En guise d’introduction, je citerai deux textes que Sarah Ahmed commente son essai de phénoménologie politique, The Cultural Politics of Emotion (2004, réédition 2014)
D’abord, un souvenir (décisif et déterminant) rapporté par la grande féministe black Audre Lorde dans son livre Sister Outsider: Essays and Speeches, Trumansburg, NY: The Crossing Press, 1984. La rencontre, alors qu’enfant, elle se trouvait dans le métro en compagnie sa mère, avec une femme blanche.
Sarah Ahmed en donne un long commentaire génial sur lequel je reviendrais. Elle se réfère à Audre Lorde (mais aussi à Franz Fanon, l’extrait que je cite ci-dessous) pour explorer le racisme en tant qu’expérience vécue, certes fort différemment, aussi bien par le raciste que le racisé – car on est « racisé », ce qui suppose une forme d’action, a minima la projection à la surface de l’autre d’un récit, de signifiants, qui font du corps de l’autre un « autre autre » (the other other) – c’est-à-dire un autre sur lequel se trouvent comme elle le dit, « collés » (stick), ou sont accolés, un récit, des émotions (le dégoût, la haine, la peur), ce par quoi cet autre corps devient, comme le dit une autre philosophe féministe queer, Laurent Berlant, un « inconvenient other« .
Voici le texte d’Audre Lorde (ma traduction)
« Le métro AA pour Harlem. Je serre la manche de ma mère, les bras chargés de lourds sacs de courses pour Noël. L’odeur humide des vêtements d’hiver, les soubresauts du train. Ma mère repère un siège libre, pousse mon petit corps couvert de neige vers le bas. À côté de moi, un homme lit un journal. De l’autre côté, une femme coiffée d’un bonnet de fourrure me regarde. Sa bouche tressaille, puis son regard s’abaisse, entraînant le mien. Sa main gantée de cuir s’accroche à la ligne de démarcation entre mon nouveau pantalon de neige bleu et son manteau de fourrure lisse. Elle rapproche son manteau d’elle. Je regarde. Je ne vois pas la chose terrible qu’elle voit sur le siège entre nous – probablement un cafard. Mais elle m’a communiqué son horreur. Vu la façon dont elle regarde, ce doit être quelque chose de très mauvais, alors je rapproche mon habit de neige de moi pour m’en éloigner aussi. Lorsque je lève les yeux, la femme me regarde toujours, le nez troué et les yeux immenses. Soudain, je réalise que rien ne rampe sur le siège qui nous sépare : c’est moi qu’elle ne veut pas que son manteau touche. La fourrure frôle mon visage tandis qu’elle se lève en frissonnant et s’accroche à une sangle dans le train qui file à toute allure. Née et élevée dans la ville de New York, je me glisse rapidement pour laisser la place à ma mère. Aucun mot n’a été prononcé. J’ai peur de dire quoi que ce soit à ma mère parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Je regarde secrètement les bords de mon pantalon de neige. Y a-t-il quelque chose dessus ? Il se passe quelque chose ici que je ne comprends pas, mais que je n’oublierai jamais. Ici, oui. Les narines dilatées. La haine. »
Dans la langue originale pour celles et ceux qui lisent l’anglais :
« The AA subway train to Harlem. I clutch my mother’s sleeve, her arms full of shopping bags, christmas-heavy. The wet smell of winter clothes, the train’s lurching. My mother spots an almost seat, pushes my little snow-suited body down. On one side of me a man reading a paper. On the other, a woman in a fur hat staring at me. Her mouth twitches as she stares and then her gaze drops down, pulling mine with it. Her leather-gloved hand plucks at the line where my new blue snowpants and her sleek fur coat meet. She jerks her coat closer to her. I look. I do not see whatever terrible thing she is seeing on the seat between us – probably a roach. But she has communicated her horror to me. It must be something very bad from the way she’s looking, so I pull my snowsuit closer to me away from it, too. When I look up the woman is still staring at me, her nose holes and eyes huge. And suddenly I realise there is nothing crawling up the seat between us ; it is me she doesn’t want her coat to touch. The fur brushes past my face as she stands with a shudder and holds on to a strap in the speeding train. Born and bred a New York City child, I quickly slide over to make room for my mother to sit down. No word has been spoken. I’m afraid to say anything to my mother because I don’t know what I’ve done. I look at the sides of my snowpants secretly. Is there something on them ? Some-thing’s going on here I do not understand, but I will never forget it. Here yes. The flared nostrils. The hate. »
(Audre Lorde, op. cit. p. 147–8)
J’ajoute ici ce texte célèbre de Franz Fanon, qui nourrit lui aussi la réflexion de Sarah Ahmed élaborant une phénoménologie du racisme – à même la peau pourrait-on dire (comment les signifiants de l’homme blanc viennent redessiner les contours de l’homme noir) : cet extrait est tiré de Peau Noire, Masques blancs (1952)
« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire, et surtout l’historicité, que m’avait enseignée Jaspers. Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial. Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre… et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée…
J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. »
Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier. »
L’expérience vécue du racisme
Ce n’est pas pour rien que les transports en commun sont un des espaces privilégiés de l’expérience vécue du racisme, comme en témoigne le récit d’Audre Lorde, ou la remarque de Franz Fanon : le blanc qui s’écarte précautionneusement de la personne racisée à côté de laquelle il s’est assis, se lève, change de place. Cet écart institue une frontière affective et émotionnelle, mais tout aussi chargée de fantasmes, d’idéologie – la « séparation des races », pour reprendre un titre de C.F. Ramuz –, frontière qui se dessine dans la relation de promiscuité des corps, et s’incarne dans des pratiques, des rituels, des rictus, des grimaces, des paroles, des insultes, et parfois des crachats, voire le viol, le lynchage, le meurtre. La rencontre des corps se trouve investie, et pré-investie, par des signes projetés sur le corps de « l’autre/autre », qui n’est pas n’importe quel autre, mais un autre altérisé, redoublé dans sa différence d’avec soi. Et pas tant qu’avec soi, qu’avec un nous, un « nous » produit et reproduit, renforcé, par cette altérisation : le raciste qui s’écarte du corps racisé, se réfère (et produit en s’y référant) dans le même temps à un « nous » – celui de la « White Nation » par exemple (ou de l’ethnie racialement déterminée). Ce « nous », que revendiquent et défendent contre la « menace » qu’incarne ce corps altérisé les suprématistes raciaux, se matérialise dans l’expérience individuelle de l’écart, du refus de la promiscuité, de la mise à distance, et confirme « des légendes, des histoires, l’Histoire », qu’évoque Franz Fanon, inscrivant sur la peau même du corps noir la responsabilité « de ma race, de mes ancêtres », l’instituant dès lors comme « peuple noir ». La personne blanche qui fait un pas de côté rejoint, comme le dit Sarah Ahmed, le cercle de celles et ceux qui se reconnaissent dans ce « nous » : elle rejoint ses « semblables » en se détachant de ces dissemblables.
Checkpoints.
Ce n’est pas pour rien non plus que les régimes d’apartheid (institutionnalisés ou implicites) interdisent l’accès, préviennent la promiscuité, limitent les frictions, et régulent la mobilité, selon des critères raciaux. Je prendrais ici l’exemple des topographies urbaines (et rurales) organisées autour des checkpoints, lesquels sont rarement figurés sur les cartes de géographie. Cette absence est symptomatique de l’état d’esprit du cartographe, de sa participation au projet d’une construction d’un espace dépolitisé, fluidifié, réservé aux usagers privilégiés, abstrait donc. Étudiez les cartes du Kashmir par exemple, une des zones les plus militarisées au monde : vous n’y verrez pas les innombrables checkpoints qui parsèment l’espace – de même les plans d’Ürümqi destinés aux touristes, dans le Xinjiang Chinois, ressemblent à ceux de n’importe quelle aire urbaine moderne. En réalité, dans la vie quotidienne des autochtones Kashmiri, comme dans celle des Ouïghours, ces checkpoints marquent autant d’interruptions dans la mobilité. Si vous faites partie de l’ethnie pour la régulation de laquelle ces checkpoints ont été mis en place, alors ils signifient l’arrêt, le contrôle d’identité, et le risque de l’interrogatoire et de l’arrestation, voire de la torture, du viol et parfois de la mort. Ils sont des points d’exception à la loi, des lieux d’impunité de l’exercice du pouvoir, des manifestations omniprésentes de « l’État d’Urgence » permanent. Les figures emblématiques de la nécroplitique (pour rependre le concept d’Achille Mbembé). Ils recouvrent la ville d’une couche d’angoisse pour les subalternes visés par les politiques de ségrégation. Les Huan au Xingiang ou les Hindous au Kashmir, devant ces mêmes checkpoints, ne courent aucun risque : c’est même pour leur sécurité, c’est-à-dire pour garantir la non-promiscuité d’avec le corps suspect des musulmans, et leur propre liberté de mouvement, pour confirmer leur privilège en tant qu’ethnie dominante, que les checkpoints sont installés à tous les coins de rue. Empêchement des uns. Fluidité pour les autres. Ou, mieux encore, l’empêchement des uns garantit la fluidité des autres. Le checkpoint opère comme un filtre racial. Il (ethno-)racialise l’espace et les corps – encore une fois, gardons à l’esprit le sens actif de « racialisé ». Il politise l’espace, le découpe selon des lignes idéologiques et fantasmatiques. Il exclut en même temps qu’il inclut (selon une logique à l’œuvre aussi dans les réaménagements qu’on décrit sous le terme de « gentrification »).
