Azis, musicien star, queer, rom et bulgare. Extraits du livre White Enclosures de Piro Rexhepi

Ce livre exceptionnel  White Enclosures. Racial Capitalism and Coloniality along the Balkan Route, de Piro Rexhepi, qui se définit lui-même comme un « queer Albanian Muslim from Macedonia », explore les relations complexes entre les Balkans, l’Europe, et le reste du monde, notamment le monde “oriental” arabo-musulman, à l’heure où la région, de la Turquie aux États de l’ancienne Yougoslavie, en passant par la Grèce, la Bulgarie, ou la Hongrie, constitue une des voies d’accès pour les réfugiés venus du proche et moyen orient, ou encore de l’Afrique de l’Est, vers l’Europe de l’Ouest et du Nord. Le livre nous emmène au Kosovo, revenant à cette occasion sur la signification politique et raciale de la guerre menée par la Serbie contre les populations musulmanes de Bosnie dans les années 90, en Albanie, mais aussi en Bulgarie comme nous le verrons, où sévit un racisme politique, notamment envers les Roms et les musulmans (les roms bulgares étant de surcroît de religion musulmane) qui n’a rien à envier à celui que mènent Orban et sa clique en Hongrie.

Rexhepi montre que cette résurgence de récits racistes dans les pays balkaniques s’inscrit à la fois dans des angoisses démographiques « nationalistes » (la peur du déclin et du grand remplacement par des populations non-blanches), et dans la consolidation de la forteresse européenne (ou les politiques « immunitaires » du bloc de l’Ouest pour reprendre l’expression de Roberto Esposito), laquelle repose en grande partie sur l’intégration des anciennes républiques socialistes à l’Europe au titre de « zones tampons » avec le reste du mond – et notamment la menace fantasmée d’une invasion terroriste islamique. Il faut ici remplacer, dans le cas de l’Europe, mais aussi d’autres parties du monde (autour de la Chine par exemple, ou des USA), le terme « frontières », qui évoque une ligne tracée entre deux territoires, par celui de b/order, qui qualifie mieux ces zones tampons, en jouant sur les mots border, bordure, et order, ordre. L’Europe du Sud-Est, l’Afrique du Nord, la Turquie ou Israël, sont à ce titre des avants-postes ou b/order, dont les politiques généralement non-démocratiques, voire dictatoriales, bénéficient du soutien tacite des Européens de l’Ouest et du Nord, dans la mesure où ils se conforment aux missions qui sont les leurs, protéger la géographie, les mythes et les « valeurs » des anciennes puissances coloniales. En fermant les yeux sur le ségrégationnisme et la violence raciale de ces dirigeants des b/orders, les puissances européennes assurent les pays balkaniques de leur identité d’européens blancs – identité puisée dans une généalogie sélective qui remonterait à la période pré-ottomane. Les musulmans de Bosnie et d’ailleurs en Europe du Sud-Est, épine démographique dans le pied du suprématisme blanc, sont contraints d’incarner la version européanisée d’un Islam modéré (contrôlé par une sorte d’organisation “ecclésiale” comme au Kosovo, une sorte d’église d’Islam claquée sur le modèle des institutions hiérarchiques chrétiennes) sous peine d’être considérés et traités comme des terroristes potentiels ou des protecteurs d’un Islam radical.

Mais l’auteur va plus loin et articule de manière brillante la relation entre le racisme anti Roms et anti Musulman avec les politiques homophobes et anti-LGBTQ+ dont on sait combien elles ont servi un Viktor Orban dans sa conquête et son maintien au pouvoir – mais c’est vrai également en Bulgarie, où les partis nationalistes et populistes d’extrême droite saturent l’agenda politique depuis une douzaine d’années (vous me direz, c’est vrai aussi en France par exemple, et ce n’est pas pour rien que les dirigeants de Rassemblement National sont des invités réguliers des nationalistes Bulgares). La sexualité, à travers la menace d’un effondrement “nataliste” de la supposée « nation bulgare blanche », ou la mise en danger de son « patrimoine génétique », constitue en effet un enjeu majeur dans toute la région, et, aussi bien les Roms que les musulmans incarnent les pulsions sexuelles et reproductrices fantasmées, lesquelles, comme on l’entend très explicitement aux États-Unis, sont susceptibles non seulement de submerger le pays d’enfants « de couleur », mais aussi de séduire (et corrompre) les « femmes blanches », et de faire sombrer la nation dans une abominable mixité, impure et, dans le cas des pays Balkaniques : “Ottomane”.

