Kathi Weeks, The Utopian Demand

Dans le chapitre 5 et l’épilogue de son étude, The Problem with Work: Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries, Duke University Press 2011, dont j’ai déjà parlé ici : https://outsiderland.com/danahilliot/de-familiariser-lethique-du-travail-une-lecture-de-max-weber-par-kathi-weeks/, Kathi Weeks réfléchit aux dispositifs discursifs par lesquels les revendications politiques “radicales” peuvent être posées dans le débat public. Entre la tiédeur réformiste (qui se contente de proposer des modifications « à la marge » du système d’exploitation capitaliste fondé sur l’éthique du travail, en conservant sa structure fondamentale) et l’injonction révolutionnaire (qui veut renverser la table, mais remet ce projet à l’avènement de conditions et de « sujets » favorables à la révolution à un « plus tard » incertain), elle élabore une stratégie qu’elle appelle la demande utopique (utopian demand).

Cette demande ou revendication utopique doit elle-même être distinguée de deux autres modes de propositions utopiques : la spéculation philosophique ou littéraire qui livre la description détaillée d’un « monde meilleur » – plus ou moins distant du monde contemporain –, d’une part. Et d’autre part le Manifeste, genre rhétorique qu’elle illustre en s’appuyant sur le « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels et les Manifestes féministes de la fin des années 60 et du début des années 70. Ces deux modalités de l’utopie présentent chacune des défauts : la première, la livraison pour ainsi dire « toute faite » et « clé en main » d’un modèle de « monde alternatif meilleur » souffre de la distance qu’elle prend avec le présent, et, pour reprendre la critique qu’en fait Ernst Bloch dans Le Principe Espérance (1954-1959), relève de l’utopie « abstraite », détachée des conditions de la vie contemporaine, qui fait la part belle à l’imaginaire au détriment de ce qu’on pourrait appeler le réalisme. La seconde, le Manifeste utopique, ressemble au contraire, avec son caractère d’urgence, d’exhortation, « d’ici et maintenant tout de suite », à une déclaration de guerre dont le défaut est de postuler l’existence d’un sujet révolutionnaire déjà formé, déjà conscient. Il est dès lors une proie facile pour les anti-utopiens qui prétendent être les dépositaires du réalisme.

Ernst Bloch, le Principe EspéranceLa demande ou revendication utopique (utopian demand) relève au contraire de ce que E. Bloch qualifie d’utopie « concrète », et pour reprendre les mots de Kathi Weeks : « Pour fonctionner de manière optimale en tant que revendication, une revendication utopique doit être reconnaissable comme une possibilité ancrée dans des tendances réellement existantes. Cela ne veut pas dire qu’elle doit être « réaliste » – du moins dans le sens où ce terme est utilisé dans les lamentations anti-utopiques typiques à propos de ces demandes. Il s’agit plutôt d’être concret plutôt qu’abstrait. » Cette concrétude suppose que le projet utopique de la demande repose sur une analyse critique du système, qui dévoile ses structures et ses occultations fétiches – à commencer, dans le cas des revendications qui intéressent K. Weeks, par la critique de l’éthique du travail (la « valeur travail ») et de l’éthique de la famille. Elle doit s’attacher à défamiliariser et dénaturaliser ce qui semble aller de soi sous le régime des sociétés libérales capitalistes. Et c’est dans ce travail d’analyse que s’élabore la demande utopique : les possibilités imaginaires de modes d’existence alternatifs – par exemple, le refus du travail et de la famille comme les socles indiscutables de la vie collective. Le contenu de la demande elle-même peut paraître modeste comparée aux perspectives révolutionnaires ou aux utopies abstraites. Mais elle se distingue fortement de l’agenda réformiste parce qu’elle touche en réalité, l’air de rien pour ainsi dire, le système capitaliste là où il pourrait être le plus vulnérable. Revendiquer, comme l’autrice s’y emploie tout au long du livre, une diminution du temps de travail (la semaine de 24 heures), ou la mise en place d’un revenu minimum inconditionné, peut paraître en effet plus « acceptable » pour les tenants du système que, par exemple, en appeler dès maintenant (ou dans un futur incertain) à la « fin de l’exploitation » ou « la destruction des inégalités ». Mais si l’on examine avec soin les effets et les impacts de telles propositions, il apparaît au contraire qu’elles ouvrent des possibilités, certes « ouvertes » et multiples (au contraire des programmes politiques révolutionnaires ou qui sont brandis par les Manifestes), et donc incertains, mais qui touchent certainement le système capitaliste dans certaines de ses fondations – à commencer par l’éthique du travail.

