Cruels Optimismes du populisme

Le problème du populisme de gauche, ou pour le dire avec les termes d’un de ses représentants chez nous, « porter des thèmes avec les mots des gens », c’est quand les gens en question votent à droite, voire à l’extrême droite, et, pire encore, portent des « thèmes » qui ne sont vraiment pas du tout ceux de la gauche.

La formule repose sur une idée assez étrange, selon laquelle on pourrait distinguer les thèmes (politiques, les revendications) des « mots pour les dire ». Je passe sur le préjugé que ça implique concernant les dispositions linguistiques des gens auxquels on se réfère (dont on se garde bien de préciser les caractéristiques, qu’on mélange allègrement dans le même panier « populaire »). Si par exemple les gens en question se plaignent « du trop grand nombre d’étrangers », du « trop grand nombre d’assistés », et brodent sur la haine des élites, des écologistes et des intellectuels (tous dans le même sac), alors je ne vois pas bien en quoi leurs « mots » évoquent autre chose que des « thèmes » racistes ou des éloges de la valeur travail (le travail « qui pue un peu sous les bras ») ou, littéralement, le thème de la défiance envers les élites, les écologistes et les intellectuels.

Les populistes de droite disent exactement la même chose au fond. Le Front National, entre 2012, après que Marine le Pen ait succédé à son père, et 2017, quand le parti a connu un échec cinglant aux élections présidentielles, était sur ce registre « social »-national populiste – pas avare de ses critiques envers les élites néolibérales notamment (dans la lignée du GRECE et d’Alain de Benoist, milieu intellectuel dans lequel a grandi Marine Le Pen, et dont son père, plus proche des nationalistes (néo)libéraux d’extrême droite du Club de l’Horloge, s’est toujours méfié). Après l’échec de 2017, Marine Le Pen a viré Florian Philippot et a pris un tournant plus libéral (ce qui explique d’ailleurs nombre des décisions du Rassemblement National sous la présidence Macron).

On retrouve dans pas mal de pays européens ces courant sociaux-nationaux-populistes de gauche, par exemple le parti de Sahra Wagenknecht en Allemagne. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ses positions, calquées sans doute sur celles « des gens » (??), ne font pas l’unanimité à gauche.

C’est un fait (accablant) qu’une grande partie les classes «  » »populaires » » » ne votent plus depuis longtemps pour les partis de gauche qui prétendent les représenter. Ou parler en leur nom.
(je mets des tas de guillemets parce que je ne me garderai bien de les homogénéiser – surtout en tant qu’intellectuel désespérément précaire qui a grandi en cité HLM). La raison pour laquelle cette rupture s’est produite est complexe, multifactorielle (mot commode quand on veut signifier qu’au fond on ne sait pas très bien « pourquoi », ou qu’aucune explication n’est véritablement convaincante – épargnez-moi s’il vous plait vos certitudes sur ces questions – j’ai lu des tonnes de bouquin sur ce thème depuis les années 90 et je n’ai aucune réponse unique et simple).

Allez les récupérer, maintenant, en vue des élections, c’est un projet louable – voire indispensable – quand on est de gauche et qu’on fait de la politique. Sauf qu’on n’est pas en face de « gens » décérébrés qui ne savent pas ce qu’ils disent, qui votent « sous influence des médias », et dont les mots ne refléteraient pas vraiment leurs pensées. À moins de considérer toutes les classes populaires comme un ramassis d’imbéciles qu’il faudrait « réparer », « corriger », « redresser » – ce qui est le programme de bien des partis, on peut même dire que les néolibéraux, de ce point de vue, ont réussi leur entreprise de conversion des masses aux principes de l’économie de marché, de la libre entreprise, de la méritocratie par le travail etc etc.

Soyons clairs : je n’ai absolument aucune réponse à ce problème. (et non, je ne suis absolument pas du tout convaincu par la distinction de Chantal Mouffe, largement reprise dans la plate-forme de LFI, entre un populisme de droite et un populisme de gauche. Je ne reprendrais pas maintenant mes remarques sur les écueils et les dangers de l’invocation d’un « nous » unifié :

climatejustice.social/@danahil

Mais force est de constater qu’aujourd’hui, en 2025, le populisme de droite a le vent en poupe. Et que les populistes de gauche partagent avec les populistes de droite plus de choses qu’ils le prétendent, ce qui rend d’autant plus délicat de faire avancer des idées de gauche – à commencer par la solidarité, la lutte pour la justice, les politiques de redistribution, etc… Ne sous-estimons pas la puissance d’attraction, la capacité à susciter des adhésions conscientes et rationnelles chez les « gens », de nos ennemis (les néolibéraux, les nationalistes de droite et même les fascistes, etc..). Il pourrait bien se trouver, parmi les «  » »gens » » » en question, ceux qui, demain, organiseront des pogroms ou des lynchages, ou défileront en rang serré devant un nouveau Duce ou un nouveau Führer.

 

NB : S’il y a bien un truc qui m’insupporte quand je lis ou j’entends des analyses sur les sujets « sociaux » (un Foucaldien parlerait de « biopolitique »), le déficit de l’assurance maladie et des caisses de retraite, le coût des allocations chômage et du RSA, l’omniprésence de la violence (en grande partie, celle de la police d’ailleurs) et les pétages de câbles, la multiplication des psychopathologies et des diagnostics d’inadaptabilité, etc etc.. c’est l’extrême rareté d’analyses de fond, au profit de plaintes adressées « au gouvernement » ou « aux individus ».

Le capitalisme néolibéral use, épuise, siphonne la vitalité, rend malade, intoxique, produit des souffrances psychiques chroniques, détruit, blesse, mutile, tue.

On leur parle de santé, de vie, de mort, de maladie, ils vous répondent que les gens ne travaillent pas assez, qu’ils prennent trop de temps pour se soigner. Ils vous répondent : équilibre budgétaire, ralentissement de la croissance, rembourser la dette, et toutes ces conneries (la réalité, c’est que l’État, comme chaque individu, est pris dans les mailles des créanciers, les véritables inspirateurs des gouvernances dans la plupart des pays du monde – lesquels créanciers veulent moins d’aide sociale, moins d’état providence (pour ce qu’il en reste), moins de service public, moins de soin, moins de care.

(je dis « ils », mais comprenez bien que la plupart des gens ont intégré ce mode de pensée, et n’hésitent pas à abonder dans le sens de la stigmatisation de celles et ceux qui n’y arrivent pas, des malades, etc..)

Et c’est aux thuriféraires du néolibéralisme qu’on demande des solutions ?

C’est se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate que d’imaginer que ces gens-là puissent améliorer la vie des gens, et particulièrement des pauvres gens et de toutes celles et ceux qui craquent et qui n’en peuvent plus, qui n’arrivent pas à se plier à la loi du travail. Comme c’est pur bullshit d’en attendre quoi que ce soit pour « sauver la planète ».

C’est comme demander à votre bourreau de bien vouloir atténuer un peu ses coups s’il vous plaît monsieur. Vous pourriez appliquer un peu de crème sur cette blessure avant de retourner y fourrer votre couteau ?

Ça relève de ce que Lauren Berlant appelle : « the cruel optimism », l’optimisme cruel (qui, cela dit, témoigne aussi, le plus souvent, d’un motivation égoïste : on espère être sauvé, tirer son épingle du jeu, et tant pis pour les autres – faut pas s’étonner que le pouvoir joue avec cet espérance « pour soi »).