Traduction d’un passage passionnant de l’article que Joanna Allan, Hamza Lakhal and Mahmoud Lemaadel consacre à la situation (par le Maroc, largement soutenu par les multinationales européennes) d’occupation coloniale énergétique “verte” au Sahara Occidental : « An Unjust Transition: Energy, Colonialism and Extractivism in Occupied Western Sahara », in Dismantling Green Colonialism. Energy and Climate Justice in the Arab Region, édité par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, 2023).
La section que je traduis ici évoque les initiatives “low tech” dans les camps de réfugiés Sahraouis (et les zones contrôlés par le Polisario) dans la perspective de la catastrophe climatique. La recherche d’une transition énergétique juste ne peut faire l’économie, comme le disent les auteurs, de l’instauration d’une démocratie (si l’avenir allait dans le sens d’une décolonisation du territoire occupé actuellement par le Maroc et, indirectement, par ses alliés européens). Le risque, évidemment, c’est ici, comme ailleurs – je pense notamment aux initiatives autochtones en Amérique Latine, que des débats démocratiques émergent des projets d’exploitation des ressources qui aggravent la crise climatique. Autrement dit, comment penser une transition énergétique juste quand on a du pétrole à disposition (et donc le moyen d’un enrichissement rapide de la population – situation qui se traduit le plus souvent, comme on ne le sait que trop, par la mainmise de dirigeants corrompus sur les profits engendrés, et donc l’instauration de régimes pseudo-démocratiques, voire pire).
À QUOI RESSEMBLERAIT UNE « TRANSITION JUSTE » DIRIGÉE PAR LES SAHRAOUIS ? INSPIRATION ET QUESTIONS PROVENANT DES CAMPS
Les débats qui se déploient au niveau international concernant l’avenir des systèmes énergétiques ne tiennent pas souvent compte des voix indigènes. Dans cette section, les auteurs souhaitent mettre en lumière une poignée d’initiatives sahraouies qui éclairent ce à quoi pourrait ressembler une transition juste sahraouie. Il s’agit notamment de la culture hydroponique de basse technologie pour une production alimentaire durable, de maisons fabriquées à partir de plastique réutilisé, et de projets de villes futures alimentées par des énergies renouvelables dans un Sahara occidental libre. Néanmoins, nous devons être conscients que de telles « bonnes pratiques » issues des camps ne sont pas en elles-mêmes une garantie que le gouvernement d’un Sahara occidental indépendant réaliserait une transition vraiment juste dans le cas d’une décolonisation. Bien que l’autodétermination soit, comme nous l’avons vu dans la section précédente, une composante fondamentale d’une transition juste sahraouie, elle ne garantirait pas une transition juste en elle-même. Dans cette section, les auteurs souhaitent donc également souligner les questions qui devraient être abordées dans un futur Sahara Occidental indépendant afin d’assurer une transition de l’extractivisme vers un système juste, équitable et régénérateur.
L’ingénieur Taleb Brahim a mis au point un système hydroponique innovant de faible technicité pour permettre aux citoyens réfugiés de cultiver leurs propres fruits et légumes, ainsi que du fourrage pour leurs animaux. La culture hydroponique est un type d’horticulture qui consiste à faire pousser des plantes sans terre. Le terme « low-tech » fait ici référence à des technologies auxquelles, selon Brahim, les citoyens réfugiés ont accès et qu’ils peuvent s’offrir. Cette méthode est conçue pour être accessible à tous, afin que même les familles les plus pauvres puissent raisonnablement avoir accès à une nourriture autoproduite, saine et nutritive. Les unités hydroponiques recyclent l’eau et utilisent des engrais naturels. Comme le souligne Brahim : « Si vous insistez sur le fait que les pesticides et les engrais artificiels sont nécessaires à l’agriculture, alors vous dépendrez des multinationales ». Brahim explique qu’il est animé par une éthique de « durabilité, d’autosuffisance et d’indépendance pour les Sahraouis ». Selon Brahim, il est, à sa connaissance, la première personne au monde à avoir mis au point une technique hydroponique de faible technicité dans des conditions considérées comme “extrêmes” en termes de climat et de disponibilité des ressources. Le Programme alimentaire mondial teste actuellement son modèle dans sept autres pays accueillant des réfugiés, et 1 200 Sahraouis des camps ont reçu la formation nécessaire pour leur permettre de reproduire son innovation.
L’ingénieur Tateh Lehbib a créé une nouvelle méthode de construction qui permet d’abaisser la température des maisons et de mieux résister aux vents et aux inondations (les maisons traditionnelles sont construites en adobe, qui s’effrite sous la pluie). Sa méthode repose sur des matériaux bon marché – des bouteilles d’eau recyclées – et peut être facilement reproduite par n’importe qui. La forme incurvée du dôme de ces bâtiments permet de maintenir des températures intérieures plus basses que dans les maisons carrées traditionnelles. Les réfugiés particulièrement vulnérables, notamment les personnes âgées et celles souffrant d’affections de longue durée, ont été les premiers à bénéficier de la nouvelle forme de logement de Lehbib.