Les extraits qui suivent (traduits rapidement par mes soins) développent les idées que je viens juste d’esquisser. Ils intéresseront certainement les militants et les activistes politiques, au-delà des questions proprement liées au travail. Il est très important de souligner ici la dimension collective et politique de la réflexion de Kathi Weeks. Elle y revient dans sa conclusion. Il ne s’agit pas de remplacer l’éthique du travail par une autre éthique « individuelle » – je songe ici par exemple à la tendance tendances dans certains courants écologistes à se focaliser sur une « éthique individuelle » (selon laquelle ce serait avant tout « l’affaire de chacun d’adopter un comportement vertueux », etc.). L’horizon de l’autrice, qui s’inscrit dans le courant post-marxiste « autonome », est d’abord collectif, donc politique. Il ne préjuge pas à l’avance de la manière dont les individus devrait se comporter, mais crée les conditions de réflexions collectives et d’actions concrètes susceptibles non seulement de renforcer les résistances à l’exploitation capitaliste, mais aussi d’inventer les contours de nouvelles modalités d’existence collective (et individuelles au sein de ce collectif) : ce qu’elle appelle en conclusion, un projet qui, sans être saturé par des finalités précises et d’ores et déjà détaillées, vise à promouvoir la vie contre le travail (life against work).

 

The Utopian Demand (Chapter 5 : The Future Is Now : Utopian Demands and the Temporalities of Hope)

Pour fonctionner de manière adéquate en tant que forme spécifiquement utopique, une telle demande doit indiquer la possibilité d’une rupture, même partielle, avec le présent. Elle doit être capable de nous réorienter cognitivement suffisamment loin de l’organisation actuelle des relations sociales pour qu’une sorte de distance critique soit atteinte et que l’imagination politique d’un avenir différent soit mise à contribution. Cela nous amène au cœur des différences entre les demandes utopiques et non utopiques. Tout en restant ancrée dans des possibilités concrètes, la revendication doit suffisamment changer la donne pour pouvoir offrir une perspective élargie. Alors que la propension de la demande à faire sourciller – l’incrédulité avec laquelle elle est parfois reçue – pourrait être un handicap du point de vue d’un calcul politique plus traditionnel, elle est fondamentale pour la capacité de la forme utopique à animer la possibilité de vivre différemment. Il est important de noter ici que les revendications qui méritent le qualificatif d’« utopiques » ont nécessairement une portée plus large que leur formulation en tant que propositions politiques ne le laisserait supposer au départ. Aucun de ses partisans n’a supposé que les salaires pour les travaux ménagers marqueraient la fin du capitalisme ou du patriarcat. Mais ils/elles espéraient que la réforme donnerait naissance à un système genré caractérisé par une division du travail et une économie du pouvoir sensiblement différentes, qui donneraient aux femmes des ressources supplémentaires pour leurs luttes, rendraient possible une gamme différente de choix et fourniraient des outils discursifs pour de nouvelles façons de penser et d’imaginer. En effet, ses partisans considéraient qu’une société qui rémunérait les travaux ménagers était une société dans laquelle les femmes auraient le pouvoir de refuser les travaux ménagers rémunérés pour lesquels elles s’étaient battues. De même, une société dans laquelle chacun se verrait accorder un revenu de base n’entraînerait pas la fin de la relation salariale capitaliste, mais elle impliquerait un changement significatif dans l’expérience du travail et sa place dans la vie des individus. Il s’agit d’une demande qui, comme le décrit Ben Trott en parlant de « demande directionnelle », au lieu d’être pleinement récupérée au sein de l’économie, « cherche un moyen d’en sortir ». En tant que demandes plutôt que visions globales, elles suggèrent une direction plutôt que de nommer une destination (Trott 2007, 15). Dans ce cas, en remettant en question les valeurs productivistes, en contestant l’idée selon laquelle le travail salarié est la source et le titre de propriété des moyens de consommation, la revendication d’un revenu de base indique la possibilité d’une vie qui ne soit plus subordonnée au travail, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives théoriques et de nouveaux terrains de lutte. Le fait est que ces revendications utopiques peuvent servir à générer des effets politiques qui dépassent la réforme spécifique.

