La vie dans les plantations d’huile de palme en Indonésie

Il existe une littérature pléthorique consacrée à la vie dans les plantations, notamment des travaux d’histoire portant sur les périodes esclavagistes et coloniales. Les plantations contemporaines font l’objet d’une attention sans doute moins spécifique de la part des chercheurs, ou bien parce qu’on les imagine noyées dans les formes contemporaines de l’extraction capitaliste du travail dans les pays du Global South, semblable à ce qui se passe dans les bassins miniers, industriels, textiles, ou bien parce qu’on les rattache intuitivement aux « agrarian studies » en général, et qu’on les inscrit dans les transformations du travail agricole.

Le livre de Tania Murray Li (Université de Toronto) et Pujo Semed (Université Gadjah Mada à Java), Plantation Life Corporate Occupation in Indonesia’s Oil Palm Zone Share, constitue non seulement une remarquable étude ethnographique, qui s’appuie sur des enquêtes menées avec leurs étudiants pendant plus de 5 ans sur deux plantations de palmiers à huile dans le Kalimantan du Sud, PRIVA et NATCO, mais aussi « a brilliant example of what Sherry Ortner calls ‘dark anthropology’, which focuses on ‘the harsh dimensions of social life’ – human suffering, domination and exploitation. » comme l’écrit Paul Thung dans LSE Review of Books (un brillant exemple de ce que Sherry Ortner appelle « l’anthropologie sombre », qui met l’accent sur « les dimensions difficiles de la vie sociale » – la souffrance, la domination et l’exploitation humaines).

Je ne ferais pas ici une recension en bonne et due forme de l’ouvrage (on en trouvera ailleurs, par exemple l’ excellent article de Paul Thug), mais relèverai des problématiques qui m’ont particulièrement intéressé avant de donner quelques extraits traduits en français.

Harvesting palm fruit bunches weighing 15 to 30 kilograms (33 to 66 pounds) with a super-­
sharp scythe attached to a long pole takes extraordinary skill and strength. Harvesters are
fined for cutting unripe bunches; if they cut one by ­mistake, they try to bury it before the
foreman inspects. This plantation field is well maintained. In poorly maintained fields palms
are overgrown and unfertilized, hence fruit bunches are small and harvesters, who are paid
by the kilo, net low returns. photo: d. lintang sudibyo.

1. L’huile de palme a suscité quelques débats en Europe ces dernières années, quand il est apparu qu’elle entrait dans la composition de nombreux produits de consommation courante. Comme on pouvait s’y attendre, à quelques exceptions près, et sous une modalité très néocoloniale et européano-centrée, les discussions se sont surtout focalisées sur les éventuels effets du produit sur la santé des consommateurs européens. Les souffrances des corps des récolteurs de palme, la manière dont ces travailleurs « du lointain » sont exploités par des compagnies, en Indonésie ou ailleurs, ne suscitent pas autant d’émotions que les supposés méfaits de l’huile de palme sur les corps européens. C’est d’autant plus flagrant qu’en réalité, une part croissante de l’huile de palme importée en Europe finit dans les réservoirs de nos automobiles, au nom de la transition écologique, alors même que l’impact environnemental des cultures, comme on le voit très bien dans l’ouvrage de Murray Li et Semed, est aberrant – transformer un territoire pour y implanter une « plantation », quelle qu’elle soit, sucre, thé, coton, etc. passe par une phase d’effacement de l’environnement pré-existant, d’arasement radical des paysages. La monoculture intensive repose sur l’usage d’intrants, de pesticides et d’herbicides, réduit la biodiversité de manière spectaculaire et intoxique, comme on le verra, les corps des travailleurs.

Mais, ce qu’on passe souvent sous silence, c’est ce que je suis de plus en plus tenté d’appeler l’ « impact humain » de ces plantations (mais ça vaut pour la plupart des exploitations extractivistes dans les pays les plus pauvres – on extrait à la fois des ressources humaines et non-humaines), de la même manière qu’on parle d’ « empreinte environnementale », de « carbon » ou « water footprint », etc. Il est d’ailleurs frappant que, lorsqu’on utilise l’expression « empreinte humaine » sur l’environnement, on pense d’abord à l’activité humaine comme une cause de dégradation, et non pas eux effets de ces dégradations sur certaines populations. Or, si on replace cette question dans la perspective des inégalités dans la consommation et des modes de vie, il apparaît de manière assez évidente que la prospérité des habitants des pays riches (nonobstant les inégalités qui s’accroissent au sein de ces pays riches eux-mêmes), repose sur la dégradation de l’existence quotidienne des habitants des pays pauvres, par exemple celle de ces travailleurs des plantations. On parle aussi de plus en plus régulièrement de « zones de sacrifice », c’est-à-dire ces environnements humains et non-humains sacrifiés pour garantir, voire sécuriser la continuation du mode de vie “occidental” (celui dont G. Bush Jr disait qu’il n’était pas « négociable »), lesquelles s’étendent en réalité dans le monde plutôt qu’elles ne régressent.

