Un extrait du livre bouleversant, radical, génialissime dans sa conception, écrit dans une langue fabuleuse (pour autant que j’en puisse juger) de la grande afroféministe Saidiya Hartman.
Wayward Lives, Beautiful Experiments. Intimate Histories of riotous black girls, troublesome women, and queer radicals, s’inscrit à la suite des travaux de Saidiya Hartman qui visent à extirper de l’oubli (et du silence) l’existence et la biographie de personnes qui semblent “sans histoire”, ou que l’histoire a effacées de la mémoire. Les deuxièmes et troisièmes générations après l’abolition, évadées des plantations pour migrer dans un autre environnement raciste fondé sur la structure suprématiste blanche, ces grandes villes du Nord, New York ou Philadelphie, où furent créer les ghettos noirs.
Dans ce livre elle recrée, à l’aide de documents d’archives, de lettres, de photographies, textes historiques, sociologiques, “de réforme sociale”, les vies fugitives de ces rebelles rêveuses, aventurières sexuelles, errantes aux abois, émeutières et combattantes.
En voici un bref extrait :
“Les enquêtes et les images sociologiques m’ont laissé froide. Ces photographies n’ont jamais su saisir la belle lutte pour la survie, ni entrevu les modes de vie alternatifs, ni éclairé l’entraide et la richesse communautaire du bidonville. Les images des réformistes et les enquêtes sociologiques ne documentaient que la laideur. Tout ce qui est bon et décent se trouve sur les ruines des modes d’appartenance et de vie proscrits : l’amour non reconnu par la loi, les ménages ouverts aux étrangers, l’intimité publique des rues, les prédilections esthétiques et les excès volontaires des jeunes Noirs. Les mondes sociaux représentés dans ces images étaient destinés à être détruits et éliminés. Les réformateurs utilisaient des mots tels que « progrès », « amélioration sociale » et « protection », mais personne n’était dupe. Le bidonville interracial a été rasé et cartographié en zones homogènes fondée sur une différence absolue. Le ghetto noir était né.
Les légendes transforment les photographies en tableaux moraux, amplifient la pauvreté, organisent et classent le désordre. Quartier nègre. La légende semble se contenter de reproduire l’image, détailler ce qui réside dans son cadre, mais en réalité, elle produit ce qui apparaît. Elle subsume l’image au texte. Les mots attachés à l’image – « disgracieux », « cassé », « typique » – semblent faire partie intégrante de l’image, comme les draps de lit froissés ou les planches qui recouvrent les fenêtres brisées de la cabane. Les légendes indexent la vie des pauvres. Les mots policent et divisent : « quartier nègre ». Annoncent l’ordre vertical de la vie : « Marchandises avariées ». Rendent l’espace domestique disponible pour le contrôle et la punition : « Risque moral dans une seule pièce ». Proclament le crime de la promiscuité sociale : « Huit personnes occupent une chambre ». Administrent la mixité des foules, opérant la ségrégation, et représentent le monde conformément à la ligne de séparation des couleurs : vues de « jeunes filles italiennes », de « garçons avec une casquette » et de « deux nègres dans l’entrée d’un bâtiment délabré ».
Ces images interdisent d’imaginer que la ségrégation ne puisse pas être une sélection naturelle basée sur l’affinité et que les lois Jim Crow n’avaient pas toujours prévalu. Les réformateurs sociaux ont ciblé l’intimité interraciale ou même la proximité ; le problème des filles et le problème nègre ont surgi en même temps, et ces réformateurs ont trouvé dans la liberté sexuelle des jeunes femmes une cible commune. Les craintes de promiscuité, de dégénérescence et d’intimité sexuelle interraciale qui en découlent conduisent à l’arrestation et à l’emprisonnement des jeunes femmes. Les politiques d’amélioration des bidonvilles et de ciblage du vice urbain ont étendu la ligne de démarcation par couleur, en l’absence d’un appareil juridique ou d’une loi statutaire pour l’imposer et la faire respecter. Les réformateurs progressistes et les travailleurs des colonies auront été les architectes et les planificateurs de la ségrégation raciale dans les villes du Nord.
Les photographies ont contraint les pauvres noirs à être visibles en tant que condition du maintien de l’ordre et de la charité, obligeant ceux qui sont tenus d’apparaître à subir le fardeau de la représentation. Dans ces images iconiques des pauvres noirs des villes, des personnes individuelles ont été forcées de suppléer aux grands récits historiques sur le progrès ou l’échec des Noirs, de servir de représentants d’une race ou d’une classe, d’incarner et d’habiter les problèmes sociaux, et de prouver l’échec ou l’amélioration de la situation. Ces photographies prolongent une optique de visibilité et de surveillance qui trouve son origine dans l’esclavage et la logique administrée de la plantation. (Être visible, c’est être la cible d’un redressement ou d’une punition, d’un enfermement ou d’une violence).”