Un des traits caractéristiques des gouvernances néolibérales contemporaines, c’est la tendance à transformer les processus démocratiques (participation publique, expression et débats,) en « performances démocratiques » pour parler comme Melissa Checker dont je traduis quelques pages extraites de son livre, The Sustainability Myth Environmental Gentrification and the Politics of Justice, NYC University Press, 2020, ci-dessous.
La performance renvoie à l’univers du spectacle, c’est-à-dire à un mode d’expression supposé sans conséquence dans le réel. La participation des citoyens aux affaires publiques, envisagée comme performance, devient une représentation au sens théâtral du terme, ou bien une mise en scène de la démocratie, dont l’effet sur le réel, les transformations matérielles et économiques du monde, s’arrête au bord de la scène, ou à la sortie de salle de réunion où les « citoyens » ont été invités à témoigner ou faire part de leur opinion. Elle n’a plus d’impact qu’un sondage. Et encore : le sondage électoral intéresse vivement les décideurs politiques, il fait bien souvent la différence, ce qui n’est que rarement le cas des réunions de citoyens orchestrées par les pouvoirs publics !
On se plaint de la désaffection des populations pour les processus démocratiques, les taux d’abstention aux élections, ou, au niveau local, les salles de réunion vides, mais il faut aussi entendre les plaintes qui la justifient : « de toutes façons, ça ne sert à rien, les dés sont pipés, tout est joué d’avance, on ne nous écoutera pas, les décisions sont déjà prises, etc. ». En réalité, cette désaffection n’est que le produit de gouvernances ultra-hiérarchisées, top-down, qui n’envisagent de solliciter l’expression publique qu’en dernier recours, bien après que des cabinets d’expertise grassement payés aient publié leurs rapports et leurs préconisations : une sorte de concession symbolique à la démocratie qui vient à la fois teinter d’une couleur « sociale » un processus purement technocratique, et donner l’illusion au peuple qu’il n’est pas tout à fait oublié dans cette affaire. Logiquement, les intérêts des classes dominantes sont pris en compte bien avant ceux des subalternes et fournissent l’inspiration de la plupart des projets.
Cette imitation des procédures démocratiques n’est pas seulement une stratégie de discipline des populations (et notamment de cette partie de la population, subalterne qui n’a déjà qu’un accès restreint (et bien souvent empêché) à l’espace public, dont la parole ne compte guère, à laquelle on n’accorde a priori que peu de crédibilité – comment pourraient-ils ces subalternes évaluer le « bien général », englués qu’ils sont dans leur vie misérable à l’horizon limité ?). Elle n’est pas seulement un scrupule de dernière minute, une formule de politesse creuse concédée par acquis de conscience ou une technique de gestion (ou de manipulation) de la contestation – une façon de co-opter les contestataires, stratégie effectivement typique de la grande machine néolibérale pour désamorcer « pacifiquement » et « en amont » les résistances, avant de les réprimer brutalement si la co-optation échoue. Mais elle s’ancre dans ce qu’on pourrait appeler le projet anthropologique néolibéral qui s’est déployé à la fin du siècle dernier, en réaction aux agitations et révoltes sociales et décoloniales des années 60 et 70 : une plate-forme idéologique radicale que Wendy Brown formulait ainsi : « les êtres humains deviennent des acteurs du marché et rien d’autre, chaque domaine d’activité est considéré comme un marché et chaque entité (qu’elle soit publique ou privée, qu’il s’agisse d’une personne, d’une entreprise ou d’un État) est gouvernée comme une entreprise » (Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution, Zone Books, 2015)
La métamorphose du citoyen en consommateur, y compris en consommateur de « services publics », l’individualisation des intérêts privés, la mise en compétition des aspirations et des revendications de chacun, ruine en amont, intimement pour ainsi dire (raison pour laquelle je parle souvent de « capitalisme intime »), les dispositions spontanées à l’action collective – ou du moins les limitent à cette partie de la population encore « politisée », et qui dispose de moyens, à commencer par du temps libre et une certaine liberté d’action non entravée par les nécessités de la survie quotidienne. Et encore : il faut toujours la construire, cette « lutte solidaire », contre ce qui nous apparaît comme l’état naturel des choses : la lutte individuelle dans la poursuite de son intérêt propre.