2. Une des thèses du livre consiste à montrer que subsistent dans les plantations contemporaines les structures même de l’organisation coloniale, alors même qu’en Indonésie par exemple, l’occupant Néerlandais a plié bagage à la fin des années 40. Ces paysages du sud du Kalimantan, sur l’île de Bornéo, ont été investis en réalité depuis longtemps par des plantations (thé, caoutchoux, palmiers à huile). Après l’indépendance, le régime communiste de Soekarno crée une grande compagnie nationale dotée d’un syndicat, Sarbupri, qui œuvre à la défense des droits et l’éducation des salariés. La contre-révolution menée par le général Soeharto, dont le règne de 31 ans sera marqué par une corruption sans précédent, met un terme à cette expérience syndicale et rétablit des structures d’exploitation coloniale, en les radicalisant. Les organisations syndicales sont effacées du paysage politique. Les anciens militants communistes et islamistes sont réprimés, humiliés et tout bonnement massacrés. La dernière manifestation d’envergure dans les rues de Jakarta, contre la manière dont le régime de Soekarno bradait les richesses du pays aux capitaux étrangers, aura lieu en 1974. Depuis l’instauration de ce « Nouvel Ordre », le pays est livré à un développement économique radical de type néolibéral, qui se traduit dans des structures hiérarchiques fortement racialisées – par exemple, les Dayaks, les populations majoritaires dans le Kalimantan, sont réputés sauvages, « indociles », « paresseux », « ignorants » (et on les soupçonne de pratiquer le cannibalisme). Raison pour laquelle les compagnies extractives, dont les plantations de palmier à huile, les confinent à des postes subalternes, réservant les tâches plus sûres et mieux payées aux migrants des régions voisines ou des Malais. Ce hiérarchisme se décline sous une forme paternaliste et loyaliste : les travailleurs, infantilisés, n’ont pas besoin de syndicats, explique les dirigeants, puisque l’État et l’entreprise veillent sur leur bien-être et les guident : la première des vertus de l’employé est de faire preuve de loyauté (envers la firme, l’État, comme l’enfant doit se comporter envers son père). En réalité, le système est corrompu tout au long de la chaîne d’extraction. Les compagnies, étrangères ou nationales, ont beau jeu d’investir dans cet Eldorado du business dans la mesure où l’État garantit tous les risques – et, bien évidemment, externalise dans le même temps ces risques dans l’économie des travailleurs les plus précaires, détournant ainsi la richesse publique au profit des entreprises et des classes les plus aisées (ce qui n’est certes pas une spécificité Indonésienne!).

Le système fonctionne (très bien du point de vue des édiles locaux ou des actionnaires, très mal du point de vue des plus pauvres) dans la mesure où, précisément, les classes subalternes sont privées de toute culture politique – c’est là un des aspects les plus troublants de l’ouvrage : leurs revendications ne remettent jamais en cause le fonctionnement capitaliste de la plantation, ni même la structure « familiste » ou paternaliste, et infantilisante de la hiérarchie de l’entreprise, pas non plus le siphonnage permanent des revenus par tous les acteurs ayant un tant soit peu de pouvoir – excepté si la corruption paraît trop excessive, et encore, les rares procès, récents, pour cas de corruption, ne donnent jamais lieu à des condamnations). Ces revendications ne portent que sur les dimensions « affectives » de la relation (promesses non tenues, paroles trahies). Et surtout, les compagnies ayant pratiqué depuis des décennies des politiques de « diviser pour mieux régner », mettant en concurrence et opposant les travailleurs (selon l’ethnie, le genre, la région d’origine, la langue, etc.), il est impossible à ces derniers de constituer des collectifs de lutte. La situation a empiré à partir de 2015, comme en témoignent les travailleuses dans l’extrait ci-dessous, dans la mesure où les entreprises ont quasiment mis fin aux emplois garantis (et aux pensions) en instaurant un régime de contrats précaires, révocables sans motifs, et ont détricoté progressivement les institutions « familiales » qu’elles entretenaient auparavant (logements collectifs, écoles, centres de soin, etc.). Les plus fragiles sont dès lors condamnés à vivre en permanence avec la menace d’être « jetés », sans aucune protection sociale.

