Les processus de gentrification générés par les nouvelles formes de politiques urbaines sont à l’œuvre désormais dans la quasi-totalité des régions du monde. J’avais déjà traduit et commenté quelques extraits du du livre de Melissa Checker, The Sustainability Myth Environmental Gentrification and the Politics of Justice, NYC University Press, 2020, qui porte sur plusieurs quartiers de l’État de New-York. Je voudrais ici évoquer l’étude de Sara Safransky, The City after Property. Abandonment and Repair in Postindustrial Detroit, Duke University Press 2023, consacrée aux politiques urbaines engagées dans la ville de Detroit, et aux formes de résistance à ces politiques de la part des populations habitant la ville. On sait que Detroit est la ville emblématique de la période post-industrielle, mais, à cause précisément de ce caractère emblématique, lui sont accolés des narratifs déclinistes, voire apocalyptiques, que Sara Safransky prend soin d’analyser et contredire. S’il est vrai que la majeure partie de la population « blanche » a fui la ville après la fermeture des usines, il est faux de la considérer pour autant comme un espace désert et abandonné. Certes, le déclin démographique fut spectaculaire : devenue au début des années 60 la quatrième ville la plus peuplée des USA (atteignant jusqu’à 1 850 000 habitants), elle ne comptait plus, en 2020, que 633 000 habitants, et la baisse démographique ne semble pas cesser. (La situation démographique s’est totalement inversée au profit du Comté de Wayne voisin, le plus peuplé de l’État du Michigan : ceux qui avaient les ressources économiques pour quitter la ville se sont installés dans les zones plus rurales adjacentes)
Cependant, il reste des centaines de milliers d’habitants à Détroit – très largement des populations racisées : 82,7% d’Afro-Américains, 6,8% de Latinos et seulement 4% de « blancs ». Et c’est principalement auprès d’elles que l’anthropologue (militante) mène son enquête. Ces
Le titre du livre, extrêmement bien choisi, « The City after Property« , évoque les deux versants de l’étude : elle démontre, premièrement, comment les politiques de la ville se fondent aux États-Unis, et plus largement dans les régimes libéraux et néolibéraux, sur la défense et la préservation de la propriété privée, donnant au marché de l’immobilier une considérable puissance quand il s’agit d’aménager les espaces urbains. Et que le dogme de la propriété privée fonctionne comme une institution racialisée, une idéologie qui découpe l’espace et l’histoire selon des frontières économiques et raciales. Il est bien évidemment au cœur des stratégies, explicites ou implicites, de gentrification (voir extrait n°1). Et, deuxièmement, comment, en résistance à ces politiques d’exclusion et de dépossessions orchestrées par les acteurs dominants du pouvoir, s’inventent des manières alternatives d’imaginer et organiser la vie urbaine (extraits 4 et 5).
De manière extrêmement pertinente, elle souligne aussi comment les narratifs « romantiques » de la ville abandonnée, « retournant à la nature », ne sont pas exempts d’idéologies racialistes – un trait récurrent de l’environnementalisme américain. Parallèlement, les projets de réaménagements urbains désormais inspirés par les problématiques écologiques – par exemple, réinsérer « l’agriculture dans la ville » ou le verdissement des espaces minéraux, viennent renforcer les imaginaires capitalistes et politiques de rénovation urbaine, qui se traduisent le plus souvent par ce qu’on appelle la « green-gentrification » et donc de nouvelles politiques d’exclusion et le renforcement des frontières raciales. (extraits 2 et 3). Ces politiques, comme Sara Safransky nous en informe dans le cas de Détroit, s’appuient notamment sur des équipes de « planification à court terme » censés nourrir des algorithmes censés mesurer les besoins, les désirs et la confiance des citoyens. Comme les résidents New-Yorkais rencontrés par Melissa Checker, eux aussi mitraillés de réunions d’informations et de discussions conviviales, il va de soi que la parole des concernés ne fait guère le poids confrontée aux plans qu’on a conçus pour eux en haut-lieu.
extrait 1 : Régime de propriété
À la frontière coloniale, la protection de la propriété était la raison d’être de l’État, la raison d’être du gouvernement. La Constitution américaine a rattaché l’idéal de liberté au caractère sacré de la propriété privée, d’abord en convoquant un sujet libéral, puis en conférant à ce nouveau citoyen le droit de porter des armes, en vertu du deuxième amendement, pour protéger sa personne, son domicile et ses biens. Dans la pratique, la forme moderne de la propriété a nécessité et continue de nécessiter des institutions sociales étendues qui accordent des droits et des garanties. C’est ce qui ressort des efforts déployés pour consolider le régime de propriété de Détroit.
