Gloria Wekker et l’innocence blanche

Un extrait de l’excellent livre de Gloria Wekker, White Innocence. Paradoxes of Colonialism and Race, Duke University Press (2016), où l’autrice, dans la lignée de Fatima El Tayeb, explore les paradoxes et les contradictions (et la violence qu’engendrent ces paradoxes et ces contradictions) dans la société néerlandaise réputée post-raciale (se berçant de la vertu d’avoir pratiqué un impérialisme « doux et éthique »).

On aimerait un tel ouvrage pour la société post-raciale française.

Extrait parmi beaucoup d’autres dans ce livre, pour servir aux archives :

« Sandrine, dramaturge noire de trente-cinq ans, mère de deux enfants à Amsterdam, raconte l’histoire suivante :

« Mes enfants ne me ressemblent pas vraiment, ils ressemblent à leur père et sont même plus clairs que lui : blancs, blonds, yeux bleus. Un jour, je suis allée au terrain de jeu avec ma fille de quatre ans. Elle est tombée de la balançoire. Elle pleurait et criait et je me suis précipitée. Une autre mère, blanche, est arrivée avant moi auprès d’Elleke. Tandis que j’essayais de réconforter Elleke, l’autre femme essayait de me pousser hors du chemin. Au début, je n’ai pas fait attention à elle ni à ce qu’elle disait, mais tout d’un coup, j’ai compris qu’elle me repoussait en disant : « Pourquoi n’appelez-vous pas sa mère ? Que sa mère vienne ici ! » J’ai commencé à lui crier dessus. Je n’arrivais pas à croire que cela m’arrivait. J’étais considérée comme la nounou de mon propre enfant, comme une employée de maison. »

Dans un scénario similaire survenu aux États-Unis, la professeure noire Rhonda Williams (1998, 136), qui se promenait dans le parc avec l’enfant de son amante lesbienne blanche, a été considérée par les autres mères blanches comme une nounou, et non comme la mère de l’enfant. Il existe de nombreuses variantes à cette histoire de différences de couleur dans une famille nucléaire et à la manière dont elles sont interprétées dans les archives nord-américaines et néerlandaises, qui ne présentent pas de différences fondamentales à cet égard. Un projet de recherche que j’ai entrepris avec des collègues montre que, selon l’âge des membres de la famille concernés et les circonstances, un père blanc et sa fille adoptive de couleur, ou une mère blanche et son fils adoptif noir, peuvent être considérés à tort comme des amants interraciaux avec une différence d’âge appréciable, ce qui est bien sûr plus acceptable dans le cas de l’homme blanc plus âgé et de sa fille thaïlandaise que dans celui de la mère blanche et de son fils colombien (Wekker et al. 2007, 50-51). Dans ces configurations, la personne de couleur a une valeur sexuée différente : la fille thaïlandaise peut facilement être considérée comme une call-girl, une semi-prostituée ou une fiancée importée, tandis qu’une certaine capacité d’action et un certain désir peuvent être attribués au fils. Les femmes blanches dans cette configuration, du fait de leur positionnement à l’intersection de l’âge, du genre, de la race et de la sexualité, ne peuvent généralement pas prétendre à une grande respectabilité. Quoi qu’il en soit, ce projet de recherche suggère que la seule personne qui ne soit pas problématisée est l’homme blanc.

Ces différents récits familiaux montrent que le régime de vérité dominant est que les membres de la famille doivent avoir les mêmes phénotypes, la même couleur de peau. Si ce n’est pas le cas et que l’enfant blanc ou à la peau claire est encore petit, la mère noire est transformée en nounou ; lorsque l’enfant est adulte, la sexualité entre inexorablement en ligne de compte et une relation sexuelle interraciale est construite. Un enfant blanc est donc censé avoir une mère blanche, de classe moyenne ou supérieure, qui travaille à l’extérieur, et il a pour l’instant une femme noire pour s’occuper de lui. Lorsqu’il s’agit de jeunes enfants noirs dont la mère est blanche, l’expérience montre que le scénario dominant est que les enfants sont supposés avoir été adoptés. Il convient de noter que la dissonance cognitive causée par ces dyades multiraciales est résolue en attribuant un rôle dépendant et subordonné aux Noirs, à la fois aux enfants et à la mère : ils sont adoptés et elle est engagée comme nounou. Ainsi, l’agency est accordée aux Blancs. Dans les dyades où les Noirs sont adultes, l’autorité est à nouveau accordée aux Blancs qui, après tout, choisissent d’avoir un amant exotique. »