Apartheids
Ces espaces d’apartheid institutionnels ou larvés ne sont pas l’apanage des régimes explicitement racistes ou des zones militarisés. Les démocraties n’en sont pas exemptes. On connaît les discriminations à l’entrée de certains espaces publics, à l’embauche, au logement, etc. Ces filtrages aux entrées fonctionnent tout à fait comme les checkpoints : ils autorisent ou refusent, empêchent ou facilitent. Il faut montrer « patte blanche » (« Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point » écrivait Jean de la Fontaine dans la fable « Le Loup, la chèvre et le chevreau »), refouler l’indésirable, l’ « inconvenient other » dont parle Lauren Berlant dans son ultime ouvrage (On the Inconvenience of Other People, 2022). La liste des indésirables, ou des « inconvenient », dont la seule présence suscite peur, dégoût, haine, ne se limite pas aux racisés : toutes celles et ceux dont le corps, le vêtement, la langue, le prénom, le nom, rendent suspect‧e‧s, auxquels s’attachent, se collent, comme le dit Sarah Ahmed (« stick »), et viennent adhérer les signes de la stigmatisation, vivent ce quotidien d’être perçu comme « embarrassants ». Votre corps dérange, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’un autre en perçoit, qui « se sent perturbé et dérangé ». Et c’est précisément dans la répétition sociale de cette expérience de « dérangement » que s’opère comme le dit Franz Fanon, cette modification du « schéma corporel » qui, « attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial »
Répétition
J’insiste sur l’importance de la répétition de l’expérience quotidienne vécue de la racialisation (et des autres stigmatisations, qui affectent les « corps qui dérangent »), dans le courant des théories féministes queer, et notamment de ce qu’on appelle les Affects Studies, parce que le racisme n’est pas seulement une affaire de discours. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait comme tente de s’en convaincre l’enfant évoqué par Franz Fanon, « s’en amuser ». Le racisme n’est pas une abstraction, mais il s’incarne. C’est précisément la stratégie des promoteurs de la société post-raciale (quelles qu’aient été leur intention, bonne ou mauvaise) d’avoir abstrait de la question du racisme les récits de ses incarnations quotidiennes (ou de les avoir relégués dans la marge des témoignages, juste bons à émouvoir et indigner, comme des « fictions »). Les corps, les âmes, les sujets eux-mêmes, dans leur plus profonde intimité, sont affectés, pas seulement les idées. Pour autant, ces idées s’incarnent et fabriquent l’expérience vécue, en se répandant comme signes, stigmates, émotions, affects, à la surface même des corps. Formant comme un écran qui s’interpose dans la relation et la détermine, l’appauvrit, voire l’interdit : la couleur, l’odeur, le bruit, ne viennent pas des corps mais de l’appareil épistémique qui enveloppe ces corps soumis à la perception du raciste.
Le récit vient d’ailleurs, de la White Nation, du Suprématisme Blanc (conscient ou inconscient, revendiqué ou pas), il est importé dans l’expérience et assigne le corps à cette différence a priori par la projection sans cesse répétée des signes, affects et émotions devenus le véhicule des idées racistes dans le monde sensible. Sarah Ahmed insiste sur cette répétition. Une expérience isolée ne suffit pas à « devenir noir ou musulman » (vous compléterez la liste, fort longue : elle ne suffit pas à non plus, ont dit et répété les féministes, à « devenir une femme » au sens où ce « une femme » est « conçu » par les masculinistes et structurellement inscrit dans l’organisation sociale, économique, morale et politique, etc.)