Dans la ville moderne, la forme et la fonction de la propriété restent liées à la création de sujets racialisés, de subjectivités politiques et de considérations sur les vies qui ont de la valeur et celles qui n’en ont pas. En effet, le libéralisme et la subjectivité juridique moderne ont longtemps été jugés sur « la capacité de chacun à s’approprier ». Brenna Bhandar montre comment les lois modernes sur la propriété et la rationalité de la propriété privée étaient associées aux schémas raciaux émergents, qui ont déterminé ensemble qui était ou n’était pas apte à posséder des terres. Le statut, comme le montre Bhandar, a été conféré sur la base de rationalités coloniales d’amélioration et justifié par des conceptions « scientifiques » et juridiques portant sur la race servant l’objectif explicite de délimiter le droit, l’utilisation et la jouissance de la terre et d’autres biens immobiliers.
Les modèles de propriété foncière et les disparités de richesse dans la région métropolitaine de Détroit illustrent la façon dont les Blancs ont été dotés d’une capacité largement supérieure à celle des autres groupes raciaux à posséder des biens, établissant ce que la juriste Cheryl Harris appelle un « intérêt de propriété dans la blancheur » (“property interest in whiteness.”) durable. Il s’agit d’un intérêt financier et d’une identité culturelle auxquels de nombreux Blancs s’accrochent farouchement aujourd’hui, que ce soit par des manifestations telles que le fait de brandir des armes à feu ou par des moyens plus discrets tels que l’installation dans des quartiers dotés de « bonnes » écoles. Comme l’affirment depuis longtemps les géographes critiques, cet ordonnancement racial et spatial sert à naturaliser les inégalités produites par le capitalisme au profit des élites. Il a également servi à naturaliser l’individu qui se possède lui-même comme le citoyen idéal.
Comme cela le suggère, si nous voulons comprendre les politiques d’abandon dans le Détroit contemporain, nous devons aller au-delà de la désindustrialisation et de la suburbanisation pour éclairer la façon dont elles sont symptomatiques des logiques structurantes sur lesquelles reposent les régimes de propriété capitaliste raciale et exemplaires de la façon dont les blocs de pouvoir historiques assurent leur domination. En d’autres termes, l’abandon doit être interrogé non seulement comme un état ou une condition d’abandon, mais aussi comme un élément intrinsèque du modèle de propriété lui-même.
La propriété moderne ne repose pas seulement sur la dépossession, comme nous le rappelle Grace Kuyoungown Hong, mais aussi sur l’occultation et la criminalisation d’autres manières d’être en relation avec la terre, la nature et les autres. Une prolifération d’importants travaux de géographie urbaine du début du XXIe siècle, influencés par l’essor des géographies noires, indigènes et latino-américaines, a permis de refonder les questions foncières urbaines en Amérique du Nord et au-delà en mettant en avant les façons dont les communautés opprimées avaient préservé leurs relations à l’espace et au lieu en dehors de la domination. Détroit, ville de colonisation imprégnée par le radicalisme noir et la politique du mouvement ouvrier, a beaucoup à nous apprendre sur le rôle que jouent les imaginaires géographiques alternatifs et les pratiques de création de lieux dans la lutte contre l’abandon et la réalisation de la libération.