Le problème, et c’est ce que soulignent Gloria Wekker, Sara Ahmed ou Fatima El Tayeb, c’est que ces « certitudes » ou ces interprétations « spontanées » de situation comme celle décrite ci-dessus, « la femme noire qui est forcément une nounou quand elle a des enfants un peu trop blancs », ne sont pas l’apanage des racistes assumés. Ça relève de la structuration raciale inconsciente pour ainsi dire de nos sociétés blanches hetero-patriarcale. C’est la grammaire des relations sociales en quelque sorte.Combien de fois un‧e jeune « racisé‧e » s’entend demander « d’où il/elle vient » et si il/elle compte « rentrer chez lui/elle » un de ces jours ? (alors qu’il ou elle vient de la rue d’à côté hein.. qu’il ou elle est né‧e ici, et ses parents de même).

Fatima El-Tayeb a largement développé ce point, que dans l’Europe contemporaine, malgré ses prétentions au « dépassement du racisme », on ne peut pas s’empêcher de penser les « racisés » comme d’éternels migrants, pas tout à fait blancs, pas tout à fait européens.
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L’empire de la whiteness as usual..

Ce qui est assez percutant dans le livre de Gloria Wekker, c’est qu’elle opère une sorte d’ethnologie des blancs néerlandais et révèle les innombrables stéréotypes raciaux (comme la femme noire avec des enfants blancs qui ne peut être que la « nounou ») qui se diffusent dans les relations les plus quotidiennes – c’est très proche du travail phénoménologique de Sara Ahmed de ce point de vue – étudier non pas tant les « grands discours », mais explorer ce qui se passe au niveau de la rencontre des corps, des frictions, des embarras. C’est à ce niveau très matériel, très concret que les expériences et les frontières raciales s’incarnent – de même pour le sexisme évidemment (elle croise les deux perspectives).

On a tendance (surtout d’un point de vue « blanc » mais pas seulement) à se tenir au niveau des « discours » – là où se déploient d’une part les prétentions d’une société comme celle des Pays-Bas à incarner l’idéologie post-raciale, la « color blindness » (le pays « multiculturel » par excellence) et d’autre part les productions du suprématisme blanc (et la vie politique des Pays-Bas n’y échappe pas) – et encore le discours anti-raciste. Mais cette appréhension du racisme ou du sexisme « au quotidien », au niveau de l’expérience corporelle me paraît beaucoup plus pénétrante – et elle montre ce que les discours ne peuvent montrer.

Autre extrait de Gloria Wekker, White Innocence. Paradoxes of Colonialism and Race, Duke University Press (2016)

« En 1982, un vaste groupe de travail composé de fonctionnaires de la province, de plusieurs municipalités, de bénévoles et d’employés d’organisations de travail social se réunit quelque part en Hollande méridionale pour discuter de la réduction des effectifs dans le secteur du travail social. En tout, une trentaine de personnes sont présentes, presque toutes blanches et majoritairement masculines. Elles sont debout, discutant en petits groupes, avant que la réunion ne commence. La municipalité centrale a convoqué la réunion et tiré la sonnette d’alarme : Toutes les municipalités ressentent les effets des réductions opérées ces dernières années dans le domaine de l’accueil des enfants en bas âge, des activités extrascolaires pour les jeunes, de la prise en charge des jeunes en difficulté, du travail linguistique et scolaire, du travail des femmes et de la prise en charge des personnes âgées. Une femme noire entre, accroche son manteau aux patères murales, se dirige vers l’un des groupes et tend la main à l’un des hommes qui se tient le plus près d’elle. Celui-ci se penche sur la chaise où il vient d’accrocher sa veste, la prend et la lui tend. L’instant semble figé dans le temps. Puis elle dit : « Je ne travaille pas au vestiaire. Je suis la représentante du ministère du Bien-être, de la Santé et de la Culture et je m’appelle Gloria Wekker ». L’homme blanc n’est plus blanc ; des langues rouge vif d’embarras s’échappent de sa tête (Wekker 1998). »

Ce qui me fait penser à ce passage de Queer Phenomenology de Sara Ahmed, quand elle décrit cette « arrivée » de militantes féministes black dans une salle de conférence – et l’une d’elle dit que c’est comme marcher dans (traverser) une « sea of whiteness« .