3. Autre aspect frappant, qui découle de ce qui vient d’être dit, de l’organisation de ces plantations : l’omniprésence des structures de surveillance, cabanes de gardes à l’entrée, check-points, institutions de contrôle, etc. La violence qui s’exerce est rarement physique : on ne bat plus les employés comme c’était le cas à l’époque coloniale proprement dite. Mais on leur complique la vie. C’est là, à mon sens, et je développerai ce point dans un article un de ces jours, un des traits récurrents des politiques néolibérales contemporaines à l’égard des subalternes (qu’ils soient demandeurs d’emplois en Europe, minorités autochtones un peu partout dans le monde, ou internés dans les camps de réfugiés). Tout est fait pour leur compliquer la tâche, faire que l’itinéraire d’accès à leurs droits ressemble à un parcours labyrinthique. Tout ce qui touche au droit de propriété constitue l’exemple le plus répandu de ces mesures kafkaïennes, notamment dans les pays du sud, et ce depuis l’époque des conquêtes coloniales : le droit légalise l’expropriation des premiers occupants, lesquels n’ont évidemment aucun titre de propriété à faire valoir, rend légitime les enclosures et les occupations, comme dans le cas des plantations, fabrique littéralement des paysans sans terre, qui n’ont plus d’autres choix que de chercher des emplois salariés. Dans le cas des plantations du Kalimantan, ces expropriations orchestrées par la loi, auront été, tout au long du déploiement de ces compagnies, un outil d’une efficacité imparable : les autochtones ont payé le prix cher, cédant leurs lopins de terres aux compagnies, mais aussi aux travailleurs migrants invités par l’État à s’installer sur place – d’où les tensions quasiment insurmontables entre des communautés (Dayaks, Javanais, Malais, etc.) qui s’ignorent le plus souvent.

Comme on peut s’en faire une première idée, le capitalisme des plantations en Indonésie adopte des formes très particulières. Il n’empêche, en lisant ce livre, je ne peux m’empêcher de penser que la direction que prennent les récits néolibéraux, par exemple dans les droites européennes, vis-à-vis des travailleurs pauvres et des subalternes en général, tend à épouser de plus en plus cette logique. Un mélange de mépris, de paternalisme et de précarisation, sans oublier la destructuration sournoise des capacités d’opposition, et le « diviser pour mieux régner » (qui individualise la peine du travailleur, le culpabilisant pour sa défaillance, après quoi la punition s’ensuit, un licenciement par exemple).

 

 

photo: arita nugraheni.
­ After the 5:30 am roll call at the plantation office, ­women wait near the depot. They prefer
to start work immediately, while ­there is still a cool mist, but they depend on com­pany trucks to transport them to the fields, together with their buckets and sacks of fertilizer.
They are led by a foreman (or forewoman) who checks that they spread the fertilizer correctly and do not bury or steal it. The daily quota is assigned to a group, so ­women who
finish quickly help their friends; then they have to wait in the hot sun for the truck to take them back to the depot. photo: arita nugraheni.

Il y aurait énormément à dire encore sur ce livre (et d’autres, qui, ces dernières années, décrivent avec un soin ethnologiques, les plantations contemporaines). Mais je vous laisse avec cet extrait rapidement traduit qui met en scène deux femmes, condamnées aux tâches les moins rémunérées, dont la précarité n’a fait que s’aggraver ces dernières années :

