Je viens de terminer la lecture de l’excellent livre d’Alexander Laban Hinton, It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021. sur les réseaux suprématistes blancs aux États-Unis, mais aussi dans le reste du monde occidental. C’est très convaincant, et très flippant.
Alexander L. Hinton est un anthropologue américain, fondateur et directeur du Centre pour les Études sur le génocide et les droits humains à la Rutgers University, et titulaire d’une chaire à l’Unesco sur la prévention des génocides.
Il est notamment connu pour avoir témoigné en tant qu’expert lors du procès du ministre de la propagande du régime des Khmers Rouges au Cambodge, (Cf. Why Did They Kill ? : Cambodia in the Shadow of Genocide, 2005). Cette expérience est en toile de fond de son étude sur l’histoire et l’actualité des mouvements Suprématistes Blancs aux États-Unis (et ailleurs dans le monde occidental, et en France bien entendu : Renaud Camus et sa théorie du Grand Remplacement, le Camp des saints de Jean Raspail sont cités à plusieurs reprises – Un Zemmour ou une Marion Maréchal Le Pen s’inscrivent dans la droite ligne de ces thèses radicales)
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la radicalisation de nombreux membres du Parti Républicain, le succès rencontré par l’ « alt-right » aux États-Unis et l’activisme des militants d’extrême droite (et notamment le trauma causé par le défilé des suprématistes blancs dans les rues de Charlottesville en août 2017) ont suscité selon l’auteur des analyses très insuffisantes dans la littérature politique. Plutôt que d’y voir l’activisme de groupes marginaux, voire d’individus isolés et dérangés mentalement, ou aux biographies dramatiques, A.L. Hinton explique comment les politiques erratiques, le racisme structurel, la promotion de l’exceptionnalisme américain et la conviction que les États-Unis sont parvenus à une société sans distinction de couleur ont détourné l’attention des racines profondes de la violence suprématiste blanche dans le passé brutal des États-Unis, et ce depuis la colonisation et l’esclavage. Nos institutions (et ça vaut évidemment pour l’Europe, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.) sont structurées par le racisme – il faut être aveugle et sourd (ou raciste) pour ne pas en être persuadé : les politiques migratoires honteuses en Europe suffiraient à le démontrer, et l’exploitation coloniale (et son cortège de massacres, de viols, de camps d’internement et de génocides) ne s’est pas achevée avec la « décolonisation ». Le choc et la dénonciation de l’horreur nazie n’a absolument pas mis un terme à l’antisémitisme, et la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ou l’inscription du génocide aux Nations Unis la même année n’ont pas changé grand-chose aux structurations racistes des rapports Nord-Sud (et de la considération au sein même des sociétés démocratiques occidentales des « racisés de l’intérieur »).
Le terreau qui voit pousser ces excroissances radicales partout dans les pays occidentaux est encore on ne peut plus présent. Dans l’extrait du livre de A.L. Hinton que je traduis ici, il est rappelé que ces mouvements, aussi groupusculaires soient-ils, peuvent rapidement, si les circonstances s’y prêtent, s’amplifier et donner lieu au pire.
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« Cette comparaison est également essentielle pour la prévention. En effet, la compréhension des mécanismes, de la dynamique et des motivations impliqués dans la violence de masse constitue la base de la création d’interventions qui peuvent contribuer à empêcher qu’elle ne se produise. Pour certains, la juxtaposition d’un régime génocidaire comme celui des Khmers rouges et des extrémistes du « white power » aux États-Unis peut sembler exagérée, même s’ils partagent des idéologies violentes. Ce qui échappe à ces sceptiques, cependant, ce sont les dynamiques temporelles impliquées dans la violence de masse et l’extrémisme, y compris les premières étapes de la formation et de l’agitation des groupes.