(extrait 2) Conjurer le mythe de la Terra Nullius
Prenons par exemple ce billet de blog de 2011, typique des discours sur le réensauvagement (rewilding) :
« Détroit est en train de se transformer en prairie urbaine : l’herbe envahit les trottoirs, de jeunes arbres dominent les clôtures et des lignes électriques qui se disputent les branches des arbres. Les vieilles allées ressemblent à des sentiers de randonnée et les terrains vagues sont couverts de fleurs sauvages. En été, la végétation envahit de nombreuses maisons abandonnées. Des arbres géants poussent sur les toits des gratte-ciel. Les bâtiments abandonnés regorgent de perchoirs à pigeons et de chats sauvages qui contrôlent la population de rats. Des meutes de chiens sauvages parcourent les quartiers, chassant les faisans, les dindes, les opossums, les coqs et les ratons laveurs qui sont revenus en ville. Un ilanthus altissima – également connu sous le nom de « palmier du ghetto » ou d’arbre du paradis – s’est répandu dans toute la ville. Au fil du temps, les maisons restantes seront écrasées par ces arbres plantés par les propriétaires il y a plusieurs décennies. Les murs en plâtre finiront par tomber en poussière. »
Ce passage souligne à la fois les enjeux politiques des métaphores de la nature et les différents types de travail culturel qu’elles peuvent accomplir. Dans les années 1960 et 1970, l’imagerie de la jungle et des batailles signalait la descente de la ville dans l’obscurité (ou la noirceur, « blackness »). En revanche, le retour de la nature suggéré ici constitue son salut. Dans le mythe américain, la prairie évoque l’esprit pionnier, la construction de la nation et la ruée vers la terre des colons. Reproduite dans le contexte urbain, elle recycle un trope colonial qui a longtemps permis de pacifier la violence du génocide indigène et de la spoliation des terres et fait passer la relocalisation des espaces Noirs pour un acte héroïque (it recycles a settler colonial trope that has long pacified the violence of Indigenous genocide and land theft to make the resettlement of Black spaces seem heroic).
Comme les représentations de ruines, les récits de réensauvagement ont minimisé les luttes en cours de centaines de milliers d’habitants de la ville ou, dans de nombreux cas, les ont complètement occultées. Le géographe Nate Millinton a attiré l’attention sur le fait que ces représentations deviennent particulièrement problématiques lorsque la nature renaissante est célébrée comme purificatrice, un discours à connotation raciale. Considérez, par exemple, des commentaires comme celui-ci, cité par Millington, qui a été posté sur un blog à propos des maisons sauvages de Detroit : « I am pulling for mother nature to take back that was used and abused… Consume it and keep marching forward. » (Je demande à Mère Nature de reprendre ce qui a été utilisé et abusé… Consommez-la et continuez d’avancer). Ou encore celui-ci : « Qui peut se plaindre lorsque de vastes étendues du centre-ville de Détroit sont reconquises par la nature ? Comme les anciens temples du Cambodge, la terre gagne toujours contre la volonté des hommes. L’asphalte de la ville se fissure et redevient prairie ; les renards et les cerfs font des centres commerciaux et des parkings leurs nouveaux terrains de chasse. »
L’appel aux qualités transcendantales d’une nature sauvage sublime est depuis longtemps un motif de l’environnementalisme euro-américain, déployé par les citadins aisés au XIXe siècle pour promouvoir l’évasion hors des villes en voie d’industrialisation. Les images de la résurgence bienveillante de la nature à Détroit doivent donc être comprises comme un signal culturel d’une distance spatiale par rapport à la menace de la noirceur (Blackness) et de la pauvreté et, par conséquent, comme un fondement symbolique et psychologique du rajeunissement du capital de la ville.
Ces types de représentations et de discours se sont produits avec une sorte de frénésie qui a attiré les gens vers la ville et a révélé une forte emprise sur elle. En d’autres termes, ils ont rendu un espace, principalement habité par des résidents noirs, vide, sans valeur et disponible pour l’appropriation et de nouveaux modes d’accumulation du capital. Ces tendances ne se limitent pas à Détroit. Comme l’affirment les géographes Adam Bledsoe et Willie Wright, l’accumulation mondiale de capital est rendue possible, en partie, par « l’insistance continue… de la société sur l’inhumanité des Noirs et l’absence de cartographie des Noirs, qui fait des espaces noirs des espaces vides ». Il n’est donc pas surprenant que les représentations du vide se reflètent dans le domaine cartographique.
