avançant que ce sont les salariés eux-mêmes qui rechignent à prendre leurs temps de pause – tant ils aiment leur travail !)
“Pour montrer avec quel fanatisme, d’après les dépositions des fabricants devant la justice, « leurs bras » s’opposent à toute interruption du travail dans la fabrique, il suffit de citer ce cas curieux :
“Au commencement de juin 1836, des dénonciations furent adressées aux magistrats de Dewsbury (Yorkshire) d’après lesquelles les propriétaires de huit grandes fabriques dans le voisinage de Butley auraient violé le Factory Act. Une partie de ces messieurs étaient accusés d’avoir exténué de travail cinq garçons âgés de douze à quinze ans, depuis vendredi, 6 heures du matin jusqu’au samedi, 4 heures du soir, sans leur permettre le moindre répit excepté pour les repas, et une heure de sommeil vers minuit. Et ces enfants avaient eu à exécuter ce travail incessant de trente heures dans le « shoddy hole », ainsi se nomme le bouge où les chiffons de laine sont mis en pièces et où une épaisse atmosphère de poussière force même le travailleur adulte à se couvrir constamment la, bouche avec des mouchoirs pour protéger ses poumons ! Les accusés certifièrent – en qualité de quakers ils étaient trop scrupuleusement religieux pour prêter serment – que dans leur grande compassion pour ces pauvres enfants ils leur avaient permis de dormir quatre heures, mais que ces entêtés n’avaient absolument pas voulu aller au lit. MM. les quakers furent condamnés à une amende de vingt livres sterling.”
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Petit moment d’érudition amusante (ou pas).
Dans une note en bas de page du Capital, évoquant les saloperies avec lesquelles les propriétaires des grandes boulangeries londoniennes croisaient leur farine – ce qui donna lieu d’ailleurs à de grands scandales et aux premières législations régulant les industries agro-alimentaires, Marx, qui ne renonce jamais à envoyer une pique aux Églises, cite un ouvrage d’un certain Rouard de Card, De la Falsification des substances sacramentelles, daté de 1856 (on en trouve des exemplaires en bibliothèque ou sur ebay).
Je cite la note en question :
“Dans un traité sur les falsifications des marchandises, le chimiste français Chevallier passe en revue six cents et quelques articles et compte pour beaucoup d’entre eux dix, vingt, trente méthodes de falsification. Il ajoute qu’il ne connaît pas toutes les méthodes et ne mentionne pas toutes celles qu’il connaît. Il indique six espèces de falsifications pour le sucre, neuf pour l’huile d’olive, dix pour le beurre, douze pour le sel, dix-neuf pour le lait, vingt pour le pain, vingt-trois pour l’eau-de-vie, vingt-quatre pour la farine, vingt-huit pour le chocolat, trente pour le vin, trente-deux pour le café, etc. Même le bon Dieu n’est pas épargné comme le prouve l’ouvrage de M. Ronard de Card « De la falsification des substances sacramentelles, Paris, 1856. »
Eh oui ! Le corps et le sang du Christ eux-mêmes étaient coupés avec des substances qui n’avaient pas grand rapport avec le raisin ou la farine
Comme quoi hein. Le capitalisme, spirituel ou pas, ne recule devant aucune turpitude si on ne l’en empêche pas.
Figurez-vous que cet ouvrage de Rouard de Card apparaît aussi dans un texte très fameux de la littérature de l’époque, le À Rebours de Joris-Karl Huysmans (1884), un antiroman qui met en scène le premier antihéros des temps modernes, le très mélancolique Jean des Esseintes, au cours d’une vie marquée par un ennui fracassant.
Et voici le passage en question :
“Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en théologie, un frère prêcheur, le R. P. Rouard de Card, ne s’était-il pas trouvé qui, à l’aide d’une brochure intitulée : « De la falsification des substances sacramentelles » avait péremptoirement démontré que la majeure partie des messes n’était pas valide, par ce motif que les matières servant au culte étaient sophistiquées par des commerçants.