Je laisse la plume à Melissa Checker, qui a étudié les processus de gentrification dans l’État de New York, et suivi les militants engagés dans la défense des intérêts des communautés touchées de plein fouet par ces politques de réaménagement urbain.
« On appelle cela un comité directeur parce qu’ils nous dirigent ».
À la fin des années 1950 et dans les années 1960, des troubles sociaux ont éclaté dans plusieurs pays du monde. Les mouvements de décolonisation en Afrique et le mouvement des droits civiques aux États-Unis, en particulier, ont incité les militants de la justice sociale à exiger des formes de gouvernance transparentes, démocratiques et équitables sur le plan racial. Dans le sillage des réformes des droits civiques, les programmes de la Grande Société du président Lyndon Johnson ont cherché à lutter contre le racisme et la pauvreté et à institutionnaliser des mécanismes permettant au public de participer à la prise de décision au niveau fédéral. L’accent mis sur la responsabilité sociale et le collectivisme a toutefois changé après la crise budgétaire des années 1970. Avec la montée en puissance des rationalités néolibérales, les politiques institutionnelles ont mis l’accent sur l’identité, la responsabilité personnelle, l’esprit d’entreprise, l’estime de soi et l’autonomisation. Reprenant ces idées, les chercheurs en sciences sociales ont produit une série d’études montrant que le chômage, l’alcoolisme, la criminalité, la maltraitance des enfants, les grossesses chez les adolescentes et d’autres maux urbains trouvaient leur origine dans un manque de confiance en soi. Ces études ont ensuite donné lieu à une série de programmes sociaux destinés à renforcer l’estime de soi et à favoriser l’autonomisation des citoyens démunis. Le mouvement pour l’estime de soi reflétait parfaitement les valeurs néolibérales, car il rendait les individus responsables de leur propre santé, de leur bien-être et de leur épanouissement personnel. Ce faisant, il contournait les questions d’inégalité systémique ou d’obstacles structurels à la richesse.
De la même façon, le néolibéralisme a reconfiguré les idéaux communautaires des années 1960, qui mettaient l’accent sur le pouvoir collectif, et les a refondus en formes dépolitisées de volontariat. En 1988, George H. Bush a comparé les clubs et les organisations bénévoles américains à « un mille et des points lumineux ». Ce faisant, il a exhorté les Américains à « rendre la pareille » en aidant dans les soupes populaires, les refuges pour sans-abri, etc. et en s’engageant dans des organisations civiques et politiques (telles que les surveillances de quartier et les conseils d’urbanisme). L’engagement civique est ainsi devenu une autre forme d’abandon, compensant les politiques draconiennes de protection sociale qui ont considérablement réduit le financement public pour les sans-abri, les logements abordables, les bons d’alimentation, etc.
La psychologie populaire a contribué à intégrer ces discours sur le soi et la communauté en produisant de nombreuses études montrant que le bénévolat améliorait le sentiment d’estime de soi. En outre, dans les années 1980, 1990 et 2000, des films comme Silkwood, Norma Rae, Erin Brockovich et A Civil Action (pour n’en citer que quelques-uns) célébraient des citoyens actifs qui se levaient pour défendre leurs intérêts et ceux de leur communauté. Ces films mettent en évidence la façon dont les crises font ressortir les forces psychologiques individuelles, telles que le courage, l’endurance et l’estime de soi, qui permettent aux protagonistes de s’imposer face à de multiples obstacles. Comme tout bon héros, ces personnages découvrent le militantisme au cours d’un voyage qui les mène de l’apathie et du déni à la réalisation de soi et à l’autonomisation. De tels tropes alimentent les idées néolibérales sur le pouvoir des acteurs individuels rationnels de provoquer des changements politiques et économiques, et sur l’importance de l’engagement politique en tant que moyen d’acquérir une bonne citoyenneté et un bien-être psychologique.
