J’avais besoin tout à l’heure d’une référence à un passage de cette lettre célèbre d’Audre Lorde, qui a contribué à déranger et perturber le féminisme blanc en l’éprouvant aux autres formes de violences et d’exclusion – et surtout en me confrontant à un certain nombre de « différences » (raciales, économiques, sexuelles, etc..) que ce féminisme « blanc » passait sous silence. Il s’agit d’une brève tribune composée en réponse à la Second Sex Conference qui s’était tenue à New York le 29 septembre 1979 (sous le titre : « The personal and the political panel »). Le texte a été recueilli dans une collection d’articles, de conférences et d’essais sous le titre « Sister Outsider » en 1984.
On trouve le texte de « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House » très facilement sur internet en langue anglais. Mais, sur internet, je n’ai pas trouvé de traduction française accessible. J’ai peut-être mal cherché. Les éditions Mamamelis (merci à elles !!) ont publié une traduction de l’ouvrage par Magali Calise en 2018 (réédité en 2023) – et de la plupart des textes d’Audre Lorde). Comme je n’en dispose pas, j’ai produit vite fait ma propre traduction. Le texte, d’un point de vue historique (et pas seulement historique : on ne peut pas dire que l’intégration de la question raciale et économique soit spontanément et systématiquement réalisée dans les narratifs féministes contemporains), a exercé une telle influence, pas seulement d’ailleurs aux États-Unis, qu’il m’a semblé indispensable de le rendre accessible sur la toile (en invitant à les internautes à lire Audrey Lorde, en anglais directement pour celles et ceux qui le peuvent, ou dans les traductions proposées par les éditions Mamamelis.
« Ce n’est pas avec outils du maître qu’on démantèlera la maison du maître. (ou : les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître)
Il y a un an, j’ai accepté de participer à une conférence de l’Institut des sciences humaines de l’université de New York, étant entendu que je commenterais des documents traitant du rôle de la différence dans la vie des femmes américaines : différence de race, de sexualité, de classe et d’âge. L’absence de ces considérations affaiblit toute discussion féministe sur le personnel et le politique (any feminist discussion of the personal and the political).
C’est une arrogance académique particulière que d’assumer toute discussion sur la théorie féministe sans examiner nos nombreuses différences, et sans une contribution significative des femmes pauvres, des femmes noires et du tiers-monde, et des lesbiennes. Et pourtant, je me tiens ici en tant que féministe lesbienne noire, ayant été invitée à commenter dans le seul panel de cette conférence où l’apport des féministes et lesbiennes noires est représenté. Ce que cela dit de la vision de cette conférence est triste, dans un pays où le racisme, le sexisme et l’homophobie sont inséparables. Lire ce programme revient à supposer que les lesbiennes et les femmes noires n’ont rien à dire sur l’existentialisme, l’érotisme, la culture des femmes et le silence, le développement de la théorie féministe ou l’hétérosexualité et le pouvoir. Et que signifie, en termes personnels et politiques, le fait que même les deux femmes noires qui se sont présentées ici ont été littéralement trouvées à la dernière minute ? Qu’est-ce que cela signifie lorsque les outils d’un patriarcat raciste sont utilisés pour examiner les fruits de ce même patriarcat ? Cela signifie que seuls sont autorisés les perspectives de changement les plus étriqués.
L’absence de toute considération de la conscience lesbienne ou de la conscience des femmes du tiers monde laisse une grave lacune dans cette conférence et dans les documents qui y sont présentés. Par exemple, dans un document sur les relations matérielles entre les femmes, j’étais consciente de l’existence d’un modèle de nurturing (= l’alimentation des enfants par leur mère) dont, en tant que lesbienne, je ne connais absolument rien. Dans ce document, il n’y avait aucun examen de la mutualité entre les femmes, aucune réflexion sur le système de soutien partagé, l’interdépendance telle qu’elle existe entre les lesbiennes et les femmes identifiées comme telles. Pourtant, ce n’est que dans le modèle patriarcal de soutien que les femmes « qui tentent de s’émanciper paient un prix peut-être trop élevé pour les résultats », comme l’indique ce document.
Pour les femmes, le besoin et le désir de se nourrir les unes les autres ne sont pas pathologiques mais rédempteurs, et c’est dans cette connaissance que notre véritable pouvoir est redécouvert. C’est ce lien réel qui est si redouté par un monde patriarcal. Ce n’est qu’au sein d’une structure patriarcale que la maternité est le seul pouvoir social ouvert aux femmes.
L’interdépendance entre les femmes est la voie vers une liberté qui me permet d’être – non pas « d’être utilisée », mais « d’être créative ». Il s’agit d’une différence entre l’être passif et l’être actif.
Prôner la simple tolérance de la différence entre les femmes relève du réformisme le plus grossier. C’est un déni total de la fonction créative de la différence dans nos vies. La différence ne doit pas être simplement tolérée, mais considérée comme un fonds de polarités nécessaires entre lesquelles notre créativité peut jaillir comme une dialectique. Ce n’est qu’à ce moment-là que la nécessité de l’interdépendance devient moins menaçante. Ce n’est que dans cette interdépendance de forces différentes, reconnues et égales, que peut naître le pouvoir de rechercher de nouvelles façons d’être dans le monde, ainsi que le courage et la force d’agir là où il n’y a pas de chartes.