Tina et Desi

Tina et Desi font partie de la quarantaine de femmes malaises sans terre de Muara Tangkos et des enclaves voisines qui effectuent des travaux d’entretien occasionnels pour Priva. Certaines de ces femmes avaient perdu leurs terres au profit de Priva ; d’autres n’avaient jamais possédé de terres, mais elles avaient perdu leur travail dans le caoutchouc lorsque les plantations d’hévéas de leurs voisins avaient été remplacées par des palmiers. Comme peu d’hommes de la région étaient employés par Priva, les revenus des femmes étaient essentiels à la survie du ménage. Beaucoup de leurs maris étaient absents, cherchant du travail ailleurs dans le district, mais les femmes sont demeurées au village pour y fonder leurs familles et essayer de maintenir leurs enfants à l’école. « Nous devons nous accrocher ici, où irions-nous sinon ? » se lamente Tina. Faute d’options, elles ont dû accepter le travail que Priva leur donnait. En tant que travailleuses occasionnelles, elles n’étaient pas protégées par la loi sur le travail de 2003. Priva avait donc le droit légal de les embaucher et de les licencier à sa guise, de les mettre à pied lorsqu’elle manquait d’engrais ou de produits chimiques, et de ne leur accorder aucun avantage social. La position des femmes était d’autant plus compromise que Priva pouvait facilement les remplacer. Les dirigeants pouvaient recruter des travailleurs non seulement dans les enclaves voisines, mais aussi dans la ville de Tanjung, où de nombreuses femmes étaient prêtes à faire la navette tous les jours pour travailler dans la plantation. Comme à la Natco, les dirigeants ont fait appel à des entrepreneurs pour la replantation et la construction, et les entrepreneurs ont recruté leurs équipes de travail dans toute la province. Les dirigeants n’ont pas donné la priorité aux femmes sans terre des enclaves et les femmes craignaient que les dirigeants ne commencent à sous-traiter les travaux d’entretien de routine à des entrepreneurs, les laissant sans rien.

Lorsque les dirigeants ont imposé le nouveau régime de travail en 2011, Tina, Desi et d’autres travailleuses ont été unanimes dans leur évaluation : Priva leur demandait de travailler trop dur et d’absorber trop de risques pour un salaire déraisonnablement bas. À l’instar de l’agent de sécurité Sarip, les travailleuses avaient l’impression que Priva augmentait l’extraction de leur travail tout en réduisant les signes d’attention qui permettaient aux travailleurs de se sentir valorisés et respectés. Sarip a réagi en cessant ses efforts, mais les femmes disposaient de moins de moyens d’autoprotection. Sous le nouveau régime, Priva a fait passer les femmes qui travaillaient au débroussaillage à l’aide d’un couteau de brousse d’un tarif journalier à un tarif à la pièce, ce qui leur a valu de lourdes pertes. Comme une grande partie de la plantation était envahie par la végétation, elles ne pouvaient débroussailler que dix palmiers par jour, ce qui leur donnait un revenu correspondant à un cinquième du salaire minimum du district. Ce sont surtout les femmes âgées qui s’acquittent de cette tâche. Priva a fait passer les femmes qui épandaient les engrais à un taux journalier fixe basé sur l’atteinte d’un quota, sans heures supplémentaires, ce qui a entraîné une réduction de 30 pour cent de leur revenu mensuel moyen. Leur travail était extrêmement pénible, en particulier sur les terrains vallonnés où elles devaient monter et descendre plusieurs fois pour remplir leurs seaux. Comme le décrit Tina, « parfois, lorsque je transporte l’engrais, j’ai l’impression de ne plus pouvoir le faire, tellement je suis épuisée. L’odeur me donne mal à la tête. Mes yeux gonflent et je pleure jusqu’à la nuit ». Comme pour les récolteurs de fruits de palme, après 2014, si le quota journalier d’engrais n’était pas atteint, la rémunération du mois entier était ramenée à un faible taux par kilogramme.

Les travailleuses chargées de pulvériser les produits chimiques sont très vulnérables aux blessures. En plus de la fatigue liée au transport de seaux d’eau depuis le ruisseau le plus proche, au transport de réservoirs sur le dos et au pompage continu avec le bras droit, elles souffrent de brûlures lorsque les produits chimiques entrent en contact avec leur peau ou en cas de fuite du réservoir. Elles subissent également des dommages aux poumons, qui se manifestent par une sensation de brûlure, un essoufflement et une toux chronique. Elles ne portent pas de masques qui, selon elles, les empêchent de respirer. Au lieu de cela, elles nouent des écharpes autour de leur bouche et de leur nez. Les effets des produits chimiques sont suffisamment graves pour rendre les femmes invalides et les empêcher de travailler au bout de quinze ans. La réponse de Priva au risque sanitaire a été de fournir aux femmes deux boîtes de lait par mois. D’après Tina, le but du lait n’était pas de renforcer les forces des femmes, mais plutôt de leur faire boire les deux boîtes d’un coup pour les faire vomir, afin que le poison présent dans leur corps soit évacué. L’approvisionnement en lait est également irrégulier. Après avoir été privées de lait pendant plusieurs mois, les travailleuses ont craint que Priva n’ait cessé d’en fournir, preuve supplémentaire de son manque de soins. Bien que les femmes soient les plus exposées aux risques sanitaires de tous les travailleurs des plantations, leur statut d’employées occasionnelles ne leur donne aucun droit légal à des prestations de santé ou à des soins médicaux, ni à une indemnisation pour leurs blessures