Extrait 3 : Techniciser la politique urbaine
(…) une des priorités gouvernementales vise à étendre l’analyse de la valeur marchande (MVA = Market Value Analysis) à toutes les villes sous le régime de « l’application du code de la qualité de vie (“Quality of Life Code Enforcement”, ou : syndrome de la fenêtre brisée – « broken window syndrome”) ». L’accent mis sur le renforcement de la sécurité et du maintien de l’ordre n’est pas surprenant, étant donné que la défense des valeurs immobilières est l’une des principales caractéristiques de la ville entrepreneuriale. Pourtant, la normalisation du maintien de l’ordre par une CDFI (Community Development Financial Institution), en fonction de la viabilité du marché, représente un phénomène nouveau. À Détroit, l’application du code constitue une priorité dans les zones de marché stable, en transition et en difficulté, tandis que dans les zones de grande valeur, seule une « certaine activité » est recommandée. Le fait que l’application du code de la qualité de vie soit l’intervention du « syndrome des fenêtres cassées » rappelle l’argument de Fred Moten selon lequel cette politique considère la vie des Noirs comme une « fenêtre cassée », comme une « menace pour l’ordre normatif ». Avant l’émancipation, les esclaves étaient des biens protégés, mais ils constituaient également une menace pour l’idée de propriété, comme l’affirme Moten. Ils pouvaient s’enfuir. Lorsqu’ils ont cessé d’être des biens, de nouvelles formes de contrôle sont apparues, comme les lois du lynchage et, des décennies plus tard, le maintien de l’ordre par des fenêtres cassées. « Réparer une fenêtre cassée », comme le dit Moten, “c’est réparer une autre façon d’imaginer le monde”. Dans le cadre de la MVA, réparer une vitre cassée consiste à imposer une nouvelle qualité de vie par le biais de la surveillance, des assignations et des pratiques punitives. En d’autres termes, il s’agit de discipliner les personnes et les lieux afin qu’ils se comportent de manière à favoriser un « retour sur investissement ».
L’appel à des calculs de risques objectifs semble donner aux bureaucrates un sentiment de sécurité dans un contexte d’austérité. Lors d’un entretien en 2012, un urbaniste de Détroit m’a dit : « Comme les ressources sont limitées et que nous cherchons à avoir plus d’impact, tout le monde s’oriente vers une stratégie ciblée. Le ciblage ne doit pas être une décision politique ». Elle m’a montré un document sur les changements de prestation de services associés aux zones MVA. « Il faut s’appuyer sur des données empiriques. C’est notre réalité ici. J’imagine que mes collègues d’autres villes sont du même avis. Il ne faut pas que les gens disent : « Vous avez choisi ces zones parce que… ».
Son commentaire m’a fait comprendre que le MVA avait une double fonction : c’était la résolution par l’État d’une crise de confiance du public. En même temps, l’État tentait de résoudre sa crise fiscale par une réorganisation territoriale fondée sur des données.
Deux ans plus tard, le chef de cabinet du maire de Saint-Louis a lui aussi fait l’éloge du MVA, qui permet aux fonctionnaires municipaux de s’appuyer sur des « données » (data) plutôt que sur « l’expérience, l’intuition et les impressions ».
De tels sentiments suggèrent comment les algorithmes deviennent « des stabilisateurs de confiance, des assurances pratiques et symboliques que leurs évaluations sont justes et précises, exemptes de subjectivité, d’erreur ou de tentative d’influence », comme l’écrit Tarleton Gillespie, spécialiste en communication. Ils sont considérés comme ayant une « objectivité calculatrice ». Les prescriptions algorithmiques ont toutefois nécessité une certaine finesse dans les relations publiques, du moins dans le domaine de la planification.
Rappelons que lorsque le DWP (Detroit Works Project) s’est mis en pause, il s’est divisé en deux branches : l’équipe de planification à court terme, qui avait produit le MVA, et l’équipe de « planification participative à long terme ». Au printemps 2012, j’ai assisté à une série de conversations communautaires organisées par l’équipe de planification participative à long terme, qui s’était engagée dans un régime de participation agressif. Leurs stratégies consistaient à reconnaître les erreurs du passé, à assurer aux habitants qu’ils étaient désormais à l’écoute, à organiser des séances de « planification ludiques » et à parcourir la ville avec une « table itinérante » pliable, à partir de laquelle ils diffusaient des informations et stimulaient des conversations détendues plutôt que contentieuses. Lors des réunions publiques, l’équipe chargée de la planification à long terme commençait systématiquement par communiquer des chiffres de participation, indiquant par exemple qu’en huit mois, elle avait touché trente mille personnes et tenu quatre mille conversations intéressantes. Pourtant, il n’a jamais été clair comment cette échelle d’engagement se traduisait (ou non) dans l’élaboration d’un plan à long terme, ce qui a donné le sentiment que les planificateurs étaient plus investis dans la quantification et la performance de l’engagement que dans l’inclusion significative des résidents dans le processus.