C’est dans l’interdépendance des différences mutuelles (non dominantes) que réside la sécurité qui nous permet de plonger dans le chaos de la connaissance et d’en revenir avec de véritables visions de notre avenir, ainsi que le pouvoir concomitant d’opérer les changements qui peuvent donner vie à cet avenir. La différence est cette connexion brute et puissante à partir de laquelle notre pouvoir personnel est forgé.
En tant que femmes, on nous a appris soit à ignorer nos différences, soit à les considérer comme des causes de séparation et de suspicion plutôt que comme des forces de changement. Sans communauté, il n’y a pas de libération, seulement l’armistice le plus vulnérable et le plus temporaire entre un individu et son oppression. Mais la communauté ne doit pas signifier l’abandon de nos différences, ni la prétention pathétique que ces différences n’existent pas.
Celles d’entre nous qui se situent en dehors du cercle de la définition des femmes acceptables de cette société, celles d’entre nous qui ont été forgées dans les creusets de la différence – celles d’entre nous qui sont pauvres, lesbiennes, noires, plus âgées – savent que la survie n’est pas une compétence académique. Il s’agit d’apprendre à rester seul, impopulaire et parfois vilipendé, et à faire cause commune avec les autres personnes identifiées comme étant en dehors des structures afin de définir et de rechercher un monde dans lequel nous pouvons tous(/toutes) nous épanouir. Il s’agit d’apprendre à se saisir de nos différences et à les transformer en forces. Car les outils du maître ne démonteront jamais la maison du maître. Ils peuvent nous permettre temporairement de le battre à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d’apporter un véritable changement. Et ce fait n’est menaçant que pour les femmes qui considèrent encore la maison du maître comme leur seule source de soutien.
Les femmes pauvres et les femmes de couleur savent qu’il existe une différence entre les manifestations quotidiennes de l’esclavage conjugal et celles de la prostitution, car ce sont nos filles qui bordent la 42e rue. Si la théorie féministe américaine blanche n’a pas besoin de traiter les différences entre nous, et la différence qui en résulte dans nos oppressions, alors comment traiter le fait que les femmes qui nettoient vos maisons et s’occupent de vos enfants pendant que vous assistez à des conférences sur la théorie féministe sont, pour la plupart, des femmes pauvres et des femmes de couleur ? Quelle est la théorie qui sous-tend le féminisme raciste ?
Dans un monde de possibilités pour nous tou(te)s, nos visions personnelles aident à jeter les bases de l’action politique. L’incapacité des féministes universitaires à reconnaître la différence comme une force cruciale est une incapacité à aller au-delà de la première leçon patriarcale. Dans notre monde, « diviser pour mieux régner » doit devenir « définir pour renforcer notre pouvoir » (In our world, divide and conquer must become define and empower).
Pourquoi n’a-t-on pas trouvé d’autres femmes de couleur pour participer à cette conférence ? Pourquoi deux appels téléphoniques ont-ils été considérés comme une consultation suffisante ? Suis-je le seul nom noté sur la liste des féministes noires ? Et bien que l’article de la panéliste noire se termine sur un lien important et puissant d’amour entre les femmes, qu’en est-il de la coopération interraciale entre des féministes qui ne s’aiment pas ?
Dans les cercles féministes universitaires, la réponse à ces questions est souvent : « Nous ne savions pas à qui demander ». Mais c’est la même fuite de responsabilité, la même dérobade, qui fait que l’art des femmes noires est exclu des expositions féminines, que le travail des femmes noires est exclu de la plupart des publications féministes, à l’exception de l’occasionnel « numéro spécial femmes du tiers-monde », et que les textes des femmes noires ne figurent pas sur vos listes de lecture. Mais comme l’a souligné Adrienne Rich lors d’une récente conférence, les féministes blanches se sont éduquées sur un si grand nombre de sujets au cours des dix dernières années, comment se fait-il que vous ne vous soyez pas également éduquées sur les femmes noires et les différences entre nous – blanches et noires – alors que c’est la clé de notre survie en tant que mouvement ?
Les femmes d’aujourd’hui sont encore appelées à franchir le fossé de l’ignorance masculine et à éduquer les hommes sur notre existence et nos besoins. Il s’agit là d’un outil ancien et primordial de tous les oppresseurs pour maintenir les opprimés occupés par les préoccupations du maître. Aujourd’hui, nous entendons dire que c’est la tâche des femmes de couleur d’éduquer les femmes blanches – face à une énorme résistance – sur notre existence, nos différences, nos rôles relatifs dans notre survie commune. Il s’agit là d’un détournement d’énergie et d’une répétition tragique de la pensée patriarcale raciste.
Simone de Beauvoir a dit un jour : « C’est dans la connaissance des conditions réelles de notre vie que nous devons puiser notre force de vivre et nos raisons d’agir ».
Le racisme et l’homophobie sont des conditions réelles de notre vie à tous, en ce lieu et à cette époque. J’invite chacune d’entre nous ici à descendre dans ce lieu profond de connaissance à l’intérieur d’elle-même et à toucher cette terreur et ce dégoût de toute différence qui l’habitent. Voyez quel visage elle porte. C’est alors que le personnel et le politique pourront commencer à éclairer tous nos choix. »