Et c’est à cet endroit que Piro Rexhepi fait intervenir le génial Azis, musicien rom et bulgare, queer, homosexuel, qui emprunte non seulement son nom, mais une partie de sa musique au monde musulman, mais aussi au folklore bulgare et aux traditions Roms, notamment la Chalga (ou : Tchalga – préférez l’article en anglais : celui en Français est vraiment médiocre). Comme on le lira dans les extraits suivants, traduits « vite fait », Azis se situe précisément à entrecroisement de des angoisses envers les races, les réfugiés et les identités queer, qu’il perturbe et bouscule de manière provocante et avec talent, entraînant avec lui toute une partie de la société, notamment les “subalternes”, les minorités, les milieux populaires, les jeunes bien entendu, et tous ceux qui veulent résister au suprématisme blanc qui tente de s’imposer dans la région. ce faisant, son exemple, et l’espère, et c’est la raison pour laquelle j’invite le plus grand nombre de lecteurs à lire ce livre toute affaire cessante, (et pourquoi pas à un éditeur francophone d’envisager une traduction), c’est qu’il bouscule aussi ce que j’appelle le « colonialisme intime » persistant des Européens de l’Ouest, et les mythes sur lesquels reposent nos ignorances et la violence de nos politiques immunitaires.

Le danger désormais patent de cette externalisation de la violence raciale dans les zones tampons de l’Europe, c’est qu’elle finit par devenir contagieuse et revient de manière irrésistible s’installer dans l’agenda politique des pays supposés défenseurs des droits de l’homme ou incarnant la tolérance. De manière spectaculaire, les thèses du grand remplacement et du suprématisme blanc reviennent sans scrupules saturer les débats en Europe de l’Ouest, et ne sont plus, loin s’en faut, l’apanage des partis d’extrême droite. On avait voulu taire les racines profondément racistes de l’histoire esclavagiste et coloniale de l’Europe en les neutralisant dans un lénifiant récit post-colonial et en exportant ces angoisses raciales dans les pays limitrophes. Mais le refoulé revient sur le devant de la scène, non plus à titre de hantise, mais comme le dévoilement de ce qui avait toujours été là, et avait constitué un des motifs continus de l’histoire récente. Comme si, en élargissant « l’Europe des blancs » pour des motifs géopolitiques, dans ce style paternaliste que les institutions européennes réservent aux pays post-socialistes, la contagion raciste finissait par déborder les murs de la forteresse immunitaire blanche : en se protégeant de la mythique menace islamique, noire, queer, roms, etc., l’Europe ouvre en grand les portes à une nouvelle ère possiblement fasciste.

 

On peut écouter et regarder la très intéressante interview que l’auteur a donnée au Yale McMillan Center en présence notamment de Fatima EI-Tayeb, en avril dernier (2023)

 

Traduction d’extraits du livre de Piro Rexhepi, White Enclosures, se rapportant à la musique d’Azis (tirés de l’introduction et du chapitre 5, pp.135ss)

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Sur les corps, les frontières et les lendemains ottomans agités

