Il faudrait stopper Musk. (dit un éditorialiste d’Arrêts sur image)
Sauf qu’on a quand deux énormes problèmes qui dépassent largement le cas de ces influenceurs (qu’ils soient des businessmen, des responsables politiques, des gens des mass medias et j’en passe)..
1. Une large partie de la population est disposée à les croire. Mieux encore, ces influenceurs d’opinion excellent à anticiper et confirmer ce que cette partie de la population pense – sans s’embarrasser de preuves. Il ne s’agit pas de faire taire quelques hurluberlus isolés. Et c’est prendre tous ceux qui les suivent pour de sacrés abrutis que d’imaginer que leur autonomie de pensée s’effondre fatalement sous l’influence de ces derniers. Ne sous-estimons pas la conviction qui les animent. On a longtemps cru que le suprématisme blanc n’était qu’une lubie de radicaux égarés – c’était non seulement erroné, mais surtout, c’est passer sous silence la manière dont les politiques occidentales se fondent, et ce depuis des siècles, sur une logique de domination raciale généralisée. On peut s’indigner tant qu’on voudra de ce que ces logiques soient rendues explicites par les trublions d’extrême droite, mais il serait aussi urgent de balayer devant sa porte et prendre soin d’analyser comment les autoproclamés représentants des droits de l’homme se comportent politiquement plus souvent qu’à leur tour, sans le clamer sur les toits, tout à fait conformément aux principes du suprématisme blanc (violence comprise). Comme je le répète à loisir, ce ne sont pas les partis d’extrême droite européens qui ont bâti la forteresse européenne, construit et financé des camps d’internement aux frontières et à l’intérieur du continent. Ce sont des libéraux démocrates.
2. Plus « philosophiquement » se pose l’éternelle question de notre rapport, sinon à « la vérité », du moins à la « véracité » (il faudrait renvoyer ici à la distinction kantienne, mais disons rapidement que la véracité peut s’attacher à ce que l’on tient sincèrement pour vrai, ou susceptible d’être vrai. Il y a une dimension morale ou « vertueuse » qui apparaît ici, liée à l’honnêteté). On a glosé tant et tant sur les régimes contemporains de la post-vérité, de la pluralité des discours et des récits mis en concurrence à l’ère des flux d’informations continus, ou encore des fake news et j’en passe. C’est oublier que les réflexions sur la rumeur ne manquent pas depuis l’invention du journal d’information (le XIXe siècle est déjà riche de débats sur ce point), et, si l’on veut prendre les choses de très haut, une lecture du Théétète de Platon montrerait que déjà dans l’Athènes antique, on s’inquiétait de ce genre de problème. Cela dit, proclamer : « Mass Deportation Now » (un des slogans les plus horribles de la campagne de Trump), n’a pas grand-chose à voir avec la vérité ou les fake news par exemple. Ça ne peut pas être « débunké » comme on dit. En réalité, on oppose à ce projet politique un autre projet, par exemple, et non sans hypocrisie, « expulser avec humanité », « expulser sélectivement » – on n’entend guère plus cet autre projet qui consisterait à : « restaurer les règles et les pratiques d’hospitalité ». Bref : cet appel à lutter contre la propagation d’informations mensongères, a fortiori en faisant taire ceux qui les propagent (et bonne chance quand le propagateur jouit d’une des plus grandes fortunes du monde !), ne répond que très partiellement au problème, et ne résoudra rien : réduisez Musk au silence, un autre surgira aussitôt (de fait, il y en a déjà des milliers). Comme souvent, nous sommes victimes de la fascination envers ceux qui incarnent les messages, nous personnalisons à outrance les idées qui circulent, et, ce faisant, nous tendons à demeurer aveugles aux problèmes de fond, et participons naïvement au « spectacle » des idées et des opinions. Nous contribuons ainsi à renforcer l’idée que ces trublions que sont Musk, Trump et consorts ne sont que des exceptions, des épiphénomènes malades d’irrationalité, des anomalies dans « nos » sociétés soi-disant post-raciales éprises de justice sociale et attachées aux droits de l’homme. Foutaises ! La vérité est que nous ne nous regardons pas suffisamment en face et ne voyons pas que ceux qui les suivent ne font que pousser à bout la logique égoïste capitaliste dans laquelle nous sommes empêtrés, quand ils décrètent qu’eux seuls méritent d’être sauvés et de jouir de la prospérité, fut-ce au détriment de tous les autres. La nécropolitique à laquelle ils aspirent sans fioritures n’est qu’une version grossière de la nécropolitique sophistiquée que pratiquent les pays occidentaux depuis des siècles à l’égard de ceux qu’ils jugent ingouvernables – et qu’ils exploitent jusqu’à la moelle. Pour le dire autrement, la vérité des extrémistes de droite est aussi en partie la nôtre, portée à incandescence. Séparer le bon grain de l’ivraie n’est pas perdre son temps, évidemment, mais il serait aussi pertinent de nous entendre sur ce qu’est ce bon grain.
NB :
Je vais être perfide, mais je serais curieux de savoir dans quel galimatias de justifications s’empêtrerait la rédaction d’Arrêt sur image si on lui faisait remarquer qu’ils ont un compte Twitter.
(ils sont loin d’être les seuls dans ce cas parmi les médias critiques de gauche, prompts à s’indigner des déclarations fascistes d’untel ou untel)
Y’a un moment, un minimum de cohérence, ça fait du bien quand même, surtout quand on titre : “Il faut stopper Elon Musk” – c’est juste pathétique non ? Et qu’on n’aille pas me baragouiner je ne sais quel “il faut changer le système de l’intérieur” – si ça fonctionnait, ça se saurait me semble-t-il. Des générations de gens ont prétendu changer le système de l’intérieur, et des générations de pauvres et de miséreux reproduisent leur pauvreté et leur misère sans avoir jamais rien vu venir. Donc on devrait quand même à un moment arrêter de raconter des conneries, ce serait un bon début. Et un de ces jours ça va chouiner et s’indigner parce que le méchant patron de Tweeter (qui serait tombé sur ce genre de papier par mégarde) s’avisera de censurer leur auteur et de suspendre son compte ! Non mais vous vous attendez à quoi exactement. Twitter c’est pas un service public. C’est une compagnie privée dirigée par un fasciste suprématiste blanc complètement siphonné, qui utilise ce machin pour balancer et relayer une propagande raciste et libertarienne. Et vous y contribuez tout vertueux que vous soyez. Point barre.