C’est dans le chapitre 3 « The Orient and the other others » :

« Lorsque j’entre dans une réunion universitaire, c’est exactement ce que je rencontre. Parfois, je m’y habitue. Lors d’une conférence que j’ai aidé à organiser, quatre féministes noires sont entrées dans la salle en même temps. Nous remarquons ces arrivées. Le fait que nous remarquions de telles arrivées nous en dit plus sur ce qui est déjà en place que sur le « qui » qui arrive (“the who” that arrives). L’une d’elle dit : « C’est comme marcher dans une mer de blancheur ». Cette phrase arrive et reste suspendue dans l’air comme un objet qui attend de tomber. L’acte de langage devient un objet qui nous rassemble.

Ainsi, ces féministes noires entrent dans la salle et je remarque qu’elles n’étaient pas là auparavant, comme une réoccupation rétrospective d’un espace que j’habitais déjà. Je regarde autour de moi et je retrouve la mer de blancheur. La blancheur n’est invisible que pour ceux qui l’habitent, ou pour ceux qui sont tellement habitués à l’habiter qu’ils apprennent à ne pas la voir, même lorsqu’ils n’en font pas partie. Comme le note Nirmal Puwar dans Space Invaders, les corps blancs sont des normes somatiques qui font que les corps non blancs se sentent « déplacés », comme des étrangers, dans certains espaces. Bien entendu, les espaces sont orientés « autour » de la blancheur, ce qui signifie que la blancheur n’est pas « ce vers quoi » nous sommes orientés. Nous ne faisons pas face à la blancheur ; elle « traîne derrière » les corps comme ce qui est supposé être donné. L’effet de ce « contournement de la blancheur » est l’institutionnalisation d’une certaine « ressemblance », qui met les corps non blancs mal à l’aise et les fait se sentir exposés, visibles et différents lorsqu’ils occupent cet espace. »

Je continue à vous proposer des extraits (traduits) du livre de Gloria Wekker, White Innocence, sur les logiques cachées du racialisme néerlandais (dont on pourrait s’inspirer pour faire des analyses concernant les autres pays d’Europe de l’Ouest).

Dans les passages suivants, elle explore la manière dont la répartition des catégories de population obéit à une logique qui, contrairement aux prétentions de la société post-raciale et post-sexiste, reconduisent et répètent des lignes de démarcation raciales et sexistes. Cette « mise en ordre silencieuse » des différences n’est jamais rendue explicite : elle s’incarne dans des institutions, qu »elles soient administratives, juridiques ou académiques, sans jamais être questionnées tant elles semblent aller de soi. Les conséquences de ces répartitions sont dramatiques pour les populations concernées, et c’est sur elles que peuvent s’appuyer les politiques pour le coup explicitement racistes qui se répandent désormais aux Pays-Bas comme partout ailleurs en Europe. Les institutions racialisantes (mises en place par des gouvernances souvent socio-démocrates par le passé, héritant des catégorisations coloniales) sont déjà là depuis des décennies, occultées par les discours lénifiant du multiculturalisme des sociétés soi-disant post-raciales ou post-sexistes. En accédant au pouvoir, les gouvernants d’extrême droite (portés par des idéologies suprématistes assumées) n’ont plus qu’à se servir.

(le livre date de 2016, et les choses ne se sont pas améliorées depuis).

« Cette mise en ordre silencieuse des personnes, qui, au moment même où elle est soulignée, est niée avec véhémence (..) fait tellement partie de la pensée courante qu’elle se présente automatiquement et immédiatement dans les principes organisationnels et discursifs dans le contexte néerlandais. Pourtant, les conséquences d’exclusion de la dissociation du genre et de la race/ethnicité, de l’évacuation de la blancheur en tant que positionnement racial/ethnique et de la hiérarchisation des positionnements raciaux/ethniques ont une grande portée et sont ressenties quotidiennement par les membres des groupes ethniques minoritaires. Ces principes d’ordonnancement confirment encore et encore qui appartient et qui n’appartient pas à la nation néerlandaise. Le genre, dans son intersection avec la race/l’ethnicité, est un mécanisme important qui détermine et ordonne les opportunités et les chances dont les gens bénéficieront dans leur vie. En bref, les points de vue dominants utilisent des catégories binaires asymétriques et hiérarchiques qui permettent au sexe dominant et au groupe racial dominant de se représenter comme neutres, non sexistes et non racialisés/ethniques. C’est ainsi que les questions liées au pouvoir sont normalisées et dissimulées.