En 2007, l’artiste rom bulgare Azis a placé à Sofia un panneau d’affichage le représentant en train d’embrasser son petit ami de l’époque, Niki Kitaeca. Ce panneau a été retiré peu de temps après par Boyko Borisov, alors maire de Sofia. Ce n’était pas la première fois que Borisov retirait l’un des panneaux d’Azis. L’ascension politique de M. Borisov, qui est passé de fonctionnaire au ministère de l’intérieur au début des années 2000 à Premier ministre en 2009, était étroitement liée à une controverse antérieure et à des débats politiques centrés sur l’enlèvement d’un autre panneau d’affichage d’Azis en 2004. Azis avait placé un panneau montrant une partie de son dos nu pour promouvoir sa chanson « How It Hurts » près du mémorial de Vasil Levski, un héros national bulgare qui avait joué un rôle central dans la guerre d’indépendance contre la domination ottomane. Face au tollé général suscité par le manque de respect dont Azis avait fait preuve en exposant son postérieur devant le mémorial de Levski, le peuple bulgare et l’Église bulgare, M. Borisov a envoyé des pompiers et des ouvriers pour retirer cérémonieusement le panneau d’affichage. Cette scène spectaculaire a accentué les angoisses raciales et sexistes des Bulgares face à l’hétéronormalisation historique et à l’européanisation de la société bulgare, à un moment où les Bulgares étaient enfin acceptés et reconnus comme blancs et nominalement occidentaux – l’année même où le pays avait été admis comme membre à part entière de l’OTAN et avait conclu les négociations d’adhésion à l’Union européenne.

À la suite de l’incident de 2004, le célèbre animateur bulgare Martin Karbowski a invité Azis à son émission. Dans un cadre qui ressemblait plus à un procès public qu’à une interview, Azis a été confronté à Karbowski, au publicitaire Kevork Kevorkian et au philosophe Ivan Slavov. La conversation s’articulait autour de la question de savoir si Azis avait été implanté dans la société bulgare, s’il était “réel” ou le produit d’une sorte de laboratoire provocateur anti-bulgare. Slavov avait apporté au studio un dossier contenant de la pornographie qu’il avait collectée à Sofia et dans les environs, problématisant l’intérêt croissant pour le sexe anal dans le désir bulgare et insinuant que la proximité du postérieur d’Azis avec le mémorial du héros national Levski pourrait avoir été plus qu’accidentelle. Slavov a soutenu que cela faisait partie d’une conspiration plus large visant non pas à libérer les sexualités postsocialistes des gens, mais à les nourrir de la perversité des Roms. Karbowski et Kevorkian ont posé des questions à Azis, qui semblait visiblement affligé et attaqué. Voulant humilier davantage Azis, Kevorkian lui a demandé s’il avait fait cela à cause d’un complexe d’infériorité lié à son appartenance à la communauté rom. Lorsque Azis s’est défendu en disant qu’il n’avait pas honte d’être bulgare, Kevorkian lui a demandé : « Pourquoi ne dites-vous pas que vous n’êtes qu’un cigan [gitan] ? » (Karbowski 2004).

Au milieu de la première décennie du XXIe siècle, l’attrait populaire pour Azis a été perçu par les intellectuels bulgares de l’establishment comme une menace pour l’hétérosexualité. En tant que Rom et personne homosexuelle, Azis est devenu la cible ultime des attaques racistes et queer phobiques. Au milieu des années 2010, les thèmes abordés dans les chansons et les vidéos d’Azis ont sensiblement évolué, de même que la manière dont la pression publique s’exerçait sur lui. Alors que ses chansons et ses vidéos fusionnaient le sexuel et le social, les protestations du public à leur encontre étaient passées d’accusations de déstabilisation de l’ordre sexuel sexué de la société à des accusations d’ “arabisation” de la culture bulgare (Karbowski, 2015). En 2015, en pleine crise des réfugiés, le nouveau single d’Azis pleurant la perte de son amant – “Habibi”, qui signifie « mon amour » en arabe – est devenu viral sur YouTube. Lors d’un autre entretien avec Azis, M. Karbowski s’inquiète moins du fait que le sujet de la chanson soit un couple gay que du choix par Azis d’un titre arabe pour la chanson, qui est un geste de solidarité avec l’arrivée des migrants le long de la route des Balkans. Pourquoi Azis n’a-t-il pas choisi le mot bulgare pour « mon amour » – lyubimi – a demandé Karbowski ? Arborant un kaffiyeh, Azis a répondu en arguant que l’amour est universel et que habibi sonnait simplement mieux. Ulcéré, M. Karbowski s’en est pris à M. Azis, l’accusant d’arabiser la culture bulgare et de transformer la Bulgarie en un “Arabistan”. « Vous ne pensez pas à ces choses ? dans la situation actuelle ?”, poursuit Karbowski : « Vous êtes un modèle culturel. » « Oui ! » répond Azis sur un ton de défi. En évoquant la situation actuelle, Karbowski faisait allusion à l’arrestation et aux procès de radicaux islamistes prétendument financés par des organisations arabes étrangères. Ces procès et les craintes du public concernant les réfugiés musulmans et arabes passant par la Bulgarie ont conduit à l’adoption en 2016 d’une loi nationale criminalisant l’islam radical. Ces craintes ont à leur tour été amplifiées par la publication par Wiki Leaks de rapports de l’ambassade américaine faisant état d’une prétendue menace d’arabisation de l’islam bulgare, d’affirmations selon lesquelles une partie des migrants musulmans arrivant de Syrie avaient une vision wahhabite de l’islam, sur la base d’années d’études anthropologiques occidentales publiées sur les dangers de la radicalisation des musulmans bulgares par l’intermédiaire de l’ « aide orientale ».

