Je traduis ici rapidement un extrait de la conclusion d’un ouvrage collectif édité par les spécialistes du néolibéralisme, Quinn Slobodian and Dieter Plehwe, Market civilizations : neoliberals East and South, Zone Books, 2022.
https://press‧princeton‧edu/books/hardcover/9781942130673/market-civilizations
Ce volume propose des études « situées » géographiquement et historiquement de la manière dont les plates-forme néolibérales se sont incarnées dans différentes cultures et régions du monde, en mettant à l’épreuve notamment le modèle classique de diffusion du centre (les pays occidentaux) vers la « périphéries » (les anciennes colonies ou le Global South). Spoiler : oui, c’est beaucoup plus compliqué qu’une simple diffusion nord/sud.
L’ouvrage est un complément indispensable à cet autre volume que j’évoquais récemment, Mutant Neoliberalism, Market Rule and Political Rupture (2019), qui décrit la remarquable plasticité du néolibéralisme (entendu à la fois comme idéologie et comme méthode de gouvernance, au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire que la gouvernance tend à « dépolitiser » une partie des formes de gouvernement). Cette faculté d’adaptation explique en grande partie son succès – et son emprise sur la quasi-totalité des habitants de cette planète.
https://www.fordhampress.com/9780823285723/mutant-neoliberalism/
Un des thèmes qui revient régulièrement dans ces deux volumes est celui, particulièrement actuel, des relations entre les néolibéraux et les régimes autoritaires – quand les deux ne se confondent pas, tout simplement.
L’extrait ci-dessous, tiré de la conclusion de Market Civilizations, fournit une synthèse assez claire et équilibrée de la problématique. Sur le versant idéologique, il est évident que chez les théoriciens du néolibéralisme (aussi bien chez Hayek que chez Friedman), la défiance envers les institutions étatiques (dont le rôle s’avérera « historiquement » pourtant indispensable à réalisation des objectifs de libération du marché) s’accompagne d’une dénonciation systématique des « excès de la démocratie ». Sur le versant des « gouvernances » effectives, les alliances de plus en plus répandues entre les régimes autoritaires, mais aussi les extrêmes droites mondiales, ultra-nationalistes et xénophobes/racistes, doivent autant au conservatisme viscéral des classes dominantes, qu’à cet affaiblissement, vire programmatique, et en tous cas délibéré des institutions démocratiques.
J’ajouterai que la neutralité morale des marchés – à fortiori dans un capitalisme transformé par la spéculation financière et la financiarisation de la dette (y compris de la dette des États) – aura amené nombre de dirigeants et de businessmen à fréquenter assidûment des clientèles issues de régimes autoritaires, voire totalitaires, et en tous cas, pas du tout démocratiques ou pseudo-démocratiques. Force est de constater qu’aujourd’hui, l’influence des démocraties sur les régimes autoritaires s’est bel et bien renversées : c’est plutôt les démocraties qui s’inspirent des méthodes (violentes) des gouvernances autoritaires, que l’inverse. Pour sécuriser les marchés et garantir la libre circulation des marchandises et du capital, et surtout rassurer les investisseurs, quoi de mieux qu’un potentat militarisé d’où la démocratie est absente ? N’est-ce pas ?
En fait, ce qu’on observe c’est un effet de feedback : le néolibéralisme adapté et transformé par les régimes autoritaires fournit l’inspiration aux gouvernances néolibérales dans les pays qui conservent encore des institutions démocratiques. Un exemple frappant, c’est le marché de la sécurité, de la surveillance et des technologies de répression des opposants : on s’inspire les uns des autres, et c’est un merveilleux business.
Voici l’extrait traduit :
« Étant donné que les formes autoritaires de gouvernement ont été presque synonymes du néolibéralisme précoce en Amérique latine, en particulier, un troisième thème de ce recueil n’est pas vraiment nouveau. Comme de nombreux néolibéraux se sont ouvertement exprimés sur la nécessité de restreindre la démocratie, les tensions entre démocratie et néolibéralisme ne devraient surprendre personne. La préoccupation libérale initiale pour la règle de la majorité a abouti à la protection institutionnelle des minorités. Cependant, lorsque la liberté économique est devenue la préoccupation principale, la protection des minorités s’est transformée en une restriction systématique de la règle de la majorité, voire en une domination de la minorité de la classe supérieure : les néolibéraux ont subordonné les questions de souveraineté démocratique à la protection de la liberté économique, ce qui signifie que les droits de propriété, la liberté contractuelle et la protection contre l’ingérence du gouvernement dans les affaires commerciales devaient être imposés au peuple, quel que soit le résultat des élections.