En effet, les Khmers rouges, à l’instar d’Hitler et des nazis, ont commencé par former un mouvement social de moindre ampleur qui ressemble, à certains égards, à celui des extrémistes du « White Power » (« Suprématisme Blanc »). La différence essentielle réside dans le fait que, dans un contexte de crise et de bouleversements, les Khmers rouges ont pu élargir leur base de partisans et s’emparer des leviers du contrôle politique. Si certains mouvements sociaux recherchent des changements modestes et spécifiques, d’autres sont plus radicaux, voire révolutionnaires. Comme les Khmers rouges, de nombreux groupes extrémistes du pouvoir blanc recherchent des changements révolutionnaires, allant de la création d’un Ethno-État blanc à la guerre raciale et à l’établissement d’un nouveau régime suprématiste blanc. Cette transformation radicale repose à son tour sur des plaintes (par exemple, la perte du pouvoir blanc), des cadres conceptuels clés (comme le génocide blanc), des modes d’action organisationnels (allant des activités de groupe aux forums Internet et aux actes de violence) et une vision transformatrice (le renouveau de la race blanche).
Les anthropologues qualifient parfois de « mouvements de revitalisation » les mouvements sociaux qui recherchent un tel renouveau. Ces mouvements naissent dans des moments de bouleversement et de stress, lorsque les gens sont mécontents de l’ordre actuel et sont attirés par des groupes et des leaders charismatiques qui promettent un renouveau. Leurs visions revitalisantes sont parfois formulées en termes apocalyptiques, divisant le monde en un “nous” et un “eux” qui font obstacle à cet avenir meilleur et doivent être éliminés. Une fois au pouvoir, les mouvements de revitalisation consolident leur contrôle, réorganisent la société et mettent en œuvre de nouvelles valeurs et pratiques destinées à concrétiser le changement promis et parfois utopique. La plupart des mouvements de revitalisation n’atteignent cependant jamais ce stade, ne parvenant pas à obtenir un large soutien et le pouvoir de mettre en œuvre des changements radicaux.
Un certain nombre de régimes génocidaires ont commencé par être des mouvements de « revitalisation », notamment les Nazis, ISIS (l’État Islamique) et les Khmers rouges. Les Khmers rouges, par exemple, ont pris le pouvoir en pleine guerre du Viêt Nam, ce qui a entraîné des bombardements américains massifs, des incursions étrangères, des tensions économiques et sept années de guerre civile. Nuon Chea et ses compagnons révolutionnaires ont joué sur les revendications de classe, ont désigné le capitalisme et l’ingérence étrangère comme étant à l’origine de l’oppression, ont promis la guérison fondée sur un avenir utopique et ont fait la distinction entre les paysans et les travailleurs purs et les contre-révolutionnaires contaminants qui bloquaient le chemin vers cet ordre révolutionnaire pur. Une fois au pouvoir, les Khmers rouges ont réorganisé la société en fonction de la ligne du parti, avec sa matrice politique, d’organisation et de conscience.
Bien qu’il englobe un large éventail de groupes et d’acteurs, l’extrémisme du Suprématisme Blanc contient des échos de mouvements de revitalisation génocidaires comparables à ceux des Khmers rouges, une affinité soulignée dans le cadre du génocide blanc. Pour de nombreux extrémistes du pouvoir blanc, la plainte est claire : le gouvernement est corrompu et pernicieux, imposant un système sociopolitique qui conduit à l’extinction de la race blanche. Dans cette vision du génocide blanc, il y a des révolutionnaires purs qui reconnaissent les dangers imminents posés par des coupables maléfiques allant des juifs diaboliques aux immigrants envahisseurs contaminants.
Pour renouveler la société, il faut un changement radical, voire apocalyptique, et pas seulement une guerre raciale, mais l’éradication de la menace qui pèse sur l’ordre et la patrie utopiques de la suprématie blanche. Cette idée imprègne l’imaginaire des extrémistes du pouvoir blanc, de Pierce et Lane à Bowers et aux manifestants de Charlottesville qui ont scandé « Blood and Soil ! » et « You will not replace us !”. Comme nous le verrons, des logiques similaires de génocide blanc informent les actions des extrémistes du pouvoir blanc dans le monde entier, même si leurs préoccupations en matière de génocide blanc sont influencées par des préoccupations locales. »
Alexander Laban Hinton, It Can Happen Here. White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU Press, 2021, p. 174-5.