En arrière-plan, la paranoïa croissante du public concernant le déclin démographique des Bulgares a donné naissance au Mouvement pour la cause nationale (Движение занационална кауза), qui utilise l’abréviation днк, l’ADN bulgare, et se préoccupe de la « cause de la démographie et de l’ADN » ou de la préservation génétique de la nation bulgare. En collaboration avec les autorités municipales de Sofia et l’Église orthodoxe bulgare, l’organisation encourage les Bulgares à avoir plus de bébés dans le cadre de sa campagne « Do It for Bulgaria » (rebaptisée par la suite « Do It Now »), en échange de baptêmes chrétiens gratuits, de traitements de fécondation in vitro et de divers avantages et forfaits offerts par des entreprises sponsors telles que Philips Avent et Bebelan. Outre les sous-entendus racistes de la campagne, diverses affiches promotionnelles diffusées sur les médias sociaux et dans les rues de Sofia incitaient les femmes, par des messages misogynes, à augmenter leur poitrine jusqu’à la « taille C sans silicone » ou représentaient des cigognes portant des drapeaux bulgares célébrant le 3 mars, jour de l’indépendance nationale par rapport à l’Empire ottoman.

Je souhaite revenir sur Azis parce qu’il perturbe plusieurs peurs qui se chevauchent. Sa solidarité avec les migrants, son choix d’un nom de scène musulman dans le contexte d’une longue histoire de changements forcés de noms et ses binaires troublants homme/femme, queer/hétérosexuel, blanc/bulgare/rom, arabe/européen, autochtone/migrant, combinés à l’attrait populaire pour sa musique chalga, ont été perçus comme des menaces pour la pureté raciale et religieuse des Bulgares. Dans un article d’opinion paru dans Postpravda (2016), par exemple, un auteur déplore sa popularité : « Comment, au cours des dernières décennies, nous nous sommes beaucoup éloignés des cornemuses traditionnelles et des voix angéliques de Valya Balkanska pour tomber en quelque sorte sur Azis – un hybride choquant, pervers et en constante évolution d’une personne sautant nonchalamment entre les imitations de Rihanna, Lady Gaga et un père de famille ordinaire. » Sa comparaison avec Valya Balkanska, née Feime Kestebekova dans une famille musulmane, vise à accentuer son refus de suivre la bonne minorité mandatée par le processus de renaissance, selon lequel un bon musulman, turc, pomak ou rom est celui qui conserve son nom bulgare attribué sous la contrainte et aspire à la blancheur bulgare et au cishétéro-patriarcat en reniant ses affectations, afflictions et affiliations roms ou ottomanes/islamiques.

