FOOTBALL/RACISME
1998-2024
de l’optimisme cruel
Ma chérie hier soir, qui dort quelque part dans le centre-ville de Metz, m’envoie un message vers 1h30 : « impossible de dormir, y’a des mecs dans la rue à cause du match de foot, et j’entends gueuler « les bougnoules sales arabes ».
Ambiance été 2024.
Il y a 26 ans, en 1998, il en allait tout autrement.
Certain.e.s se rappellent sans doute l’effervescence populaire qui avait suivi le titre de champion du monde de foot en 1998 : la découverte et la célébration un peu stupéfaite d’une « nation multiraciale », l’apogée spectaculaire d’une brève période où le multiculturalisme avait le vent en poupe. C’était une autre époque. Vraiment.
De fait, comme le disent beaucoup de chercheurs des Critical Racial Studies, à commencer par David Theo Goldberg, le récit multiculturaliste ou, si l’on préfère, de l’avènement d’une société « post-raciale » (prétendant que le racisme était bel et bien derrière nous, emporté par cet autre récit, plus global, d’un progrès irrésistible des valeurs humanistes etc, etc.), ce récit a obscurci (avec les meilleures intentions du monde certes) la manière dont nos sociétés demeuraient structurellement racistes – en faisant passer dès lors toute manifestation de racisme pour un épisode exceptionnel, une aberration, un regrettable excès, une déviance passagère (le fait d’un citoyen mal informé, mal éduqué, dont le délire momentané ne signifie rien d’autre que l’acte impulsif d’une brebis galeuse – et ne devrait surtout pas dévoiler quoi que ce soit du « système »).
On s’est rendu aveugle à la persistance structurelle du racisme, dans les inégalités socio-économiques, les institutions, jusqu’à, d’une manière somme toute extraordinaire, écarter du domaine du racisme les politiques migratoires, l’édification violente, sanglante, létale, de la forteresse européenne. Comme si ces corps noyés dérivant dans la méditerranée ou la Manche, n’avaient rien à voir avec le racisme (les catégories du « migrant », du « demandeur d’asile », du « réfugié », venant oblitérer leur caractère racial). Sans parler du harcèlement continu et quotidien des racisés dans ce pays, de la violence sélective des forces de l’ordre, des discriminations persistantes – transformant certaines enclaves en ghettos, en zones d’exception où règne un apartheid larvé à l’abri du regard des blancs.
L’Europe a été bâtie par les blancs et pour les blancs. Son histoire, esclavagiste, coloniale, et sa prospérité reposent sur l’exploitation des corps et des ressources de l’autre racisé. Et, plus profondément encore, la construction de l’identité européenne s’ancre dans la détermination de ces « pas tout à fait humains », pas « tout à fait blancs », « pas tout à fait européens » – qui du moins, s’ils prétendent le devenir, doivent et devront (ad vitam æternam) sans cesse en apporter la preuve, la justification (quand vous êtes blanc, cette justification n’est pas à fournir, elle va de soi – excepté peut-être si vous êtes vraiment « trop pauvre et sans emploi »).
Avec le recul, la diffusion du récit multiculturaliste de « la fin du racisme », dans lequel comme un certain nombre d’entre vous j’ai baigné, avec la joie et l’enthousiasme et l’espérance dont il était porteur, s’est échoué sur les rives d’une réalité bien plus amère : nous, les multiculturalistes, avons raté, dans notre candeur, et en toute bonne foi, ce qui structurellement assurait la pérennité du racisme, et qui nous revient aujourd’hui avec la plus grande brutalité sous la forme d’un autre récit : celui du suprématisme blanc, parfaitement explicite et devenu mainstream.
NB : en revoyant les images d’archive de cette fête incroyable, le 12 juillet 1998, j’en ai presque les larmes aux yeux. Tout le monde s’embrassait : et je crois même qu’il y avait une réelle jouissance à s’embrasser délibérément entre blancs, arabes, blacks, comme une sorte de défi à quelque chose que nous sentions au plus profond de nous, c’était physique, charnel, et, parce qu’entièrement spontané, improvisé, génial. Toute une génération essayant à cette occasion d’inventer quelque chose de différent. J’ai vraiment senti cela. (et aussi, le fait que soudainement, beaucoup de femmes avaient suivi la compétition : les fans de foot n’étaient plus « entre mecs », et ça changeait tout évidemment : je suis persuadé que les quantités affolantes d’amour qui se sont déployées dans le pays ce soir-là devaient beaucoup au fait que les femmes étaient présentes.)
Et, pour pas mal d’entre nous, ça dépassait largement le patriotisme crasseux habituel, précisément parce que l’équipe était « multicolore » : de facto, les joueurs n’étaient ni blancs, ni noirs, ni maghrébins, et nous, les spectateurs, les célébrants, ne l’étions pas plus. Ou du moins était-ce le rêve qu’à ce moment-là précis de l’histoire nous essayions, avec toute la fougue de notre jeunesse, de faire advenir.
Bref, oui, en y repensant (je l’ai vécu à Poitiers, c’était énorme émotionnellement) j’en ai les larmes aux yeux.
(et ces larmes s’écoulent évidemment dans le même temps, aujourd’hui, sur le versant de l’amertume. Car 26 années viennent de s’écouler, et avec elles, des océans d’angoisse larvée ou manifeste, de haine rampante ou explosive. Cet optimisme de la fin du millénaire (en France en tous cas), relève bel et bien de ce que Lauren Berlant appelait « the cruel optimism »)