Ainsi, pour fonctionner efficacement en tant qu’utopie, la demande doit constituer un changement radical et potentiellement profond, générer une distance critique et stimuler l’imagination politique. Pour fonctionner de manière optimale en tant que revendication, une revendication utopique doit être reconnaissable comme une possibilité ancrée dans des tendances réellement existantes. Cela ne veut pas dire qu’elle doit être « réaliste » – du moins dans le sens où ce terme est utilisé dans les lamentations anti-utopiques typiques à propos de ces demandes. Il s’agit plutôt d’être concret plutôt qu’abstrait. En tant que revendication, la vision utopique à laquelle elle est liée doit être reconnaissable comme une politique crédible fondée sur une analyse plausible des tendances actuelles, par opposition à un délire, un exercice d’évasion politique ou l’expression d’un simple vœu pieux. Une revendication utopique doit être capable de produire un effet d’éloignement et un changement substantiel, tout en s’inscrivant comme un appel crédible avec un attrait immédiat ; elle doit être à la fois étrange et familière, ancrée dans le présent et faisant un geste vers l’avenir.

(…)

Dans les revendications (demands) utopiques, l’objectif immédiat n’est pas différé comme il l’est dans les utopies plus globales. Faire une demande, c’est affirmer les désirs actuels des sujets existants : c’est ce que nous voulons maintenant. En même temps, la revendication utopique pointe également vers un avenir différent et la possibilité de désirs et de sujets à venir. Le paradoxe de la demande utopique est qu’elle est à la fois un but et un pont ; elle cherche une fin qui est ouverte, une fin qui pourrait avoir un effet transformateur plus important qu’une réforme politique mineure. Ainsi, les petites mesures de libération du travail que les demandes de revenu de base et de réduction du temps de travail seraient susceptibles de faire advenir, pourraient également rendre possibles les ressources matérielles et imaginatives nécessaires pour vivre différemment.

(…)

Si l’héritage de l’avant-gardisme révolutionnaire hante effectivement le Manifeste dans sa tendance à nommer le « nous », comme dans le prolétariat de Marx et Engels ou les femmes au foyer du mouvement du salaire au travail, la revendication n’est pas quelque chose qui peut prétendre évoquer un sujet révolutionnaire ou le nommer avant qu’il se soit formé. Marx et Engels ont insisté sur ce point, en s’opposant aux socialistes utopiques : le communisme n’était pas quelque chose à prescrire mais à inventer, quelque chose qui émergerait dans le processus de la lutte politique. On pourrait dire que la revendication permet à ses défenseurs d’émerger dans la pratique collective de l’exigence. Si les prescriptions d’alternatives ferment les possibilités, il en va de même pour la désignation des agents. La revendication n’est ni le « document d’une idéologie » ni la plate-forme d’un parti ; il est difficile de prédire qui pourrait se regrouper autour de la revendication, quel type de sujet politique pourrait émerger en relation avec son plaidoyer. Il est difficile de prédire qui pourrait se rallier à la demande, quel type de sujet politique pourrait émerger en relation avec sa défense.

De même que les revendications sont plus directionnelles – pour reprendre le terme de Trott – que préfiguratrices d’une société post-travail, le sujet politique du refus du travail (antiwork) qui pourrait se regrouper autour de la revendication ou de l’ensemble de revendications est moins susceptible d’être une avant-garde qu’une coalition. En ce sens, ces demandes pourraient être caractérisées non seulement comme directionnelles, mais aussi comme « articulables », c’est-à-dire capables d’être reliées entre elles. Bien que les revendications utopiques ne présentent pas de programme ou de vision systématique – elles ne sont pas un moyen de parvenir à une fin préconfigurée – des visions politiques plus larges peuvent être mises en place lorsque différents groupes trouvent des points d’intérêt communs. Lorsque les revendications parviennent à se croiser et que les groupes s’associent, des visions sociales plus larges peuvent émerger, non pas comme une condition préalable à ces articulations, mais comme leur produit. Pour reprendre la description d’Ernesto Laclau, les revendications peuvent être « rassemblées pour créer une sorte d’imaginaire social plus réalisable », non pas un état parfait d’émancipation et d’accomplissement ultime, mais des visions plus globales construites autour d’éléments particuliers. Les revendications sont plus dispersées que les idéologies ou les plateformes, une partialité qui ne se prête pas au modèle traditionnel d’une avant-garde ou même d’un parti. Le résultat politique n’est donc pas imaginé comme une série de clubs Bellamy locaux (NDT : du nom d’Edward Bellamy, un socialiste américain de la fin du XIXè siècle), dédiés comme ils l’étaient à la diffusion de la vision plus large de cet auteur, mais comme un assemblage de désirs et d’imaginaires politiques à partir desquels des alternatives pourraient être construites.