Lidentité queer d’Azis est dangereuse précisément parce qu’il s’éloigne des orientations hétéro et blanches, non seulement en répondant aux différences relationnelles, intersectionnelles ou incommensurables qui pourraient être comprises comme renforçant les oppositions binaires, mais aussi parce qu’il refuse les inscriptions eurocentriques du genre et de la sexualité. Ses mouvements et sa musique touchent un nerf historique particulier chez les aspirants bulgares et balkaniques, non seulement parce qu’il s’occupe des sensibilités (re)stockées qu’il éveille avec sa musique, son travestissement et sa danse, mais aussi parce qu’il remet en question les coordonnées temporelles et territoriales désignées par la colonisation, qui produisent des personnes catégoriquement différentes en Bulgarie par rapport aux réfugiés qui passent le long de la route des Balkans. Le fait qu’Azis soit entendu aussi bien à Belgrade qu’à Beyrouth en dit long sur les points communs affectifs et esthétiques post-ottomans qui remettent en question l’ordre racial/colonial. La pression exercée pour éloigner les réfugiés ou les accuser d’ “arabiser” la culture bulgare ne relève pas tant du racisme xénophobe, comme cela pourrait être le cas au cœur des espaces euro-américains, que de la proximité des réfugiés et de leur capacité à entrer en résonance avec l’autre race locale, dont la collaboration expose la fragilité de la blancheur supposée des peuples bulgares et balkaniques. Mais ces angoisses ne sont pas seulement esthétiques ; elles sont aussi des craintes phasmophobes du retour des musulmans expulsés de Turquie, et le Moyen-Orient hante la stabilité établie d’une “nation” construite sur le territoire et le temps saisis – non seulement de ceux qui ont été expulsés de Bulgarie ou des Balkans, mais aussi par la récupération des processus d’assimilation forcée qui semblaient autrefois sûrs de leur succès pour purger ou purifier à jamais l’autre racial immédiat. Plus important encore peut-être, et sans se voiler la face, Azis pose des questions qui menacent le statu quo réduit au silence, redressé et lavé à la chaux autour des vies ruinées et retirées des réfugiés et rapatriés queer, trans, roms, musulmans qui se cachent sous le vernis des b/orders modernes/coloniaux euro-atlantiques de la Bulgarie et des Balkans. Nombre d’entre eux, comme l’affirme Madina Tlostanova, « sont à la fois des autres postsocialistes et postcoloniaux qui seront toujours exclus de la similitude européenne//occidentale/nordique dans l’extériorité, mais qui, en raison d’une configuration coloniale-impériale, ne pourront jamais appartenir à aucune localité – indigène ou acquise ».”

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Azis, Motel (2017)

Au milieu des rassemblements racistes de l’été 2017, Azis publie le single “Motel” sur YouTube. Un mois après sa sortie, le single atteint vingt-six millions de vues. Azis emmène le spectateur dans un voyage différent de celui de la panique nationaliste bulgare face aux réfugiés et à la hausse de la démographie rom et musulmane. Assis à l’arrière d’un bus circulant dans Sofia, Azis observe non pas tant une ville qu’il aimerait voir, mais plutôt une ville qui est déjà en train de se construire : des personnages homosexuels partageant des photos avec un vieux couple buvant du rakija, des moments de séparation et d’intimité entre des personnes amoureuses ou non, des luttes quotidiennes pour la survie et des possibilités infinies de racheter, de réexister et de se réapproprier ce qu’on leur a dit être des différences irréconciliables. Les images n’effacent pas les séquelles de la violence raciste et le silence qui continue de frapper les Roms et les musulmans. Au contraire, en plaçant un couple musulman au centre de la vidéo, Azis expose ce que l’État nie, cache et vise activement à détruire. L’intersection des Roms et des musulmans suscite un type particulier de peur dans l’imagination des Bulgares blancs, une peur où les communautés historiquement racialisées en marge convergent pour affronter les frontières « aveugles à la couleur » (color-blind borders) de la Bulgarie, en traçant de nouveaux imaginaires et itinéraires de libération.