Depuis des années, les huiles saintes étaient adultérées par de la graisse de volaille ; la cire, par des os calcinés ; l’encens, par de la vulgaire résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était pis, c’était que les substances, indispensables au saint sacrifice, les deux substances sans lesquelles aucune oblation n’est possible, avaient, elles aussi, été dénaturées : le vin, par de multiples coupages, par d’illicites introductions de bois de Fernambouc, de baies d’hièble, d’alcool, d’alun, de salicylate, de litharge ; le pain, ce pain de l’Eucharistie qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe !
Maintenant enfin, l’on était allé plus loin ; l’on avait osé supprimer complètement le blé et d’éhontés marchands fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre !
Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C’était un fait indéniable, sûr ; dans le second tome de sa théologie morale, S. E. le cardinal Gousset, avait, lui aussi, longuement traité cette question de la fraude au point de vue divin ; et, suivant l’incontestable autorité de ce maître, l’on ne pouvait consacrer le pain composé de farine d’avoine, de blé sarrasin, ou d’orge, et si le cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune discussion, prêter à aucun litige, quand il s’agissait d’une fécule qui, selon l’expression ecclésiastique, n’était, à aucun titre, matière compétente du sacrement.
Par suite de la manipulation rapide de la fécule et de la belle apparence que présentaient les pains azymes créés avec cette matière, cette indigne fourberie s’était tellement propagée que le mystère de la transsubstantiation n’existait presque jamais plus et que les prêtres et les fidèles communiaient, sans le savoir, avec des espèces neutres.
Ah ! le temps était loin où Radegonde, reine de France, préparait elle-même le pain destiné aux autels, le temps où, d’après les coutumes de Cluny, trois prêtres ou trois diacres, à jeun, vêtus de l’aube et de l’amict, se lavaient le visage et les doigts, triaient le froment, grain à grain, l’écrasaient sous la meule, pétrissaient la pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes sur un feu clair, en chantant des psaumes !”
C’est au au chapitre 16 qu’on lira ici.
NB : il y a eu une légère erreur dans la trad. du Capital chez Quadrige (qui a été corrigée dans la nouvelle trad. d’ailleurs aux Sciences Sociales : il s’agit bien de Rouard de Card et pas Ronard)
Le texte de Marx poursuit cette évocation à la fois ironique et dramatique du capitalisme boulanger et de l’émergence d’une législation :
“Dans tous les cas, le comité avait appelé l’attention du public sur ce « pain quotidien » et en même temps sur la boulangerie. Sur ces entrefaites, les clameurs des garçons boulangers de Londres à propos de leur travail excessif se firent entendre à la fois dans des meetings et dans des pétitions adressées au Parlement. Ces clameurs devinrent si pressantes que M. H. S. Tremenheere, déjà membre de la commission de 1863, mentionnée plus haut, fut nommé commissaire royal pour faire une enquête à ce sujet. Son rapport et les dépositions qu’il contient, émurent non le cœur du public, mais son estomac. L’Anglais, toujours à califourchon sur la Bible, savait bien que l’homme est destiné à manger son pain à la sueur de son front, si la grâce n’a pas daigné faire de lui un capitaliste, un propriétaire foncier ou un budgétivore; mais il ignorait qu’il fut condamné à manger chaque jour dans son pain « une certaine quantité de sueur humaine délayée avec des toiles d’araignées, des cadavres de cancrelats, de la levure pourrie et des évacuations d’ulcères purulents, sans parler de l’alun, du sable et d’autres ingrédients minéraux tout aussi agréables ». Sans égard pour sa Sainteté, « le Libre commerce », la « libre » boulangerie, fut soumise à la surveillance d’inspecteurs nommés par l’Etat (fin de la session parlementaire de 1863), et le travail de 9 heures du soir à 5 heures du matin fut interdit par le même acte du Parlement pour les garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans. La dernière clause contient des volumes sur l’abus qui se fait des forces du travailleur dans cet honnête et patriarcal métier.”
