Racines de l’apathie

Lac d'Aydat by dana Hilliot

En me promenant tantôt avec Iris de la Loupette aux abords du lac d’Aydat, je me disais

(que les canards sont tellement habitués aux zhumains et aux chiens, sur ce lac très fréquenté en été, qu’ils connaissent au centimètre près la distance de sécurité nécessaire pour éviter les investigations un peu trop rapprochées de la gente canine, à commencer par Iris, experte dans le domaine des Anatinae)

Je me disais donc : d’où me vient cette apathie depuis deux jours, qui me laisse incapable d’écrire une ligne, et même d’aligner deux pensées à la suite ? Au point d’imaginer « laisser en plan » (au sens littéral) mon prochain livre sur le climat, comme si j’avais été assommé par les choses que j’avais à dire (sans parler du fait que beaucoup d’autres les ont déjà dites, certes, différemment, mais tout de même).

Il me semble que cette apathie, qui, à mon avis, menace chacun d’entre nous, même les mieux informés, même les plus indignés, résulte de la conjonction de deux choses :

Premièrement, de la conscience que l’analyse de la crise climatique du point de vue de la justice globale (le seul point de vue pertinent si l’on y réfléchit soigneusement), nous confronte à la puissance du système-monde capitaliste, et au succès terrifiant des idéologies néolibérales sur la plus grande partie de la population dans les « pays du nord ».

Et, deuxièmement, que chacun de nous, quelle que soit la conscience qu’il en ait, se trouve immergé des orteils au crâne dans ce système-monde, jusque dans ses territoires les plus intimes. Pour le dire crûment, nous dépendons quasiment totalement du système capitaliste global, que nous soyons du côté de ceux qui en tirent jouissance et confort, ou que nous soyons du côté de ceux qui en subissent la violence et en crèvent (les colonisés, les “colonialisés”, de l’extérieur comme de l’intérieur). Que vous soyez du côté de ceux qui ont accumulé ou vont accumuler du capital, ou de ceux qui devront passer leur existence entière à rembourser une dette de départ incompressible. Bref : quelle que soit notre histoire et notre géographie, personne ou presque n’y échappe désormais : nos zones d’autonomie ne sont plus que symboliques. Et encore ! Ces symboles eux-mêmes, à peine surgis dans le flux des pensées publiques, sont happées par les propagandistes qui ont tôt fait de les transformer en marchandises.

Ce pourquoi, même les plus volontaires, les plus enragés, les plus déterminés des militants, ne manquent pas de sombrer parfois dans cette apathie – un sentiment d’impuissance, et parfois, de honte et de culpabilité, car ils savent bien que l’ennemi est redoutablement puissant, qu’il est armé, ne lâchera rien, mais, pire encore, qu’il a réussi à faire pousser ses racines toxiques jusque dans nos corps et nos pensées les plus intimes.

Et je me suis dit alors : certes. Mais cette apathie, finalement, n’est-elle pas exactement la même dont les habitants les plus conscients des pays du nord sont frappés depuis des siècles. Plus précisément depuis trois siècles d’esclavage, de colonisations, de travail forcé, de spoliations, de viols, de meurtres de masse, de génocides, de répressions brutales, d’humiliations répétées, d’inégalités structurelles, dont furent victimes principalement les habitants des « pays du Sud » (mais aussi les ostracisés de l’intérieur, le bas peuple, les masses laborieuses, les immigrés, et j’en passe) ? N’est-ce pas la même apathie, le même sentiment d’impuissance ?

Comment se fait-il que « nous » (ou du moins ceux des pays riches qui ne sont pas totalement décérébrés et complètement immoraux) soyons arrivés à faire profil bas devant ces ignominies sur lesquelles repose la “qualité” de nos vies, le « confort » de nos existences ? Dire qu’autrefois, nos prédécesseurs ne « savaient pas », c’est être bien ignorant de l’histoire des opinions et de l’information, et, de toute façon, l’argument ne tient plus aujourd’hui.

Une des réponses (provisoire et discutable, peut-être la rejetterai-je demain ?), serait que nous ne sommes pas confrontés à un ennemi extérieur, que nous pourrions assiéger avec patience et obstination, jusqu’à ce qu’il cède. Non. C’est que cet ennemi est aussi un ennemi intérieur, un ennemi intime.

(NB : évidemment, je dois rappeler, par décence, que ces atermoiements de l’âme, et la douleur procurée par ce sentiment d’impuissance, aussi légitimes soient-ils, ne tiennent pas un seul instant la comparaison « morale » avec ce que doivent endurer et ce, depuis des dizaines et des dizaines de générations, les perdants du système-monde capitaliste global. Et que pour les plus pauvres d’entre “nous”, les pauvres du “Nord”, c’est encore autre chose, une autre forme d’humiliation – faire partie des perdants dans un pays riche, je vous assure, c’est à se damner parfois)