Violence et racisme policiers : le paradigme du suprématisme blanc

Pour tous ceux qui réfléchissent aux violences policières et aux structures racistes dans lesquelles elles s’inscrivent (et considèrent donc que les meurtres et bastonnades perpétrés par la police ne sont absolument pas des « cas isolés », des « exceptions », des « dérives malheureuses », qu’il s’agirait de réguler à coup de petites réformes ou d’aménagements « à la marge ») je vous conseille de lire, si ce n’est déjà fait, les travaux de Jared Sexton et Steve Martinot, et, en guise d’introduction, sur ce sujet précisément, un article publié en 2003 dans  Social Identities Journal for the Study of Race, Nation and Culture Volume 9, intitulé « THE AVANT-GARDE OF  WHITE SUPREMACY », et repris dans le fascinant et très radical volume « Afropessimism » qu’on trouvera ici (pdf en libre accès) :

rackedanddispatched.noblogs.or

 

 

(je vous invite à lire ce volume passionnant, dérangeant, décapant. – particulièrement quand on est un lecteur blanc européen. On y trouve une collection de textes du radical Frank B. Wilderson, III, de Jared Sexton, Steve Martinot, de la grande féministe noire Hortense J. Spillers, et d’une de mes autrices préférées du moment, Saidiya Hartman, dont le dernier livre, Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals, me hante littéralement – le genre de livre qu’on lit très doucement, très lentement, pour bien s’en imprégner, en espérant favoriser de la sorte un bouleversement profond, à la hauteur du propos – que ça chamboule l’intimité – les émotions, la pensée.)

Un extrait donc (traduit brièvement, non sans difficultés d’ailleurs, je vous invite à lire l’article en entier pour  améliorer sa compréhension) de « The avant-garde of white supremaçy » de Jared Sexton et Steve Martinot :

« LE PROBLÈME DU PROBLÈME (SPECTACLE ET BANALITÉ)

La dichotomie entre l’éthique blanche et sa non-pertinence (irrelevance) par rapport à la violence du profilage policier n’est pas dialectique ; les deux sont incommensurables. Chaque fois que quelqu’un s’avise d’évoquer le paradigme du maintien de l’ordre (paradigm of policy), il est forcé d’en revenir à une discussion sur des événements particuliers – les homicides policiers très médiatisés et les batailles judiciaires qui s’ensuivent, par exemple. L’événement spectaculaire camoufle le fonctionnement du droit (law) policier comme le mépris, la terreur, l’occupation des quartiers ; le secret du droit policier est le fait qu’il n’existe pas de recours visant la perturbation de la vie des gens par ces activités. En fait, se focaliser sur l’événement spectaculaire de la violence policière, c’est déployer (et donc réaffirmer) la logique même du profilage policier. Or, on ne peut échapper à cette logique dès lors que l’on se soumet à la demande de fournir des exemples ou des images du paradigme. Par conséquent, la tentative d’articuler le paradigme du maintien de l’ordre se rend elle-même non paradigmatique, réaffirme la logique du profilage policier et se réduit ainsi à l’éthique frauduleuse par laquelle la société civile blanche rationalise son existence.

Les exemples ne sont pas à même de couvrir le spectre de la suprématie blanche contemporaine, du plus subtil (par exemple, l’impossibilité d’obtenir un taxi) au plus extrême (par exemple, l’occupation de facto de nombreux quartiers noirs et bruns en vertu de la loi martiale), tout cela étant devenu structurel et quotidien. Comme dans le cas de la violence policière spectaculaire, la production d’exemples de formes plus subtiles (bien qu’évidentes) de « racisme institutionnel » (par exemple, les tendances discriminatoires persistantes dans les domaines du logement, de l’éducation et de l’emploi) produit le même effet de réduction du paradigme au non-paradigme. La logique de cette approche journalistique génère une nonchalance dans le discours racial contemporain, de sorte que les reportages sensationnels sur les résidus supposés cachés d’un racisme persistant rendent l’analyse impossible. Le spectaculaire et le subtil, contre lesquels les gens peuvent s’unir dans leur désir de justice, restent les masques derrière lesquels se déroulent les opérations quotidiennes de la terreur suprématiste blanche.

La plupart des théories portant sur la suprématie blanche cherchent à sonder les profondeurs de sa démesure, par-delà l’ordinaire ; elles passent à côté du fait que le racisme est une affaire triviale (mundane). L’excès fondamental du paradigme du maintien de l’ordre qui imprègne cette culture est tout à fait banal (wholly banal). Ces théories négligent ce fait au profit de l’extravagance, du spectacle ou de la « psychologie profonde» d’éléments dévoyés et deviennent complices de la perpétuation de la suprématie blanche. Au contraire, la réalité est un ethos odieux de l’excès (the reality is an invidious ethos of excess) qui constitue la surface de toutes choses dans cette société. Depuis quelque temps déjà, la quête intellectuelle du sens prétendument caché du racisme permet d’échapper à la confrontation avec cette banalité, voire à son éventuelle reconnaissance. L’aspect le plus flagrant de cette banalité est notre acquiescement tacite aux règles de la race et du pouvoir, à la légitimité que la suprématie blanche prétend avoir, indépendamment de leur violation totale de la raison et de l’intelligibilité. Notre « acquiescement tacite » est la véritable source silencieuse de la ténacité et du pouvoir de la suprématie blanche.

Le spectacle est une forme de camouflage. Il ne cache rien, il rend simplement méconnaissable. On le regarde et on ne le voit pas. Il apparaît déguisé. (…) Le camouflage est une relation entre celui qui dissimule son apparence et celui qui est dupé, qui regarde tout en étant incapable de voir. Comme la racialisation en tant que système de significations assignées au corps, le spectacle policier est lui-même la forme d’apparition de cette banalité. Cette interminable agression reflète l’idée que la race est une enveloppe sociale, un système de catégorisation sociale déposé sur la tête des gens comme un vêtement. L’impunité policière sert à distinguer l’uniforme racial lui-même de l’ailleurs qui l’impose (the elsewhere that mandates it). Est ainsi constituée la distinction entre ceux dont l’humanité est constamment remise en cause et ceux pour qui elle va de soi. Le spectacle policier n’est pas l’effet de l’uniforme racial ; c’est plutôt l’uniforme policier qui produit la re-racialisation. »