J’ai prêté ici attention à la délimitation et à la localisation de la catégorie des femmes dans la structure organisationnelle du gouvernement, et à sa division en trois sujets différents, répartis dans trois ministères différents. Même si chaque sous-catégorie de femmes a migré vers différents ministères au fil des ans, l’idée profonde et sensée qu’il doit y avoir une séparation, qu’elles ne peuvent pas être logées dans la même structure organisationnelle, n’a, pour autant que je sache, jamais été remise en question. Je soutiens que cette logique se fonde sur la base d’archives culturelles, dans lesquelles une hiérarchie impériale et « naturelle » entre les différentes femmes a été fermement installée, avec les femmes blanches au sommet. Dans sa dernière incarnation, on nous dit que l’émancipation des femmes blanches est achevée, en dépit de nombreux indicateurs qui prouvent le contraire. Les femmes noires, migrantes et réfugiées n’en sont pas encore là ; elles ont encore un long chemin à parcourir et devraient activement suivre l’exemple donné par leurs sœurs blanches, tandis que les femmes du tiers-monde sont, bien entendu, encore plus éloignées du point d’arrivée téléologique du développement. Ainsi, dans un virage étrange, éblouissant et néonationaliste, l’émancipation des femmes et des homosexuels est devenue le test décisif de la modernité, et ceux qui veulent appartenir à la société doivent embrasser ces valeurs – « Les migrants doivent non seulement connaître les valeurs clés de la société néerlandaise, mais aussi les intérioriser » – tandis que ceux qui rejettent ce geste sont condamnés à être exclus et marginaux. La tradition est ostensiblement placée dans un autre temps, qui n’est pas contemporain du nôtre. J’ai également traité de la situation des minorités ethniques, hommes et femmes, au sein de la Direction de la coordination des affaires des minorités du ministère des affaires sociales et du travail. Ici, les hommes et les femmes sont censés être traités sur un pied d’égalité, mais dans la pratique, sur la base de l’anonymat de la masculinité, ce sont les hommes qui constituent la norme.

Permettez-moi de résumer les principales caractéristiques et bases raciales, basées, comme je l’ai soutenu, sur des archives impériales dans lesquelles la race joue un rôle vital mais non reconnu, lorsque l’on veut réfléchir aux femmes et aux minorités ethniques aux Pays-Bas. La pensée dominante en matière de genre et de race/ethnicité, que ce soit dans les discours gouvernementaux, universitaires, médiatiques ou autres aux Pays-Bas, présente les caractéristiques suivantes : Premièrement, le genre et la race/ethnicité sont dissociés. Ou bien le problème à traiter relève du genre, ou bien de la race/ethnicité, mais pas les deux en même temps. Deuxièmement, les concepts de genre et de race/ethnicité sont souvent traduits en termes de compréhension des femmes et des minorités ethniques respectivement, évacuant ainsi les catégories non marquées au sein de chaque concept, à savoir les hommes et les blancs. En outre, les catégories des femmes et des minorités ethniques sont censées avoir des limites clairement définies qui ne se chevauchent pas. Toute personne réfléchissant à ce sujet se rendra compte que ce n’est pas le cas : la catégorie des femmes contient des femmes blanches, noires, migrantes et réfugiées, et la catégorie des minorités ethniques contient à la fois des femmes et des hommes. Que se passe-t-il ici ? S’agit-il simplement d’une réflexion bâclée ?

Nous pourrions bien sûr qualifier cette approche de négligente ou d’irréfléchie, si elle n’était pas aussi systématique. Il s’agit d’autre chose : une prise de pouvoir qui inclut des sous-groupes distincts. Dissocier le genre et l’ethnicité signifie, en premier lieu, que le positionnement ethnique des personnes blanches est rendu invisible ; une position ethnique blanche est supposée ne pas être importante et digne d’être mentionnée, mais elle est en même temps élevée au rang de norme. Ainsi, il y a les « femmes » et ensuite, séparément, les femmes de couleur. L’appartenance au groupe ethnique blanc ou au groupe des hommes est la norme qui n’a pas besoin de se nommer ou de s’analyser. C’est exactement la manière dont le pouvoir est exécuté et reproduit. La deuxième partie de ce jeu de pouvoir discursif consiste à élever la masculinité au rang de norme en termes de genre et de race/ethnicité. La masculinité et la blancheur sont des catégories non marquées, tandis que les Noirs, les migrants et les réfugiés sont des catégories marquées, tout comme la féminité. Une caractéristique des catégories non marquées est qu’elles n’ont pas besoin de se nommer elles-mêmes ; la position de pouvoir qu’elles représentent parle d’elle-même. C’est la raison pour laquelle « femmes » se réfère en réalité aux femmes blanches ; lorsque d’autres femmes apparaissent, elles sont spécifiquement mentionnées. En revanche, dans le cas des minorités ethniques, il n’y a souvent pas de distinction entre les hommes et les femmes, de sorte que les hommes deviennent le sujet implicite et que les femmes disparaissent. Dans les deux cas, le pôle dominant d’une paire est renforcé et élevé au rang de norme ; dans le cas des femmes, une catégorie composée de différentes ethnies, la blancheur est dominante ; dans le cas des minorités ethniques, une catégorie composée de différents genres, la masculinité est la norme. En d’autres termes, le genre concerne autant les hommes que la race/l’ethnicité concerne les Blancs, mais cette vision intersectionnelle ne fait pas partie de la pensée dominante. Par conséquent, il ne s’agit pas ici d’une négligence ou d’une réflexion bâclée ou paresseuse, mais des effets du pouvoir. »