Inversement, les images de la « patate douce » (couch potato) nous avertissent que la citoyenneté passive conduit à des dysfonctionnements physiques et psychologiques et à l’érosion générale des valeurs communautaires. Dans son best-seller de 2000 Bowling Alone, le sociologue Robert Putnam affirme que l’adhésion aux organisations civiques traditionnelles a diminué de manière significative depuis les années 1980. Putnam attribue ce déclin à la technologie, qui « individualise » les loisirs des gens par le biais de la télévision, de l’internet et des jeux vidéo. Il affirme que le fait de ne pas participer à des réunions civiques ou à des organisations locales – « jouer au bowling tout seul » – finirait par conduire à l’érosion de la démocratie elle-même. Une autre version populaire du discours sur l’engagement civique soutient que les non-participants ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes lorsque les décisions politiques ne favorisent pas leurs intérêts.
Ces rationalités morales s’appuient essentiellement sur les termes du marché ou sur des versions économisées du soi, de la communauté et du gouvernement. Comme l’affirme la théoricienne politique Wendy Brown, ces rationalités évaluent les citoyens néolibéraux en tant que « meilleurs ou pires consommateurs d’institutions et de services nationaux ou locaux ». De ce point de vue, la participation à la gouvernance est un service fourni par l’État aux citoyens qui consomment cette forme particulière de « responsabilisation ». Ce faisant, les citoyens/consommateurs deviennent à la fois des sujets gérés par l’État et des agents de cette gestion. Le « jeu budgétaire » North Shore 2030 (à NYC) illustre ce point. Les planificateurs militent la possibilité pour les participants d’établir des priorités pour les nouvelles initiatives de planification en leur fournissant une liste de choix prédéterminée. En même temps, leur participation représente l’adhésion du public, qui à son tour ratifie les priorités des planificateurs et forme la base d’au moins une décennie d’initiatives de planification.
Si les bureaucrates sont des prestataires de services, l’une de leurs principales missions consiste à élargir leur base de consommateurs en trouvant de nouvelles circonscriptions et en « activant » leur relation participative avec l’État central. Le problème des « suspects habituels » (usual suspect) illustre cet impératif. Les « suspects habituels » sont les membres de la communauté qui assistent régulièrement aux réunions publiques et les dominent souvent. Ces personnes n’hésitent pas à s’opposer aux projets qu’elles considèrent comme renforçant leur marginalisation et celle de leur communauté. Une recherche rapide sur Google a révélé des dizaines de sites web conseillant les professionnels de l’engagement communautaire sur la manière de gérer les « suspects habituels », dans certains cas, en ne les invitant pas en premier lieu. D’autres sites encore qualifient ces personnes d’intéressées, d’excentriques et de non représentatives d’une communauté plus large, bien qu’absente. C’est le contraire que j’ai constaté. La plupart des habitants de la communauté n’avaient pas le temps d’assister à des réunions publiques interminables. Même s’ils n’aimaient pas ou n’étaient pas d’accord avec les suspects habituels, ils leur faisaient plus confiance qu’aux fonctionnaires de l’agence. En outre, ils se fiaient à l’expérience des suspects habituels, à leur franc-parler et à leur capacité à représenter les intérêts de la communauté.
La réalisation d’activités participatives est devenue une sorte de rituel qui confére un vague statut aux projets publics ou aux initiatives de planification. Au bout d’un certain temps, les activistes ont perçu cette mystification et ont tenté d’y résister, bien que de manière limitée. Au fil des ans, j’ai remarqué qu’ils déclinaient de plus en plus les invitations à participer. Mme Thurman a notamment refusé de siéger dans des comités qu’elle considérait comme des « travaux occupés destinés à donner l’impression au gouvernement qu’il fait son travail », ou d’assister à des séances de visualisation dont elle soupçonnait qu’elles ne seraient rien d’autre que des occasions de « kumbaya » (une chanson folk américaine qui en appelle à Dieu pour ceux qui sont dans le besoin). Pourtant, le plus souvent, elle a été contrainte de les accepter, de peur que l’organisation ne perde ne serait-ce qu’une petite occasion d’introduire ses préoccupations dans le discours public. Un bon exemple est un courriel de janvier 2016 du directeur adjoint du bureau de la justice environnementale du DEC de l’État de New York, que Beryl Thurman a partagé avec moi.
Chère Beryl,
Le Département de la conservation de l’environnement de l’État de New York (DEC) vous invite cordialement à participer à un forum sur la justice environnementale : Communities Shaping Policies and Regulations, le jeudi 26 janvier 2017 de 8h45 à 17h, au 47-40 21st Street, Long Island City, NY, salle 834A. Parce que vous êtes un leader dans votre communauté, nous sollicitons votre contribution sur divers sujets environnementaux importants pour les communautés à faible revenu et minoritaires. Votre participation significative est la pierre angulaire de la justice environnementale, c’est pourquoi nous sommes ravis d’avoir l’occasion de recueillir vos commentaires sur les différentes politiques et réglementations du CED.
