ll y a cette expression terrible que j’ai lue sous la plume de certains scholars récemment (par exemple dans le livre de Tania Murray Li et Pujo Semed , Plantation Life Corporate Occupation in Indonesia’s Oil Palm Zone, ou encore dans celui de Julia Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru et auparavant chez Hamza Hamouchene & Katie Sandwell , Dismantling Green Colonialism.Energy and Climate Justice in the Arab Regio) :
“Denial of denial”
J’ai mis un peu de temps à la comprendre. Prenons comme exemple les autorités étatiques ou les institutions de développement qui favorisent les entreprises extractivistes ou les plantations dans les pays du sud. Non seulement elles passent sous silence les exactions et les violences commises à cette occasion sur l’environnement, ce qui relève donc d’un premier déni, mais elles refusent également de prendre au sérieux les revendications des personnes qui subissent ces exactions ou des scholars qui en témoignent et les étudient, en les considérant comme des productions narratives biaisées, subjectives, voire fantasmatiques : elles nient leur propre déni.
Cette logique doublement négative est très fréquente dans les récits par lesquels les politiques du développement se sont déployées notamment dans les pays du sud (mais aussi dans certaines régions du nord considérées comme « sous-développées » ou “arriérées”). C’est avec ce genre de récit que les populations paysannes se sont vues ou bien dépossédées et expropriées (condamnées au salariat dans les usines du sud), ou bien converties à la monoculture intensive et aux joies du capitalisme global.
« Nous vous apportons la prospérité et le développement !”
“Mais nous vivions très bien jusqu’ici, nous ne manquions de rien, à quelques saisons près”
“Non, vous étiez sous-développés, vous surviviez dans une misère indigne, et vous étiez ignorants et irrationnels.”
“Et voyez, maintenant, nous avons tout perdu !”
“Mais non, vous avez désormais intégré l’économie de marché, vous êtes devenus des acteurs économiques, des sujets capitalistes. Voyez : en travaillant un peu plus, peut-être pourrez-vous acheter une antenne satellite dans les années à venir !”
etc, etc.
Vous me direz, ce “redoublement” est assez fréquent et inhérent à la structure même du déni (au sens psychanalytique par exemple). Si celui qui nie une part de la réalité (par exemple l’existence d’une économie autochtone solide fondée sur la culture de l’hévéa (le caoutchouc) antérieurement à l’occupation des lieux par les plantations d’huile de palme – et donc l’expropriation des villageois, cf. le texte en pièce jointe) prend au sérieux cette part de la réalité qu’on lui dévoile, alors, logiquement, sa défense est fragilisée (son mode de défense pourrait être alors une forme de refoulement, de clivage, de défense maniaque – c’est-à-dire détruire l’auteur de ce témoignage embarrassant). Ou bien il renonce à son déni et embrasse la cause de la justice par exemple (cela arrive parfois).
L’effet le plus évident de ce « denial of the denial », c’est l’effacement pur et simple des blessures causées, et, par conséquent, de ceux qui subissent ces blessures (humains, comme non-humains).
Ou, comme le dit cette autre expression anglaise : « add insult to injury ».
Le rapport de consultation des parties prenantes présente des lacunes frappantes. Il note que les villageois craignent d’être pressurés pour l’obtention de terres, mais n’aborde pas ce point. Le rapport ne dit rien des impacts sociopolitiques que les villageois subiraient lorsque 17 000 hectares de leurs terres seraient occupés par la société. Il n’a pas non plus quantifié les pertes économiques qu’ils subiraient lorsque leurs jardins d’hévéas seraient rasés et remplacés par 12 000 hectares de monoculture de palmiers appartenant à une entreprise. Alors que le « Summary of HCV and SEIA Report » de 2014 mentionnait à plusieurs reprises le caoutchouc comme fondement de l’économie locale, le « Summary Report of Planning and Management » – le rapport clé qui décrivait les plans de l’entreprise pour un processus consensuel et participatif – ne mentionnait pas du tout l’hévéa. Cette omission suit le scénario du « déni du déni » ; plutôt que de reconnaître que les hévéas des villageois allaient être détruits, le rapport néglige le fait qu’ils aient jamais été là.
Peut-être les évaluateurs ont-ils examiné la superficie des terres du village et pensé que les villageois en avaient plus qu’assez pour leurs besoins. Si c’est le cas, leurs calculs étaient erronés. En moyenne, ils disposaient de 20 hectares par ménage, ce qui est tout juste suffisant pour maintenir un peu de riz et de caoutchouc, un peu de forêt protégée et une modeste réserve pour la génération suivante. Sur la base de la taille de la plantation proposée et des informations données sur la carte de planification, il semble que la nouvelle plantation de Pak Wakijan occuperait toutes les terres propices à l’agriculture, ne laissant aucune terre aux villageois. Les nouveaux villageois sans terre ne pourraient pas se retirer dans les forêts voisines ou dans les villages voisins car toutes les terres environnantes étaient déjà attribuées à trois sociétés de plantation différentes ou classées comme forêt protégée.52 Comment les villageois allaient-ils alors vivre ? Dans le meilleur des cas, les 673 ménages recevraient un paiement mensuel au titre du programme promis pour les cultivateurs itinérants à toit unique (2 400 hectares) s’il se concrétisait et s’il était réparti équitablement à raison de 4 hectares par ménage. Ces paiements pourraient suffire à acheter de la nourriture et d’autres produits de première nécessité, mais leurs moyens de subsistance seraient fragiles : ils ne disposeraient d’aucun filet de sécurité en cas de chute du prix de l’huile de palme ou d’urgence médicale, et ne seraient pas non plus en mesure de fournir des terres ou une éducation à leurs enfants. La vie dans les plantations serait pour eux une impasse, d’où leur résistance prolongée pendant vingt ans.
Tania Murray Li et Pujo Semed , Plantation Life Corporate Occupation in Indonesia’s Oil Palm Zone, (Duke University Press, 2021), p.174-75.