« Les spécialistes des régimes néolibéraux ont observé trois façons d’atteindre cet objectif dans le cadre des démocraties parlementaires. « La première consiste à réduire et à bloquer les ressources de pouvoir des acteurs qui pourraient contester le néolibéralisme par des alternatives ; la deuxième consiste à augmenter les ressources de pouvoir des entreprises intéressées par la continuité du néolibéralisme ; et la troisième consiste à institutionnaliser les politiques néolibérales de manière à les rendre plus difficiles à inverser. » (Aldo Madariaga, Neoliberal Resilience, 2020) La lune de miel largement célébrée entre la démocratie et le capitalisme après la fin des dictatures en Amérique latine et la transition du socialisme au capitalisme dans les années 1980 et 1990 s’est avérée éphémère. Suite à la prolifération rapide des politiques néolibérales TINA (« There Is No Alternative », « Il n’y a pas d’alternative ») et à la montée du nouveau constitutionnalisme économique, les chercheurs ont observé un affaiblissement de la démocratie parlementaire et un recul de la démocratie.
Si certaines des violations les plus récentes des règles démocratiques par les gouvernements populistes de droite ont été une réponse à la politique du néolibéralisme cosmopolite, les objectifs politiques poursuivis concernaient principalement le domaine de la culture et des minorités. Les piliers centraux de la démocratie conforme au marché n’ont pas été remis en cause par la montée du conservatisme culturel et social, que l’on considère le Brexit au Royaume-Uni ou la Hongrie sous Viktor Orban. Néanmoins, les néolibéraux, tout comme ceux qui ont des visions du monde concurrentes, peuvent soutenir, mais ne sont pas obligés de soutenir, des formes antidémocratiques de gouvernement. En Turquie, le groupe de néolibéraux organisés étudié par Nartok s’est divisé au début du nouveau millénaire, car certains de ses membres ne voulaient pas suivre les tendances autoritaires du Parti de la justice et du développement au pouvoir, qu’ils avaient auparavant soutenu. Alors que les néolibéraux russes ont embrassé l’autoritarisme comme condition préalable aux réformes néolibérales et ont même vu d’un bon œil le Chili de Pinochet, selon Tobias Rupprecht, ils ont déploré le régime de Poutine qui réprimait l’opposition néolibérale. Isabella Weber montre à quel point les néolibéraux ont été disposés et malléables à conseiller les dirigeants communistes en Chine. La voie vers le néolibéralisme en Inde a été pavée par un régime autoritaire dans les années 1970, comme le montre Aditya Balasubramanian, et a progressé dans la mesure où elle est liée au recul démocratique actuel du gouvernement Modi. (…).
Même un régime démocratique plus stable comme celui de l’Australie n’est pas à l’abri du défi antidémocratique du néolibéralisme. Jeremy Walker montre comment les groupes d’intérêt liés aux énergies fossiles et la presse Murdoch ont pris le pays en otage, le laissant mal préparé à relever le défi majeur du réchauffement climatique et marqué par les pathologies de l’État pétrolier. En Australie et au Brésil, la manipulation massive des médias, anciens et nouveaux, a sans doute joué un rôle déterminant dans le soutien aux perspectives politiques ultralibérales qui paralysent la planification gouvernementale, comme aux États-Unis. Certes, le néolibéralisme ne coïncide pas nécessairement avec une démocratie illibérale ou un régime autoritaire, et l’autoritarisme n’implique pas nécessairement le néolibéralisme. Nous en savons suffisamment sur les différentes formes de néolibéralisme et d’autoritarisme pour rejeter de telles affirmations. Mais nous connaissons également les origines communes et les histoires qui se recoupent du néolibéralisme et de la démocratie illibérale. Et la propension du néolibéralisme au scepticisme envers la démocratie et à une démocratie « édulcorée » a souvent rendu le néolibéralisme complice des gouvernements illibéraux, et suggère une responsabilité partagée dans le résultat de l’« équilibre de bas niveau » entre une démocratie incomplète et une économie de marché imparfaite dans de nombreux pays.
La priorité accordée à la liberté économique et l’attitude ambivalente envers la démocratie semblent paralyser les néolibéraux et soulever de sérieux doutes quant à la capacité du néolibéralisme à traiter de manière productive des problèmes tels que le réchauffement climatique, les migrations et les droits humains, ainsi que d’autres effets de l’aggravation des inégalités sociales. Même dans les pays où les ambitions néolibérales ont été renversées de manière spectaculaire, comme l’Islande ou l’Argentine (NDT : le texte date de 2022), l’héritage des transformations néolibérales reste fort sous la forme de contraintes économiques sévères.