Le « nous » n’est pas donné. Contrairement à ce qu’affirment les groupes réactionnaires et conservateurs, nationalistes, régionalistes, etc. – l’existence d’un socle d’objets et de valeurs communs situé dans le passé et sur lequel serait fondé le « nous » dont ils se réclament –, je maintiens qu’un « nous » est toujours le résultat d’un travail, et suppose donc, de manière plus ou moins consciente selon les individus amenés à composer ce « nous », une série d’expériences vécues à l’issue desquelles ils adhèrent (ou rejettent) le « nous » qui leur est offert (comme une voie possible). Il existe évidemment des « points de départ » socio-économiques, culturels, historiques, qui sont comme des invitations à rejoindre tel ou tel « nous » – et qui peuvent prendre la forme d’injonctions à s’aligner. Ces alignements s’offrent comme une constellation d’attentes, lesquelles peuvent néanmoins être refusées. Alignements/refus : on entre là dans le domaine qu’explorent les études féministes et queer. Refuser d’adhérer à un « nous » est aussi un refus d’héritage. On devine pourquoi les bifurcations queer (au sens large) irritent au plus haut point les traditionalistes, qui sentent que le processus de reproduction (au sens large également) est menacé par ce qu’ils fantasment comme une prolifération de refus et de bifurcations.
J’utilise le mot « nous » pour dégager ce qui me semble commun au lexique traditionnel des groupes – famille, communauté, collectif, nation, peuple, et même ce fameux « nous, l’humanité », si prisé des universalistes, etc. – envisagé sous l’angle « affectif », c’est-à-dire : de l’attachement, au sens d’une adhésion pour ainsi dire sentimentale, qui déborde le champ de l’adhésion rationnelle (sans l’annuler tout à fait : l’adhésion n’est jamais entièrement irrationnelle).
Le « nous », donc, n’est pas donné. Il se fabrique par inclusion, mais aussi, dans le même temps, par exclusion. Il s’entretient, se défend, s’ouvre et se referme, se crispe, se détend. Il accueille et refuse dans le même mouvement. Il se délimite par l’établissement de frontières, parfois souples et poreuses, parfois rigides et étanches. La composition du « nous » est toujours à géométrie variable, elle varie avec le temps – c’est, dirais-je, son historicité. Elle peut varier de l’ouverture cosmopolite la plus large – en promulguant explicitement des invitations à rejoindre le « nous » – ou bien s’élever comme une forteresse imprenable, opérant une sélection drastique et violente. Tout cela suppose donc un travail. Des opérations matérielles, symboliques et idéologiques.
De l’affirmation, ou de l’appel, au « nous » s’ensuit immédiatement une caractérisation des autres – de celles et ceux qui ne sont pas « nous ». Parfois, il n’est pas exclu qu’ils puissent le devenir. Mais souvent, ils doivent se faire à l’idée qu’ils n’en feront jamais partie. Des centaines de millions de personnes dans le monde se voient refuser le statut de citoyens, ou de nationaux, bien qu’ils soient nés, et/ou travaillent dans un pays donné, par un État qui le leur refuse. Et même quand ils acquièrent la nationalité liée à l’endroit où ils vivent, ils continuent, génération après générations à être considérés, par une partie de la population qui s’autoproclame « autochtone », comme des « autres » – des étrangers, « éternels étrangers ». C’est-à-dire, des autres, qui parmi tous les autres, ne peuvent devenir (souvent en vertu de leur couleur de peau) « comme nous ».
Disant cela, je garde à l’esprit qu’il en va ainsi en réalité de tout groupe qui se pense comme un « nous ». Même les plus humanistes. Montrer « patte blanche », adhérer explicitement (par un acte assimilable à un rituel), faire, d’une façon ou d’une autre, la preuve de sa ressemblance, de sa disposition à être reconnu – les modalités d’intégration au « nous » ont évidemment leur pendant négatif : être répudié, congédié, ignoré, exclu, jeté, rejeté. D’un point de vue affectif, se déclinent ici toutes les variations possibles de l’amour à la haine, en passant par l’indifférence (n’être ni aimé, ni haï, mais ignoré).
L’appartenance est régie par des règles explicites ou implicites (parfois par des lois, comme dans le cas des institutions qui fixent les « nationalités » ou les « citoyennetés »). On s’y reconnaît souvent mutuellement par des accords tacites, des habitudes, des lexiques particuliers, des comportements attendus, qui supposent la connaissance de codes, des consensus concernant les préférences, les directions, les orientations, une grammaire plus ou moins détaillée de l’existence pour ainsi dire. Le socle commun sur lequel ce « nous » s’appuie et repose, est constitué des sédiments des pensées déjà pensées (et non plus « pensantes), le « ce qui va de soi », le « ce qui va sans dire », le « ce qui est tenu pour acquis » (taken for granted, dit-on en anglais), ce qu’on passe sous silence, ce qui est occulté a priori, un ensemble de tabous finalement.
Là encore, cet ensemble de règles, implicites ou explicites, n’est pas donné une bonne fois pour toutes. Il évolue en s’adaptant aux nouveaux objets qui se présentent. Celui qui fut accueilli naguère pourrait être répudié demain, et inversement. Le mauvais objet peut devenir un bon objet et inversement. Ce qui ne change pas, c’est la nécessité pour le « nous » de se défendre en balisant des alignements et en stigmatisant des déviances. Il doit y avoir du même comme il doit y avoir de l’autre. Et cette distinction doit faire l’objet d’une vigilance soigneuse, au sein même du groupe : apparaissent dès lors les inévitables figures de la brebis galeuse, du traître, et du bouc émissaire, car, voyez-vous, le vers est forcément dans le fruit. Il faut surveiller le « nous » lui-même avant d’en garantir la cohésion, le bon alignement. Si l’extérieur est menaçant, c’est parce qu’il est susceptible de pervertir en quelque sorte l’intérieur. C’est la logique suprême du régime de la menace : « Certains d’entre nous » pourraient succomber à la séduction des autres qui ne sauraient être nous, et pourrir de l’intérieur le « nous », l’affaiblir. C’est pourquoi dans certaines situations, on n’hésitera pas à dénoncer ses proches, ses amis, des membres de sa propre famille.