extrait 4 : Jardinage et émancipation :
(…) les jardins constituent un moyen essentiel pour les habitants de Détroit de lutter contre les effets de la société postindustrielle et la précarité du travail. Comme l’a dit Faye Moore, une résidente, les jardins sont un moyen d’étendre le contrôle de la communauté sur les moyens de production. « Il n’y a pas d’emplois qui tombent du ciel, et nous avons essayé de devenir une ville casino, une ville de divertissement, et ce n’est clairement pas ça. Entre-temps, la technologie a évolué de manière à nous permettre, à petite échelle, de commencer à produire ce dont nous avons besoin (…) ce qui répondait non seulement aux problèmes de santé personnelle, mais aussi aux questions autour de l’utilisation d’un système de production alimentaire basé sur le pétrole… Quand j’imagine [l’avenir de] Détroit, j’imagine un Détroit de producteurs et de consommateurs qui seraient les mêmes individus. »
La sécurité alimentaire est en tête de liste des raisons pour lesquelles les gens cultivent ; les jardins fournissent un complément nutritionnel essentiel aux personnes pauvres. Sam Johnson, qui s’occupe de trois parcelles de jardin urbain, nous a expliqué dans une interview accordée à Uniting Detroiters que l’agriculture urbaine perpétue une longue tradition de résilience et d’autosuffisance des Noirs. « J’ai grandi dans les environs de Tuskegee [Alabama], entouré d’agriculture. Les garçons et les filles noirs devaient apprendre à cultiver et à survivre. C’est nécessaire pour les Noirs, les Latinos et les autres personnes pauvres de Detroit, mais c’est surtout une bonne chose pour tous ceux qui ont des bons d’alimentation. » Dans de nombreux quartiers de Detroit, les principaux points de vente d’aliments sont les « party stores » (magasins d’alcool qui vendent certains produits alimentaires), les stations-service, les fast-foods et les épiceries connues pour leurs prix abusifs. Ainsi, les défenseurs de la justice alimentaire font valoir que Detroit souffre de la politique d’établissement de la ligne rouge (« red lining ») des supermarchés, ce qui signifie qu’après avoir évalué les risques et les profits, les supermarchés délocalisent ou augmentent les prix. Avec un système de transport public inadéquat et des taux de pauvreté élevés, l’accès à une alimentation nutritionnelle et culturellement appropriée est une question urgente. Pour de nombreux agriculteurs noirs, l’agriculture urbaine était une pratique importante d’autodétermination politique.
La sociologue Monica White a montré comment l’agriculture noire est une stratégie de résistance et comment les fermes urbaines agissent comme des centres communautaires où les participants travaillent pour améliorer de manière constructive l’existence quotidienne des résidents. Malik Yakini, directeur du Detroit Black Community Food Security Network, qui gère une ferme de sept acres appelée D-Town à Red Park, à l’extrême ouest de la ville, explique ainsi son travail : « L’un des principaux messages que nous transmettons est que nous avons la capacité de produire notre propre nourriture, de la distribuer, de la transformer, que nous ne sommes pas seulement des victimes ou des pions sur l’échiquier où ces forces plus puissantes nous déplacent, que nous avons en fait la capacité de définir notre propre réalité. » Cultiver cette capacité implique de développer un système d’agriculture urbaine robuste et contrôlé par la communauté, de remettre en question les inégalités systémiques dans l’accès au capital et aux subventions, et de sécuriser le régime foncier. De nombreux petits agriculteurs louent des terres, ont des accords informels avec les propriétaires, ont des contrats de location avec la municipalité ou, dans certains cas, les squattent. Les inquiétudes des petits exploitants concernant la précarité du régime foncier sont devenues plus prononcées à mesure que le potentiel agricole de la ville a attiré de jeunes agriculteurs idéalistes (principalement blancs) venus de l’extérieur, intéressés par les jardins maraîchers, ainsi que des entrepreneurs-investisseurs, qui voent les terrains condamnés de Détroit comme un emplacement privilégié pour la production à grande échelle de nourriture, de carburant et de fibres.