(c’est dans le chapitre intitulé “La journée de travail dans les branches de l’industrie où l’exploitation n’est pas limitée par la loi” de la traduction chez Quadrige – je m’y réfère ici par paresse : il vaudrait mieux proposer la dernière traduction parue en 2016 aux ED. Sciences Sociales, mais je n’ai pas trouvé d’epub ou de pdf qui me permettrait de me contenter d’un copié-collé, et j’ai la flemme de copier à la main. On se contentera donc de cette plus ancienne traduction, disponible au format epub)
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Marx encore !!
Dans le fameux chapitre sur la durée de la journée de travail, Marx montre avec force détails tirés de l’industrie anglaise, comment le loup-garou vampire capitaliste tend irrésistiblement, si rien ne l’en empêche, à augmenter la durée de la journée de travail jusqu’à l’épuisement et la mort prématurée des travailleurs. Y compris les enfants et les adolescents. Cette avidité létale (voire génocidaire) pourrait s’avérer “contre-productive” puisqu’elle épuise le cheptel de la main d’œuvre disponible, affectant notamment sa “reproduction”. Mais, de la même manière que la traite transatlantique assure au propriétaire des plantations un renouvellement des esclaves qu’il épuise jusqu’à la mort ou l’invalidité, le capitaliste va puiser dans les campagnes britanniques les masses “disposable” et consommables dont il a besoin pour garantir son profit (ou créer de la survaleur en augmentant la journée de travail sans scrupule aucun).
“Messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d’envoyer dans le Nord l’excès de population des districts agricoles, déclarant « qu’ils se chargeaient de les absorber et de les consommer ». C’étaient leurs propres paroles.
« Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu’ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l’Angleterre. Ces paquets d’hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques-uns suivaient à pied, et beaucoup d’entre eux erraient çà et là égarés et demi-morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des États du Sud… L’année 1860 marque le zénith de l’industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s’adressèrent aux marchands de chair, et ceux-ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts ; mais l’excès de population était déjà dévoré.
Le Bury Guardian se lamenta ; après la conclusion du traité de commerce anglo-français, s’écria-t-il, dix mille bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra trente ou quarante mille encore ! Quand les agents et sous-agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, « les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu’on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses ».L’expérience montre en général au capitaliste qu’il y a un excès constant de population, c’est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s’éteindre, s’éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité. L’expérience montre aussi, à l’observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d’hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n’est ralentie que par l’absorption constante d’éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l’air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-mêmes à dépérir. Mais le capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société”
Notez que ce recours du capital aux masses de forces de travail disponibles “à la campagne” n’a jamais disparu : la Chine, pour prendre un exemple récent, ou encore le Bangladesh (exemple encore plus récent et d’actualité) a littéralement rempli ses “usines du monde” de paysans déplacés (et qui, établis en ville, ne jouissent quasiment d’aucun droit)
On notera aussi l’expression “après moi le déluge”. Je lis le Capital en repérant avec soin les passages, assez récurrents, où Marx rend patent les dégâts environnementaux dû à l’exploitation capitaliste. Ces passages sont bien plus nombreux qu’on le pensait naguère (ou plutôt, pour de nombreuses raisons, on a négligé de les relever). À plusieurs reprises, il compare l’épuisement de ces générations de travailleurs misérables à l’épuisement de la terre par la surexploitation, la toxicité, déjà, des engrais, qui finissent par faire crever les sols. Il y a beaucoup de pistes qui pointent vers un dépassement du capitalisme qui soit, comme on dirait aujourd’hui “soutenable”.
Livre très intéressant à ce sujet, que je suis en train de lire en parallèle, celui du chercheur japonais, Kohei Saito, Marx in the anthropocène, paru récemment, en 2023. Il va jusqu’à dépeindre Marx (ou du moins le dernier Marx) en “décroissant”. Passionnant.
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Parmi la galerie de héros qui peuplent le Capital, on trouve les médecins – ou du moins les médecins qui se penchent au chevet des classes ouvrières (et ne cessent d’en appeler à l’État pour sauver leurs patients du massacre en dressant des tableaux dignes des enfers de Dante) et les inspecteurs des fabriques, les ancêtres de nos inspecteurs du travail.