Ceux qui croient, ou continuent de croire à cette fable de la société post-raciale, où le racisme ne serait plus qu’une idée abstraite, une lubie d’extrémistes, et les « actes racistes » que les anomalies déplorables, mais exceptionnelles, émanant de quelques individus incorrigibles, cette fable instaurée précisément par les biopolitiques et les nécropolitiques, pour passer sous silence, refouler et minimiser, la dimension structurelle du racisme dans l’organisation capitaliste du monde, ceux-là ne vivent certainement pas dans la peau d’un‧e racisé‧e.
NB : On pourrait aller plus loin, en faisant écho aux réflexions de Laurent Berlant notamment en décrivant comment, même celle ou celui qui n’est pas raciste, c’est-à-dire qui n’est pas dérangé par le corps de l’autre, n’en est pas moins épargné, bien souvent, par les signifiants racistes – il ou elle ne peut s’empêcher d’être hanté par le récit « qui s’accole » à la surface de la rencontre des corps. Cela peut se traduire, à l’inverse du rejet ou de l’écart du raciste, par une affection ostentatoire, plus marquée en tous cas, que s’il s’agissait d’un autre sans la surdétermination raciale.
NB (2) : Il me semble que dans les années 70/80, et notamment sous l’impulsion d’associations militantes (SOS Racisme par exemple en France), le problème du racisme était médiatisé d’abord dans ce qu’on pourrait appeler des collections de témoignages. On collectait et rendait publique des « situations vécues » au quotidien, les cas de discriminations, etc… Certaines associations aujourd’hui continuent de constituer ces « archives », mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ne sont ni encouragées par l’État, ni relayées par les médias de masse.
C’est qu’entre temps a été instauré ce qu’on a appelé (notamment dans le courant des Critical Racial Studies) « la société post-raciale« . Je recopie ici deux paragraphes d’un texte que j’ai publié récemment à ce sujet :
De fait, comme le disent beaucoup de chercheurs des Critical Racial Studies, à commencer par David Theo Goldberg, le récit multiculturaliste ou, si l’on préfère, de l’avènement d’une société « post-raciale » (prétendant que le racisme était bel et bien derrière nous, emporté par cet autre récit, plus global, d’un progrès irrésistible des valeurs humanistes etc, etc.), ce récit a obscurci (avec les meilleures intentions du monde certes) la manière dont nos sociétés demeuraient structurellement racistes – en faisant passer dès lors toute manifestation de racisme pour un épisode exceptionnel, une aberration, un regrettable excès, une déviance passagère (le fait d’un citoyen mal informé, mal éduqué, dont le délire momentané ne signifie rien d’autre que l’acte impulsif d’une brebis galeuse – et ne devrait surtout pas dévoiler quoi que ce soit du « système »).
On s’est rendu aveugle à la persistance structurelle du racisme, dans les inégalités socio-économiques, les institutions, jusqu’à, d’une manière somme toute extraordinaire, écarter du domaine du racisme les politiques migratoires, l’édification violente, sanglante, létale, de la forteresse européenne. Comme si ces corps noyés dérivant dans la méditerranée ou la Manche, n’avaient rien à voir avec le racisme (les catégories du « migrant », du « demandeur d’asile », du « réfugié », venant oblitérer leur caractère racial). Sans parler du harcèlement continu et quotidien des racisés dans ce pays, de la violence sélective des forces de l’ordre, des discriminations persistantes – transformant certaines enclaves en ghettos, en zones d’exception où règne un apartheid larvé à l’abri du regard des blancs.