Épilogue :

Pour trouver un autre moyen de rendre publique et de politiser cette contradiction et de saluer ses antagonistes potentiels, permettez-moi de revenir sur la demande de revenu de base et sur deux explications différentes de sa légitimité. L’une des justifications possibles du revenu de base le présente comme un paiement pour notre participation à la production de valeur au-delà de ce que les salaires peuvent mesurer et récompenser. Cette approche suit de près une stratégie marxiste classique : nous pouvons nous organiser ensemble en tant que producteurs pour exiger nos récompenses en tant que telles. L’avantage de cette formulation est sa lisibilité, les termes familiers dans lesquels elle revendique des avantages pour les membres d’une société ; un inconvénient, du moins dans la perspective de ce projet, est qu’elle continue à s’appuyer sur des mandats productivistes, insistant sur le fait que nous avons droit à un revenu sur la base de nos contributions à la production. Je voudrais donc envisager une alternative : et si le revenu de base était considéré comme un revenu non pas pour la production commune de valeur, mais pour la reproduction commune de la vie (the common reproduction of life) ? Il y a ici deux changements qui s’appuient sur des sources différentes. Premièrement, le passage de la production à la reproduction comme champ de contribution pertinent s’inspire d’une analyse féministe marxiste qui donne la priorité à la reproduction comme point d’entrée sur le terrain de la production sociale. Deuxièmement, le passage de la valeur à la vie en tant que produit primaire s’appuie sur une logique d’intervention antiproductiviste – dans ce cas, une logique qui affirme que ce n’est pas seulement le travail domestique non rémunéré qui rend possible l’accumulation du capital, que cette accumulation s’appuie sur beaucoup plus pour ses conditions de possibilité et, en outre, qu’elle a des effets beaucoup plus larges. Alors que la première logique s’appuie sur la logique même du capital, en présentant le revenu de base comme une récompense pour notre productivité, la seconde représente davantage une rupture avec ce mandat familier, en demandant non pas un revenu pour la production nécessaire au maintien des mondes sociaux, mais un revenu pour maintenir les mondes sociaux nécessaires, entre autres, à la production. La vertu de cette dernière approche est qu’elle invoque une notion plus large de la reproduction sociale que l’analyse des salaires pour les travaux ménagers (the wages for housework) généralement proposée. En m’inspirant de ce second raisonnement, je souhaite considérer la « vie » comme un contrepoint possible au travail. Plus précisément, je souhaite explorer le projet politique de « la vie contre le travail » en tant que rubrique générale dans laquelle encadrer les types de critiques anti-travail et les imaginaires post-travail représentés ici par les demandes de revenu de base et de réduction du temps de travail. En tant que moyen de faire connaître et de politiser la relation entre la reproduction sociale et l’accumulation du capital, la vie contre le travail (life against work) offre une formulation certainement large, mais aussi potentiellement puissante, du terrain de conflit.

Mais la catégorie de la vie et la juxtaposition de la vie contre le travail peuvent-elles présenter un antagonisme suffisamment fort à l’organisation existante de la production et de la reproduction sociales ? Avant de poursuivre, je tiens à souligner deux limites potentielles de cette formulation. La première met en garde contre le risque que la vie contre le travail soit récupérée dans la logique de la culture marchande. Si, par exemple, cette vie – en dépit de mes affirmations sur ses connotations plus larges – est quelque chose dont nous nous contenterions d’acheter le contenu pendant le temps qu’il nous reste après le travail, puis d’en profiter dans l’intimité de nos maisons, alors son utilisation serait vraiment limitée. Un deuxième inconvénient possible est lié à la manière dont la vie en dehors du travail figure déjà dans ce que Peter Fleming appelle les discours managériaux « soyez vous-même » qui, en prétendant puiser et monnayer davantage le moi « authentique » du travailleur, cherchent « à remettre de la vie dans le travail en s’appropriant la vie elle-même » (2009, 40). Au vu de ces stratégies d’entreprise, le danger est que l’organisation autour de la notion de vie soit trop facilement cooptée par les initiatives de gestion et subordonnée à leurs objectifs, auquel cas la vie fonctionnerait moins contre le travail que comme une base supplémentaire pour son hégémonie.

(…)

Peut-être plus important encore du point de vue de mon argumentation, l’effort collectif pour obtenir une vie peut servir à la fois à contester les termes existants de la société du travail et à lutter pour construire quelque chose de nouveau. Vu sous cet angle, le projet politique d’obtenir une vie est à la fois déconstructif et reconstructif, déployant à la fois la négation et l’affirmation, à la fois critique et utopique, générant un éloignement du présent et provoquant un avenir différent. Ou, pour le dire en utilisant les concepts autour desquels le livre a été le plus largement organisé, il s’agit d’un projet qui refuse le monde du travail existant qui nous est donné et qui exige également des alternatives.