Ces derniers ont vraiment joué un rôle majeur non seulement en faisant leur boulot : vérifier que les lois sur le travail était respectées dans les fabriques (scoop ! Elles le sont rarement, ou bien elles sont détournées), mais aussi en faisant remonter, de manière engagée et virulente, les ignominies dont se rendent coupables les propriétaires capitalistes (notamment auprès des enfants, des adolescents et des femmes).
Ce n’est pas pour rien que les propriétaires de fabriques les considéraient déjà comme leurs pires ennemis, des adversaires de la prospérité nationale. Et ce n’est pas pour rien que certains gouvernements jugèrent bon d’en diminuer le nombre : cassez le thermomètre, la fièvre disparaîtra comme par magie !
Marx écrit même (je ne sais plus où) qu’à un moment où une loi sur la limitation du travail des enfants (du genre : limiter les journées de travail à 10 heures pour les gosses de moins de 10 ans et leur interdire le travail de nuit), venait d’être promulguées, le nombre d’inspecteurs sur le territoire concerné était tellement faible que la loi, dans les faits, n’a jamais été appliquée.
Il n’y a rien d’étonnant qu’aujourd’hui, au moment où se durcit la lutte des capitalistes pour l’augmentation de leur profit par tous les moyens, les États européens, prompts à soutenir les entreprises, diminuent les équipes d’inspection. L’entreprise est sacré, comme l’était la fabrique, et il ne faudrait pas trop l’embarrasser (au contraire, il faut injecter des subventions et des aides diverses et variées pour “soutenir l’activité” – c’est-à-dire augmenter les profits)
Lire à ce sujet le dossier réuni par Laurent Vogel et ses collègues sur la situation en Europe de l’inspection du travail :
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La soie.
Quel tissu plus fin, plus noble, plus luxueux que la soie ?
Lisons Marx encore (ne vous inquiétez pas, je fais une pause d’une semaine ensuite – sans ordinateur !)
“Une autre catégorie de fabricants s’assura cette fois comme précédemment, des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent les fabricants de soie.
En 1833 ils avaient hurlé comminatoirement que « si on leur ôtait la liberté d’exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c’était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for ten hours a day was taken away, it would stop their works) ; qu’il leur était impossible d’acheter un nombre suffisant d’enfants au-dessus de treize ans », et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré.
Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge, ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d’enfants si petits qu’on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail.
La loi de 1844 les « dépouilla » bien, à vrai dire, de la « liberté » de faire travailler plus de six heures et demie des enfants au-dessous de onze ans, mais leur assura en retour le privilège d’employer pendant dix heures des enfants entre onze et treize ans, et de défendre à leurs victimes de fréquenter l’école obligatoire pour les enfants des autres fabriques.
Cette fois le prétexte était que : « la délicatesse du tissu exigeait une légèreté de toucher qu’ils ne pouvaient acquérir qu’en entrant de bonne heure dans la fabrique ». Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent immolés en masse, comme les bêtes à cornes le sont dans le sud de la Russie pour leur peau et leur graisse.
Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en 1850 aux ateliers de dévidage de soie ; mais ici, pour dédommager la cupidité de sa « liberté » ravie, le temps de travail des enfants de onze à treize ans fut élevé de dix heures à dix heures et demie. Sous quel nouveau prétexte ? « Parce que le travail est beaucoup plus facile dans les manufactures de soie que dans les autres et de beaucoup moins nuisible à la santé. » Une enquête médicale officielle prouva ensuite que bien au contraire « le chiffre moyen de mortalité, dans les districts où se fabrique la soie, est exceptionnellement élevé et dépasse même, pour la partie féminine de la population, celui des districts cotonniers du Lancashire ». Malgré les protestations des inspecteurs renouvelées tous les six mois le même privilège dure encore.”
(Le Capital, “Lutte pour la journée de travail normale – Limitation légale du temps de travail – la législation manufacturière
anglaise de 1833 à 1864”)