extrait 5 : Notre Cité (conclusion)
À la fin de l’été 2014, une coalition de plus de trente groupes communautaires organisés sous le nom de Detroiters Resisting Emergency Management (D-REM) a publié une déclaration intitulée « Whose City ? Our City ! » dans laquelle ils insistaient sur le fait qu’il fallait résister aux mesures d’austérité. « Nous devons… utiliser notre pouvoir collectif », ont-ils écrit, « pour créer notre ville, une ville d’autonomie, de responsabilité publique et de protection mutuelle. » « Dans des endroits longtemps abandonnés et oubliés par le développement des entreprises, nous avons mis en place des moyens visionnaires pour répondre aux besoins de notre communauté ». Ces besoins ont été satisfaits grâce à des jardins qui ont favorisé la sécurité alimentaire ; la restauration de maisons, de parcs et d’écoles qui ont rendu les quartiers plus vivables ; la création d’établissements d’enseignement centrés sur la culture Africaine et basés sur le territoire ; des clubs de quartier et des associations qui contribuent à la sécurité publique ; des groupes religieux élaborant des plans locaux pour soutenir les économies locales ; et une myriade de groupes communautaires qui encouragent les jeunes à rester à l’école, se battent pour que les bibliothèques restent ouvertes et collectent des fonds pour que les étudiants puissent étudier au-delà du lycée.
« Whose City ? Our City ! » dessine ce à quoi pourraient ressembler la gouvernance urbaine, la planification et le développement s’ils n’étaient pas liés à la protection des intérêts capitalistes et à la marchandisation des valeurs immobilières et immobilières, mais étaient plutôt basés sur les besoins des plus vulnérables. Il s’agissait d’une proposition visant à ré-imaginer la ville en déconstruisant les structures d’oppression par une reconstruction radicale plutôt qu’en déconnectant les gens des ressources vitales. C’est une vision de la ville d’après la propriété (City after property) – la possibilité d’une nouvelle ville, selon leurs mots, « notre ville », dans laquelle « nous vivrions tous dans la dignité, le respect mutuel et l’amour ».
La déclaration « Whose City ? Our City ! » et la campagne pour l’amour ont toutes deux utilisé l’amour comme fondement spirituel de la libération. Le révérend Dr. Martin Luther King Jr. a utilisé le terme de « communauté bien-aimée » pour nommer une société organisée autour de l’interdépendance et de l’humanité partagée. Son usage du terme « bien-aimé » (beloved) a fusionné les valeurs afro-américaines de connexion communautaire avec les notions bibliques d’amour et de rédemption.
L’agape désigne l’amour au sens large. Mais il se distingue de l’Éros. Ce n’est pas un amour sexuel ou romantique. Ce n’est pas non plus un amour fraternel, ni un amour inconditionnel. Il contient un défi à agir. C’est une exigence de passer de la liberté abstraite à la liberté concrète, un appel à lutter contre l’oppression en luttant pour de nouvelles lois, politiques et structures qui permettent une meilleure vie pour tous. Cela ressemble à une adhésion à des mouvements de masse comme ceux qui sont en cours aujourd’hui pour dé-marchandiser le logement, démanteler la police et repenser la sécurité publique, des mouvements qui soulignent l’importance de lutter contre les politiques, mais dont les visions et les plans dépassent la simple réforme de l’État en inventant une politique anticapitaliste et antiraciste capable de soutenir une gouvernance démocratique radicale. L’exigence de passer d’une liberté abstraite à une liberté concrète est aussi une exigence de reconnaître que la culture est à la base de la structure. Changer la culture nécessite de se souvenir et de favoriser des manières de savoir, d’être et de construire le monde qui nous relient au lieu et les uns aux autres au-delà de la domination. Cela nécessite de reconnaître notre relationnalité, de reconnaître que la liberté enracinée dans l’individu maître de lui-même est un mensonge séduisant, que personne n’est libre tant que le plus petit d’entre nous n’est pas libre. Si le capitalisme racial – et la propriété privée comme forme et fonction – organise l’abandon, et si l’abandon est rendu possible par la rupture de la mutualité, alors, comme le montrent les habitants de Détroit, la réparation radicale et l’amour sont essentiels à la construction d’un monde nouveau.