Les tentatives des travailleuses pour s’opposer aux réductions de salaire ont été limitées par leur statut d’employées occasionnelles et par le fait qu’elles pouvaient être facilement remplacées. La nature non urgente de leur travail a également limité leur influence. À peu près au même moment où les cueilleurs organisaient leur grève sauvage, les vingt-quatre hommes qui chargeaient les fruits dans les huit camions de Priva sont restés chez eux pendant trois jours et ont obtenu le rétablissement du système de rémunération antérieur. Leur succès dépendait de la nature stratégique de leur travail : sans chargeurs, des tas de régimes de fruits récoltés pourrissaient sur le bord de la route et ils devaient fermer. Les tâches d’entretien des femmes pouvaient être retardées sans perte pour Priva. Quelques ouvrières ont fait grève pendant six jours, mais les dirigeants de Priva ont menacé d’envoyer des voyous à leur domicile pour les intimider. Tina et quelques amies ont tenté une approche polie. Lorsqu’elles ont remarqué que certains jours manquaient à leur salaire lors de la transition entre l’ancien et le nouveau système, elles se sont rendues au bureau de Priva pour se renseigner. « S’ils disent que nous sommes payés à la journée, cela devrait vraiment être à la journée. Comment peuvent-ils dire qu’il manque des jours ? Nous ne faisions que revendiquer nos droits. »

Tina admet qu’elle déteste l’entreprise. Elle est indignée par le traitement insensible et le vol des salaires des travailleurs. Sa principale revendication porte sur l’équilibre : des règles plus strictes ne poseraient pas de problème si les salaires augmentaient en conséquence. Elle exige également de l’attention et du respect, et elle est consciente de son statut précaire, d’être « jetable » (disposability) en raison de l’expérience amère de sa mère. Sa mère a été victime d’un accident du travail, une infection due à une épine qui a refusé de guérir et l’a empêchée de marcher pendant six mois. « Priva n’a rien payé pour les médecins. Ils l’ont épuisée puis jetée dehors », observe Tina. Un contremaître a dit à sa mère : « Si tu es trop vieille pour travailler, tu devrais arrêter, nous n’avons besoin que de travailleurs. » Bien que la mère de Tina ait travaillé pour Priva pendant deux décennies, son statut d’employée occasionnelle a permis à Priva de la jeter comme un vieux chiffon. Elle était devenue manusia konyol : une personne amenée à faire un sacrifice qui ne lui vaut ni reconnaissance ni récompense.

Pour se protéger, Desi a décidé de se montrer plus maligne que l’entreprise : « Priva veut s’approprier nos heures », dit-elle. « Si nous ne faisons pas preuve d’intelligence, ils nous fatigueront. Face à l’augmentation du quota de réservoirs de pulvérisation, qui est passé de douze à quinze par jour, elle a redoublé d’efforts : « Qui peut en faire autant ? Nous avons besoin de nos tactiques, comme vider une partie de l’eau ». Les tactiques de Desi protégeaient non seulement ses heures de travail, mais aussi son estime de soi : en tant que femme plus âgée et travailleuse expérimentée, elle pensait savoir comment faire face aux exigences excessives de l’entreprise. La préservation de soi des jeunes travailleuses a pris une forme expressive lorsqu’elles ont rejeté les couches de vêtements amples que portaient les femmes plus âgées pour protéger leur corps et se sont rendues au travail en jeans et en T-shirts à la mode. Elles s’habillaient comme si elles n’avaient rien à faire dans une plantation et passaient leurs pauses à écouter de la musique pop coréenne sur leurs téléphones portables, souvenirs de leurs années d’école et de l’avenir qu’elles imaginaient encore pour elles-mêmes, loin de la sueur et de l’épuisement.

Tania Murray Li & Pujo Semed, Plantation Life Corporate Occupation in Indonesia’s Oil Palm Zone Share, p. 86-87.