J’ai réfléchi à la reconstitution de la blancheur bulgare postsocialiste avec Azis, non seulement parce que sa musique a été un compagnon constant de mes voyages en Bulgarie, mais aussi parce que sa musique perturbe les imaginaires racistes et homophobes bulgares et balkaniques, tout en soutenant la réalité et en faisant danser la maison postsocialiste. Alors que les menaces nationalistes confondent les différences sexuelles, raciales et religieuses, Azis perturbe non seulement les hétéro-mythologies nationalistes d’une Bulgarie pré-ottomane ethniquement propre, mais aussi la nostalgie postsocialiste de la gauche, dont le recrutement d’un passé socialiste daltonien trouve un appui avec l’investissement de l’UE-OTAN dans la culture de la blancheur à travers son projet d’intégration euro-atlantique. Dans “Motel”, Azis nous invite tous à monter dans un bus différent et à voyager avec le genre d’affirmation de soi et de solidarité qui n’est pas aussi “néolibérale” que tout semble l’être aujourd’hui, mais qui vise à générer et à renforcer les imaginaires antiracistes des communautés rom, queer, migrantes, ouvrières et musulmanes pour qu’elles s’aiment elles-mêmes, indépendamment des retours réactionnaires répétés et des élargissements du racisme. Dans une nuance balkanique, Azis déploie ce qui, dans les Balkans, se traduit par « Laissez les chiens aboyer, la caravane passera ». Son immense popularité en Bulgarie et dans les Balkans, au-delà des clivages raciaux, religieux et de classe, reflète la résonance qu’il a été capable d’obtenir avec les undercommons (Harney et Moten 2013) en ramenant et en évoquant des généalogies et des subjectivités de désir non sexuées et “rétrécies” par la modernité (post)ottomane et socialiste.

Pozna Li Me (2018)

L’inquiétude suscitée par la popularisation de la chalga au cours des deux dernières décennies et la propagation de la « mentalité tsigane » parmi les Bulgares sont perçues comme des menaces pour la pureté blanche et chrétienne de la Bulgarie, car elles brouillent les lignes de couleur historiques qui l’ont constituée en premier lieu. Cela est devenu particulièrement évident en 2018, lorsque Azis a sorti « Pozna Li Me ? » (2018), qui a fait froncer les sourcils dans les cercles de la gauche libérale et de la droite conservatrice, car elle mettait en scène l’actrice bulgare emblématique Tsvetana Maneva, qui prononce à la fin de la chanson un court monologue sur la situation politique en Bulgarie, soulignant que « chaque fois que quelque chose ne va pas, les “autres” sont déjà là pour être blâmés – ils ne sont pas inventés ». Maneva regarde ensuite la caméra et demande : « Qui décide qu’ils sont une erreur ? Qui ? Nous les rejetons, nous les réprimandons, nous leur crions dessus… Sommes-nous vraiment des gens vils, ignorants et mauvais ou sommes-nous cruels parce que nous avons oublié notre vraie nature ? » La réaction à la vidéo et à la chanson n’était pas tant liée au contenu du monologue de Maneva qu’à son audace d’apparaître dans une vidéo d’Azis, de s’identifier à la chalga et de se mêler à quelqu’un comme Azis. Le plus grand mélange qui préoccupait les commentateurs culturels bulgares était son pedigree théâtral jeté dans le même sac que la chalga. La question a pris une telle ampleur, et Maneva a reçu tant d’accusations, comme celle d’avoir été payée par Azis pour réaliser la vidéo contre son gré, qu’Azis et Maneva ont tous deux publié des déclarations sur leur collaboration. Dans une interview avec Chasa, Maneva a déclaré que « l’accusation selon laquelle j’ai brouillé la frontière entre la chalga et l’intelligentsia est stupide » et qu’elle s’oppose à ce type de pensée « atroce et fasciste » (Markova 2018). Maneva n’a pas pu s’empêcher de souligner sa surprise de voir que ce n’était pas la chanson ou le message qui faisait réagir les gens, mais le fait qu’elle s’était réduite à la chalga :

« Je ne m’attendais vraiment pas à ce genre de réaction à la vidéo, d’autant plus que les gens ne discutent pas de la chanson mais du fait de savoir si [elle] est chalga ou non ; tout en sachant que le message de la chanson était de nous rappeler que nous ne nous comportons pas comme des êtres humains envers les autres, les animaux ou l’environnement depuis un certain temps, une sensibilité commune que je partage avec Azis et qui est la raison pour laquelle j’ai choisi de participer à la vidéo et je ne vois pas pourquoi je devrais être gênée. »

Pendant ce temps, Azis postait sur son compte Instagram :