Dans le courriel suivant, elle m’a écrit la note suivante :
M,
Je ne pense pas que les communications téléphoniques seront assez bonnes pour que j’entende tout ce qui se dit ou que mes préoccupations seront transmises au groupe qui projettera avec précision notre sentiment d’urgence sur les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je vais devoir me lever à 4h45 ou 5h du matin au plus tard, me préparer, conduire jusqu’au terminal des ferries, me garer, prendre le ferry et prendre le train pour aller en ville, marcher un pâté de maisons pour assister à cette réunion qui va durer toute la journée. Les trois modes de transport permettent de s’assurer que les communautés EJ de Staten Island sont représentées et non ignorées. Vous imaginez à quel point je serai furieux si cette réunion n’est qu’une connerie de plus ?
Mme Thurman était tout à fait consciente que la réunion risquait de n’aborder les questions de justice environnementale que pour la forme. Elle savait également que le jour et demi qu’elle passerait à préparer cette réunion et à y assister pourrait être consacré à des tâches plus essentielles à la mission du NSWC. Mais Mme Thurman s’est sentie obligée d’assister à la réunion afin de pouvoir « projeter avec précision » un sentiment d’urgence sur les problèmes auxquels est confrontée la North Shore, et de s’assurer que ces problèmes ne soient pas ignorés.
Public participation as empty performance of democracy (la participation publique comme une performance vide de démocratie)
Extrait de la conclusion du livre de Melissa Checker, The Sustainability Myth Environmental Gentrification and the Politics of Justice, NYC University Press, 2020 (p. 2010-11)
“La gentrification environnementale et le registre du développement durable qui la soutient placent les militants de la justice environnementale dans une situation sans issue (no-win situation). S’ils se battent pour l’amélioration de l’environnement, ils risquent la gentrification et le déplacement (l’expulsion). Mais s’ils cessent de se battre, ils s’exposent à des risques de contamination toujours plus grands, aggravés par les effets du changement climatique. Ce n’est toutefois pas la seule double contrainte à laquelle les militants de la justice environnementale font face.
À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, l’activisme communautaire est lui-même devenu une sorte de contradiction. Avec le développement durable, la participation du public est devenue un élément omniprésent du discours sur l’urbanisme. Les logiques néolibérales de responsabilité individuelle et de privatisation ont valorisé le bénévolat et l’engagement civique, tout en justifiant le désengagement des organismes publics. Les membres des communautés à faibles revenus, particulièrement touchés par la suppression des services publics, ne disposent pas des ressources économiques et du temps de loisirs nécessaires pour participer à des organisations civiques. Les organisations de justice environnementale, par exemple, sont en concurrence les unes avec les autres pour obtenir de rares sources de financement, qui sont elles-mêmes parsemées de contradictions. Tout d’abord, de nombreuses demandes de subvention exigent que les organisations de justice environnementale disposent d’autres sources de revenus. Deuxièmement, les demandes exigent des mesures et des évaluations de résultats élaborées qui n’ont que peu de rapport avec le travail réel de ces organisations. Enfin, les priorités des bailleurs de fonds sont souvent axées sur l’éducation et la sensibilisation, plutôt que sur des initiatives concrètes visant à protéger la santé et la sécurité des communautés. S’ils sont financés, les groupes de défense de la justice environnementale se voient imposer des exigences onéreuses en matière de rapports à produire. Enfin, après avoir exigé des heures interminables de travail administratif, les bailleurs de fonds accordent rarement des subventions pour couvrir les frais administratifs. Au total, le cycle de financement piège les organisations de justice environnementale dans une série de pièges administratifs byzantins qui épuisent leur temps et leur énergie.