NB : il faut lire avec soin le chapitre qu’elle consacre à Pim Fortuyn, le leader d’extrême droite ouvertement gay, assassiné en juin 2002, et devenu une icône dans la communauté gay blanche. C’est en méditant de tels exemples (qui ne sont pas rares, c’est le moins qu’on puisse dire, dans les milieux militants de gauche, où la revendication singulière s’accorde parfaitement avec le rejet condescendants d’autres revendications – les racisés dans les milieux militants dominés par les blancs en savent quelque chose, ou les femmes dans les milieux dominés par les mâles, etc.. ou, pour le dire autrement, ou la fabrication d’un « nous » militant dépend aussi de l’exclusion des autres, ou, comme le dit Sarah Ahmed, des « others others ») qu’on mesure les difficultés de réalisation d’un projet de lutte intersectionnel : l’addition des demandes et revendications singulières ne saurait faire un « nous » réellement inclusif – la juxtaposition ne suffit pas à assurer la coordination, encore moins la conjonction (il faudrait écrire  une grammaire des luttes !). Trop souvent manque cruellement une vision de la violence structurelle – des réflexions de fond sur ce que « nous » partageons sous l’empire du capitalisme néolibéral, ce qu’il a fait de « nous » et de « chacun », et comment « nous » contribuons sans même y penser à sa reproduction, répondons à ses alignements etc..

Fortuyn était une icône pour de nombreux hommes gays blancs, avec son éloquence et son extravagance, sa voiture Daimler avec chauffeur et ses deux cockers King Charles, Carla et Kenneth. Il vivait dans son Palazzo di Pietro à Rotterdam et possédait une villa en Italie. Il incarnait la liberté, le luxe, la belle vie gay – l’acceptation tant attendue, désirée, mais jamais concrétisée par la société hétérosexuelle. En tant que nouveau Premier ministre potentiel, il incarnait la promesse que « nous », les homosexuels, pouvions sortir du placard et être pris au sérieux par la société dans son ensemble. Il affichait ouvertement son style homosexuel lors des débats avec des politiciens hétérosexuels et puritains, qui n’avaient souvent pas de réponse satisfaisante à ses pitreries homosexuelles. Il les ridiculisait en les montrant comme étant au mieux ennuyeux, au pire incapables de rivaliser avec son éloquence. La figure de Fortuyn est remarquable car il exerçait un attrait significatif non seulement sur les hommes homosexuels blancs, qui le considéraient comme un symbole de leur acceptation dans la société hétérosexuelle (Mepschen, Duyvendak et Tonkens 2010), mais aussi à un public beaucoup plus large, toutes classes confondues, hommes et femmes confondus, qui, en l’adoptant, pouvaient se sentir partie intégrante du courant dominant moderne, qui distinguait « nous », les modernes blancs, d’« eux », les barbares musulmans arriérés.

Je note aussi que l’autrice fait référence à ce fameux Thomas Thistlewood, le fameux planteur colonialiste qui exploitait une centaine d’esclaves en Jamaïque au XVIIIè siècle, et qu’un racisme exacerbé n’empêchait pas de se délecter de ses exploits cruels et sadiques envers les femmes qui travaillaient pour lui. En effet, Fortuyn ne manquait pas de souligner son attirance pour les jeunes hommes racisés, tout en déployant un arsenal de rhétorique raciste anti-musulmane. On est là dans le registre de la perversion, purement et simplement, et l’aura dont il jouit encore aujourd’hui dans une partie de la société néerlandaise n’est pas sans poser de question sur « l’innocence » des libéraux blancs.

(sur le journal extraordinaire et terrifiant de Thomas Thistlewood, je vous conseille le livre de l’historien australien Trevor Burnard, Mastery, Tyranny, and Desire: Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo-Jamaican World. University of North Carolina Press, 2004