On pourrait m’objecter que les gouvernements (pas seulement en France), tiennent au contraire des statistiques précises sur les actes d’agression et de violence à caractère antisémite, et ce depuis l’attaque perpétrée par le Hamas en octobre 2023. Sauf que, de manière très symptomatique, ce décompte n’est pas présenté comme élément à charge prouvant la persistance du racisme en France. Au contraire, dans l’agenda « post-racial » (auquel plus grand monde ne croit sincèrement) des gouvernants, il s’agit ni plus ni moins que d’effacer les agressions racistes « habituelles, qui sont le quotidien de bien des personnes « de couleur » et/ou les musulmans, en mobilisant certains victimes au détriment des autres. Ces choix raciaux qui font le partage de manière sinistre entre un racisme tolérable (parce que passé sous silence, occulté) et un racisme intolérable (qu’on met en avant), n’ont rien de nouveau. Il s’agit toujours de constituer un « nous », et cette constitution, ici envisagée au niveau d’un récit « national », opère de manière sélective, inclut et exclut dans le même mouvement. Certains doivent être sauvés et défendus parce qu’ils appartiennent à la nation – d’autres peuvent être occultés et punis parce que leur présence sur le sol national est problématique (tout musulman, depuis le 11 septembre 2001, est considéré d’emblée comme une menace potentielle, ce pourquoi son appartenance à la nation ne va plus du tout de soi). J’illustre souvent cette procédure d’inclusion/exclusion en prenant l’exemple de la manière dont les Irlandais sont « devenus blancs » :
Dans la Grande-Bretagne victorienne, la blancheur ne conférait pas, a priori, la civilisation. Comme pour les Afrikaners, le monde racial britannique ne se contente pas de dépeindre les Irlandais comme des êtres inférieurs, mais les déshumanise parfois à l’aide d’images proches de celles des singes. Ce vitriol transcende les appartenances politiques. D’un côté, Friedrich Engels admire la résistance irlandaise mais, d’un autre côté, reproche aux immigrants irlandais d’avoir grandi presque sans civilisation et d’avoir contaminé la classe ouvrière de la révolution industrielle. À l’autre extrémité, Benjamin Disraeli a déclaré que les Irlandais “haïssent notre île libre et fertile. Ils détestent notre ordre, notre civilisation, notre industrie entreprenante… notre religion pure. Cette race sauvage, insouciante, indolente, incertaine et superstitieuse n’a aucune sympathie pour le caractère anglais….Leur histoire décrit un cercle ininterrompu de bigoterie et de sang”.
(Caroline Elkins, Legacy of Violence: A History of the British Empire)
M’engageant sur ce terrain miné en ce moment, je dois préciser deux choses (à une autre époque, je n’aurais même pas eu besoin de la préciser, tant c’était évident. Le contexte actuel est tellement irrationnel qu’il vaut mieux clarifier ici mes positions).
Premièrement : il fait peu de doute que les actes antisémites aient effectivement augmenté en France depuis octobre 2023 comme le rappelle régulièrement le Ministère de l’Intérieur. Certains de ces actes s’inscrivent dans un antisémitisme persistant dans les sociétés européennes, notamment à l’extrême droite. Le problème, concernant les chiffres du Ministère, c’est de savoir ce qui est mesuré exactement et quels sont les critères qui permettent de qualifier l’antisémitisme : il ne faut pas être grand clerc ici pour deviner comment ce « thermomètre » est instrumentalisé afin d’inclure dans la liste toutes les prises de position, même simplement discursives, dans la question palestinienne (par exemple dénoncer le caractère génocidaire de la guerre menée par le gouvernement israélien d’ultra-droite et explicitement raciste). La qualification antisémite de bien des éléments « collectés » par le Ministère pose certainement problème. Mais les médias de masse ne se posent que rarement se genre de problèmes.
Secondement, les juifs, durant des siècles, ont vécu dans leur chair (et à la surface de leur corps) ce que j’ai essayé de décrire dans le texte ci-dessus concernant l’expérience du racisme. Cette expérience de racialisation, par laquelle on se découvre soudain (ou qu’il est rappelé, de manière répétée), sous le regard stigmatisant de l’autre, appartenant à une « race », le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils/elles la connaissent, sous un mode absolument tragique. Comme le corps et l’âme noirs héritent de l’histoire de l’esclavage, le corps et l’âme des hommes et des femmes juifs héritent aussi d’une histoire qui a commencé bien avant la Shoah et a continué bien après. Ce ne sont pas les mêmes histoires, mais d’un point de vue phénoménologique, ou, disons, de l’expérience de racialisation vécue, ces mises à l’écart, ces distances prises avec dégoût par le raciste alors qu’on se trouve confiné dans le même espace, les discriminations, l’apartheid explicite ou implicite, tous les racisés l’ont en partage.