« Je vous ai entendus lorsque vos cris de haine ont percé le sol. Je n’ai pas payé Maneva pour qu’elle se joigne à moi, j’ai partagé mes idées et elle a dit oui. Cette chanson n’a rien à voir avec le soutien de Tsvetana Maneva à Azis ou avec le genre musical que vous en êtes venus à détester. Tsvetana a soutenu la cause qu’elle ne pouvait pas nier. Nous n’avons pas eu le temps de parler avec Tsvetana du genre de musique qu’elle aime et qu’elle soutient. Parce qu’avec Tsvetana, nous avions envie de crier : Nous ne pouvons pas continuer ainsi ! Et c’est son geste radical d’empathie. Elle n’a pas de prix et sa valeur ne se mesure pas en argent. C’est un geste contre la haine et le déni. Quelque chose qui vous est manifestement inconnu ! Je t’aime, Tsvetana Maneva ! ».

Entre-temps, les fans ont riposté aux réactions négatives en s’enregistrant en train de chanter la chanson, qu’Azis a mise en ligne sur sa chaîne YouTube. Certains d’entre eux ont interprété la chanson dans des styles différents afin d’interpeller le public sur le mélange de chalga avec de la musique bulgare respectable.

Ciganche (2019)

Mais la véritable réaction à ce mixage des genres a eu lieu en juin 2019, lorsque Azis a publié sa nouvelle chanson « Ciganche » (2019) sur sa vidéo YouTube consacrée à l’amour et au métissage. La chanson dont le titre peut être traduit par « Gypsy Boy », raconte, comme le commente Azis, « la honte, à la fois être honteux et se sentir honteux », d’être qui il est, la honte qui, comme le disent les paroles, s’abat également sur la personne blanche amoureuse d’un Rom, un amour qui l’oblige à « cacher à tout le monde que tu aimes le noir, le minable, le pauvre garçon ». Elle se termine par « N’aie pas honte de la couleur de ma peau et de ce que les gens diraient ! ». Dans la vidéo, Azis apparaît dans une maison qui ressemble à celles détruites par la police bulgare dans les quartiers roms. S’exprimant sur la chanson dans divers médias, il souligne qu’elle traite du racisme et de la honte que ressentent les Roms et qu’une façon de gérer la panique liée à l’intégration est de faire en sorte que davantage de personnes se mélangent par l’amour. Azis a profité des débats sur la musique pour élargir son message en soulignant qu’il pensait que « le kyuchek [musique de fanfare rom] doit être transféré dans les foyers bulgares, et la musique folklorique dans les foyers tsiganes ». Le mélange des couples – Bulgares et Roms – est la voie directe vers l’intégration », concluant qu’ « il doit y avoir plus d’amour entre les Bulgares et les Tsiganes ». Les commentaires sur les médias et les réseaux sociaux ont été majoritairement négatifs. Un commentateur déclare qu’ « Azis a un complexe d’infériorité parce qu’il est Rom et qu’il est donc désireux de changer le patrimoine génétique des Tziganes », et un portail web considère qu’Azis lance une nouvelle provocation. Dans « Pozna li me ? » (2018) et « Ciganche » (2019), Azis pèse sur l’intersection de la peur de la crise démographique, de l’enfermement et du déplacement des Roms musulmans à travers la Bulgarie et des angoisses liées au mélange des corps, de la musique, de la langue, de la classe, du goût et de la race. En tant qu’artiste de chalga non conforme au genre, Azis est devenu le médiateur de l’intensification et de la convergence de la queerphobie, du racisme et de l’islamophobie en Bulgarie au cours des deux dernières décennies, mais sa réponse à la panique raciste perturbe et déstabilise continuellement les masculinités bulgares nationalistes en engendrant des imaginaires alternatifs qui se croisent. Il menace ainsi non seulement l’hétérosexualité, mais aussi ses relations co-constitutives et chevauchantes avec la race. En tant que Rom et homosexuel, Azis correspond au scénario de l’ennemi parfait, ce qu’il a lui-même reconnu à plusieurs reprises. Dans un entretien accordé au New York Times, Azis remarque que « le fait d’être gay et d’être Rom fait l’objet d’une forte discrimination en Bulgarie » : « ce sont deux mots que les gens détestent ici… je porte le fardeau des deux ».