Les rituels de participation publique sont tout aussi épuisants et kafkaïens. La « participation » consiste généralement à commenter des projets de développement prédéterminés ou à contribuer à la mise en œuvre d’un programme préétabli. Au fil des ans, les activistes sont devenus habiles à insérer certains de leurs propres besoins dans ces agendas ; leur succès à cet égard demeure toutefois au mieux ténu. En fin de compte, les organismes publics conservent le contrôle d’un processus public fondé sur la conciliation. Si les activistes critiquent ce processus, ils risquent d’être expulsés « de la table » des négociations. Mais y prendre part implique de sacrifier leur temps et leur énergie. De plus, participer signifie généralement valider un projet ou une politique qui ne fait pas avancer – ou pire, qui va à l’encontre – de leurs objectifs. Tout comme le développement durable est devenue un euphémisme pour désigner un réaménagement axé sur le profit, la participation publique est devenue une performance ritualisée, mais finalement vide, de la démocratie et de la prise de décision partagée.”
Ce thème (développé dans un des chapitres du livre) devrait parler à tous celles et ceux qui sont engagé.es dans des activités militantes (pas seulement dans la perspective environnementale). Il fait référence, et j’y reviendrais en commentaire, à la transformation de la citoyenneté survenu aux États-Unis sous l’effet des philosophies néolibérales dominantes. Vous vous rappelez sans doute la Convention citoyenne pour le climat, dont le pouvoir s’est enorgueilli en la qualifiant d’ “expérience démocratique inédite” – elle l’était, pour le coup, “inédite”, d’une certaine manière mais elle fut surtout une magnifique “performance démocratique” totalement vide, dans laquelle furent piégés ces braves citoyens (avec plus ou moins de naïveté et d’inconfort), tandis que des experts et des bureaucrates s’en mettaient plein les poches (car le travail démocratique non payé des uns assurent le revenu de quelques autres).
Note ultérieure :
On verra un remarquable exemple de ce type de consultation publique, dans la scène de la réunion d’information dans le dernier film de Ryūsuke Hamaguchi, Evil does not exist.
Hamaguchi saisit à la perfection, avec la finesse qui est la sienne, la confrontation entre le savoir expert des représentants de la compagnie chargée d’aménager un camping aux environs du village et celui des autochtones, qui dénoncent l’absurdité du projet et ses impacts sur la vie des humains et des non-humains, à commencer par l’accaparement et la privatisation de l’eau potable (la rivière qui constitue, avec la forêt, un des “personnages” récurrents du film).
Les paroles stéréotypées des représentants de la compagnie doivent être de celles qu’on entend dans ce genre de réunion partout dans le monde :
“Quelqu’un a-t-il des questions ?” (une question n’est pas une objection : il s’agit d’informer la population, pas de tenir compte de ses objections)
“L’emplacement a été déterminé par des experts et des géomètres”
(Là aussi, on retrouve l’inévitable référence à la caste des techniciens et ingénieurs, acteurs majeurs, mais souvent neutralisés, de l’histoire de la colonisation et de la gentrification. J’avais publié un texte à ce sujet en 2016 : “Comment rendre les problématiques environnementales inaccessibles au grand public”
En le relisant 8 ans plus tard, je me dis que j’avais déjà, de manière intuitive et bien avant d’avoir lu toutes les études que j’ai lues depuis, une vision assez pertinente du problème Je me cite donc :
“Encore une fois, on noie donc le poisson, en s’enfonçant dans le jargon juridique le plus abscons, et on enrobe le tout d’une appellation écologiquement sympathique (“reconquête de la biodiversité”). La vérité est beaucoup plus prosaïque, et n’importe qui peut la comprendre : il s’agit bien, comme dans le cas des crédits carbone, de modérer les contraintes que l’écologie fait porter sur la réalisation de projets industriels, plutôt que de limiter le déploiement de l’industrie sur des zones riches en biodiversité. Et au passage, de favoriser la financiarisation de ce nouveau produit d’avenir : la compensation écologique. Il paraît loin le temps où l’on s’amusait en évoquant le greenwashing maladroit des enseignes commerciales – désormais, l’écologie n’est plus qu’un paramètre économique et financier, et une manière de plus d’engranger des bénéfices. Mais n’est-ce pas une des caractéristiques de l’hypercapitalisme contemporain de toujours s’accaparer des discours et des cultures qui s’opposent à lui, quitte à la vider de toute substance et de toute signification, quitte à la réduire à l’absurde, afin de le transformer, une fois digéré par les mass média, en machine à cash ?”