Hier, comme je devais aller en soirée à la grand’ville chercher ma compagne au retour de sa tournée, j’en ai profité pour passer l’après-midi à la montagne, sur les contreforts du Sancy, accompagné de ma meilleure copine ever (Iris de la Loupette).
Départ à l’heure du goûter, depuis Pessade, sur le GR4. Pas l’habitude de croiser des gens là où je vais randonner d’habitude, mais ici, même en dehors de la saison touristique, on en voit un peu : ce qui est chouette c’est qu’ils descendent à l’heure où nous grimpons. Si bien que deux heures plus tard, arrivés tout en haut de notre escapade, on est quasiment tous seuls avec les vaches (et des tas d’autres non-humains ce qui fait que non, décidément, on n’est absolument pas tous seuls ! Je retire donc !)
Il fait très chaud avant que le soleil se décide à passer derrière les sommets. Puis les températures baissent subitement dès que l’ombre dévore la prairie.
Iris de la Loupette n’est plus de première jeunesse : au bout d’un moment, ma pauvre chérie s’assoit et demande la laisse – ça fait quelques mois, elle qui n’avait jamais connu les promenades en laisse, qu’elle me demande instamment cet “forme d’attachement”, histoire de me forcer à ralentir le pas, et, dès lors, elle peut tranquillement me suivre, en s’efforçant de rester dans l’ombre de l’humain, échappant ainsi au soleil rasant et aveuglant.
Ça me rend triste bien sûr. Je sais depuis quelques années que nos randonnées d’autrefois sont désormais du passé. Quand nous partions pour la journée, passions la nuit sous la tente en plein nulle part, là-haut, oui c’est bien fini, quand elle filait à l’horizon sur la crête – et moi, avec mon sifflet pour qu’on se retrouve. C’est triste de se dire que ces jours sont derrière nous, et, parfois, je vais me promener seul, la laisse à la maison, quand j’ai envie d’aller crapahuter sur des pentes plus escarpées.
Je marche avec elle et c’est comme si déjà, je faisais le deuil de nos aventures. C’est chiant de vieillir. Tous ces deuils qu’on doit faire. Pas que je n’aime pas vieillir. Il ne tiendrait qu’à moi, ça ne me gênerait pas tant : le futur ne m’intéresse pas vraiment, pas du tout même, j’ai souvent hâte que cette comédie arrive à sa conclusion. Mais perdre un chien, c’est perdre un monde, et ça, ma foi, je ne m’y ferai jamais.
Heureusement, hier à la tombée du soir, alors que nous redescendions parmi les prairies de genêts, bruyères et myrtilliers, et l’herbe des steppes environnée de vaches broutant paisiblement, Iris a retrouvé de la vigueur, coursant les petits oiseaux surgis des arbustes rachitiques typiques des hauts-plateaux.
Et je me disais. Tout ce temps passé à marcher ! Chaque jour, au moins une heure, et parfois des journées entières, et même quelques nuits.
J’ai commencé très jeune, ma première rando en solo dans le Vercors à 16 ans, et dès que j’avais une semaine de libre, et souvent plus d’une semaine, c’était sac à dos, monter dans un train, ou faire du stop, et basta : je vais marcher (et : tu reviens quand ? Je sais pas !).
L’été de mes 20 ans, j’ai plaqué mes études, mes chéries, mes potes et tout ce bordel de punk machin, et je suis parti, ne revenant que 2 mois plus tard, ayant bien failli ne jamais rentrer. C’est là que j’ai découvert que j’aurais pu marcher une vie entière, sans but particulier, si la faim ne m’avait pas ramené au bercail.
Bref, j’ai beaucoup marché, et plus je vieillis, moins les finalités de cette activité comme on dit, me paraissent claires. Je ne le fais certainement pas pour rester en bonne santé, encore moins pour méditer ou retrouver mon enfant intérieur, ce genre de conneries. Non. Je crois que marcher devient tout aussi absurde que le reste de ma vie. je me contente d’avancer assez vaguement, tant que ça dure, parce que c’est ce que je sais faire de mieux sans doute.
Avant j’écrivais beaucoup sur la marche, et des tas de gens se sont mis à écrire des livres à ce sujet. Je les ai lus. Ça ne m’a pas beaucoup parlé.
Peut-être j’aime bien cette idée, qu’on trouve dans certaines sociétés d’éleveurs nomades en Sibérie, ou des groupes de chasseurs cueilleurs en Amazonie, entretenir un sentier, un passage pour les bêtes, les peccaris, les rennes, et les humains qui sont à leur suite. Un truc dans ce genre.
Je concéderai à la limite cette finalité, un peu mélancolique. Quand je pars l’hiver à ski, hors piste, c’est aussi un grand plaisir de voir les traces de ses skis dans la neige en se retournant : je me dis qu’un autre explorateur sera content peut-être de voir que quelqu’un est passé à cet endroit, et qu’il pourra emprunter à son tour ces passages et glisser avec plus d’entrain qu’en frayant son propre chemin dans la neige épaisse : le premier qui passe au matin après les neiges de la nuit fait le travail pour les autres. J’aime bien le principe.
De fait il m’arrive aussi, au contraire, de refermer des pistes, en posant des branchages ou jouant avec les ronces et les genêts, histoire d’éviter que d’autres humains viennent fourrer leurs moteurs dans les parages.
Depuis que je vis avec des chiens, la marche est assurément devenue une expérience différente. J’ai longtemps marché seul. J’avais un ami de randonnée, mon meilleur ami, il y a une trentaine d’années, on aimait bien partir ensemble. Il était courageux, dur au mal, ne se plaignait jamais quand on se perdait, et on acceptait de marcher chacun de son côté pendant des journées entières (et on se retrouvait le soir à l’étape pour installer le campement, discutailler, jouer aux cartes ou picoler si l’occasion se présentait)
Mais les chiens ont tout changé.
En réalité, quand je marche, je m’intéresse plus à ce que peut vivre mon chien compagnon qu’à ce que je peux vivre moi-même. Quand Iris se lance dans une folle équipée dans les bruyères, je me sens aussi fou de joie et tout excité. Quand elle marque soudainement un arrêt, la patte avant droite levée, prête à bondir, je me sens dans le même état de vigilance extrême. J’apprends à scruter le monde avec ses yeux, sentir les odeurs avec son museau, écouter les frôlements dans les feuilles et le claquement doux des branches brisées au passage des animaux, comme elle. Tout en demeurant infiniment loin de la finesse et de précision de ses perceptions, évidemment, pauvre bipède causant que je suis.
Quand par hasard (ou parce qu’elle vieillit et n’a plus la force de grandes escapades) je vais seul sur les sentiers, je me sens intensément mélancolique. Je pense à elle et à tous les chiens avec qui j’ai partagé un peu de temps ici-bas. Tous me manquent. Je ne trouve plus beaucoup d’occasion de joies en ce bas monde, et c’est pourquoi la joie qu’ils m’apportent est précieuse. Je ne sais pas trop ce que je ferai quand Iris ne sera plus. Je n’aurais plus la force de faire le deuil d’une nouvelle vie, d’un nouveau compagnon, comme tant de gens qui disent : “c’est trop triste, je n’en prendrais pas d’autres” (et finissent par en prendre un autre, et : etc.)
Peut-être, c’est ce que je me dis, quand elle ne sera plus là, je pourrais filer avec mon sac à dos, comme dans mes jeunes années, et marcher pendant des mois, au risque de ne pas revenir je sais. Je sais.