Qu’on me comprenne bien: il n’est pas question ici de rabattre toute l’histoire du racisme (et son présent), sous un même schème universel qui effacerait les infinies différences de l’existence sous des régimes racistes. Ce qu’ont vécu et vivent encore les Rohingyas en Birmanie, les habitants du Kashmir sous la férule du colonialisme nationaliste Hindou, les Ouïghours sous le régime totalitaire instauré par le pouvoir Chinois, ou les Palestiniens soumis à la violence infinie du gouvernement israélien (violence qui ne date pas d’hier), toutes ces modalités du racisme ne reposent pas sur les mêmes narratifs necropolitiques. Mais l’expérience quotidienne de racialisation n’en reste pas moins jusqu’à un certain point commune, comme en témoignent bien des récits produits par les personnes qui sont soumises à cette racialisation.
NB (3) : Concernant les transports en commun comme lieu emblématique de l’expérience vécue de la racialisation, dont parle Audre Lorde dans son récit « initiatique », j’ai pensé au clip vidéo de la chanson de l’artiste rom queer bulgare Azis que j’avais découvert en lisant l’étude fascinante de Piro Rexhepi White Enclosures. Racial Capitalism and Coloniality along the Balkan Route. dont j’ai parlé dans cet autre article.
Je copie ici le passage où Pipo Rexhepi évoque l’impact subversif de ce clip :
Au milieu des rassemblements racistes de l’été 2017, Azis publie le single “Motel” sur YouTube. Un mois après sa sortie, le single atteint vingt-six millions de vues. Azis emmène le spectateur dans un voyage différent de celui de la panique nationaliste bulgare face aux réfugiés et à la hausse de la démographie rom et musulmane. Assis à l’arrière d’un bus circulant dans Sofia, Azis observe non pas tant une ville qu’il aimerait voir, mais plutôt une ville qui est déjà en train de se construire : des personnages homosexuels partageant des photos avec un vieux couple buvant du rakija, des moments de séparation et d’intimité entre des personnes amoureuses ou non, des luttes quotidiennes pour la survie et des possibilités infinies de racheter, de réexister et de se réapproprier ce qu’on leur a dit être des différences irréconciliables. Les images n’effacent pas les séquelles de la violence raciste et le silence qui continue de frapper les Roms et les musulmans. Au contraire, en plaçant un couple musulman au centre de la vidéo, Azis expose ce que l’État nie, cache et vise activement à détruire. L’intersection des Roms et des musulmans suscite un type particulier de peur dans l’imagination des Bulgares blancs, une peur où les communautés historiquement racialisées en marge convergent pour affronter les frontières « aveugles à la couleur » (color-blind borders) de la Bulgarie, en traçant de nouveaux imaginaires et itinéraires de libération.
J’ai réfléchi à la reconstitution de la blancheur bulgare postsocialiste avec Azis, non seulement parce que sa musique a été un compagnon constant de mes voyages en Bulgarie, mais aussi parce que sa musique perturbe les imaginaires racistes et homophobes bulgares et balkaniques, tout en soutenant la réalité et en faisant danser la maison postsocialiste. Alors que les menaces nationalistes confondent les différences sexuelles, raciales et religieuses, Azis perturbe non seulement les hétéro-mythologies nationalistes d’une Bulgarie pré-ottomane ethniquement propre, mais aussi la nostalgie postsocialiste de la gauche, dont le recrutement d’un passé socialiste daltonien trouve un appui avec l’investissement de l’UE-OTAN dans la culture de la blancheur à travers son projet d’intégration euro-atlantique. Dans “Motel”, Azis nous invite tous à monter dans un bus différent et à voyager avec le genre d’affirmation de soi et de solidarité qui n’est pas aussi “néolibérale” que tout semble l’être aujourd’hui, mais qui vise à générer et à renforcer les imaginaires antiracistes des communautés rom, queer, migrantes, ouvrières et musulmanes pour qu’elles s’aiment elles-mêmes, indépendamment des retours réactionnaires répétés et des élargissements du racisme. Dans une nuance balkanique, Azis déploie ce qui, dans les Balkans, se traduit par « Laissez les chiens aboyer, la caravane passera ». Son immense popularité en Bulgarie et dans les Balkans, au-delà des clivages raciaux, religieux et de classe, reflète la résonance qu’il a été capable d’obtenir avec les undercommons (Harney et Moten 2013) en ramenant et en évoquant des généalogies et des subjectivités de désir non sexuées et “rétrécies” par la modernité (post)ottomane et socialiste.