Alors que Brahim et Lehbib sont à l’origine d’innovations qui rendent la vie dans les camps plus durable, plus confortable et plus saine, d’autres citoyens réfugiés se tournent vers l’avenir de la zone du Sahara occidental contrôlée par le Polisario. L’architecte et ingénieur Hartan Mohammed Salem Bechri a conçu une future ville durable ou, comme il l’appelle, un « habitat durable et permanent » pour les humains et leurs compagnons non humains (chameaux et chèvres), en gardant à l’esprit la zone contrôlée par le Polisario. Son projet comprend des zones destinées à accueillir les citoyens sédentaires, ainsi que des zones dotées d’équipements pour les nomades de passage et pour les animaux. La ville fonctionnerait entièrement à l’aide d’énergies renouvelables. Les innovations de Bechri, Lehbib et Brahim s’inscrivent dans le cadre d’une transition juste à plusieurs égards. Une transition juste nécessite une redistribution équitable des ressources. Les innovations de Lehbib et de Brahim témoignent d’un souci d’accessibilité financière et d’autosuffisance. Les deux ingénieurs ont mis au point des moyens permettant aux familles les plus pauvres d’avoir accès à un abri et à une alimentation saine, sans dépendre des multinationales pour les matières premières, leurs innovations visant à être économiquement durables (pour les familles elles-mêmes) et écologiquement viables. Les projets de Lehbib, bien qu’il ne s’agisse que de plans à ce stade, ne prennent pas seulement en compte les êtres humains dans sa vision d’un avenir sahraoui dans un Sahara occidental indépendant. La plupart des cadres pour une transition juste soulignent l’importance de prendre soin de « plus que la nature humaine », ainsi que des communautés humaines. Dans le cas des Sahraouis, cela correspond aux traditions nomades. Les pratiques traditionnelles sahraouies conscientes et soucieuses de l’environnement ont été documentées depuis le dix-huitième siècle au moins, tandis que la centralité traditionnelle des chameaux et les soins qui leur sont prodigués sont également bien documentés. La contribution indicative déterminée au niveau national (CDN) de la RASD aux accords de Paris sur le climat illustre l’intention de son gouvernement de contribuer à des conversations mondiales plus larges sur la lutte contre la crise climatique et sur le maintien de ces pratiques traditionnelles respectueuses de l’environnement. Plus immédiatement, le département de l’énergie de la RASD a des plans pour déployer l’énergie renouvelable dans la partie du Sahara occidental contrôlée par la RASD. Le déploiement encouragerait le retour des réfugiés au Sahara Occidental. Le département a réalisé une étude de cadrage et recherche des financements pour piloter certaines recommandations de l’étude, qui calcule l’infrastructure solaire et éolienne qui serait nécessaire pour alimenter les infrastructures publiques essentielles, telles que les hôpitaux, et fait le point sur les infrastructures existantes, telles que les puits communaux, actuellement alimentés par des turbines éoliennes, qui sont utilisées par les nomades. L’étude examine également les options pour l’énergie résidentielle. Daddy Mohammed Ali, ingénieur électricien et co-auteur de l’étude exploratoire, a discuté avec son équipe de l’option de vastes fermes solaires. Toutefois, ils se demandent si un tel modèle serait « suffisamment adaptable » aux modes de vie nomades. L’équipe a donc étudié la possibilité de fournir à chaque famille sahraouie sa propre technologie solaire portable et indépendante. Mohammed Ali explique : « Nous constatons que les familles dans la zone libérée voyagent souvent, il est donc bon qu’elles aient leur propre panneau indépendant, qu’elles peuvent transporter, avoir leur propre réseau indépendant si vous voulez ». Un tel souci de maintenir des modes de vie non sédentaires serait une partie vitale d’une transition juste sahraouie, assurant des espaces inclusifs pour les pratiques nomades. Les plans récents pour un avenir renouvelable établis par le Département de l’énergie du gouvernement de la RASD s’écartent radicalement des plans plus anciens de l’Autorité du pétrole et des mines (PMA) du gouvernement. À travers des cycles de licences qui ont commencé en 2005, la RASD a conclu des accords d’assurance avec quatre sociétés internationales sur les droits d’exploration pétrolière dans un futur Sahara occidental indépendant. L’Autorité du pétrole et des mines affirme qu’elle a largement consulté la société civile avant de lancer son cycle d’octroi de licences. Cependant, des recherches menées auprès de jeunes militants sahraouis ont révélé que des groupes de la société civile soutenaient ces accords (parce qu’ils remettaient en cause les efforts du Maroc pour exploiter le pétrole) et que d’autres critiquaient ces plans parce que l’énergie solaire est de loin préférable pour des raisons environnementales. Cela soulève la question de la souveraineté populaire – qui fait partie intégrante de toute transition juste – et de la manière dont les décisions relatives à l’énergie seraient prises dans un Sahara occidental libre. Le pétrole serait-il exploité malgré la crise climatique et son impact disproportionné sur les communautés vivant dans des climats chauds comme les Sahraouis ? Les parcs éoliens et solaires existants dans le Sahara occidental occupé seraient-ils nationalisés ? Une transition juste, ainsi que l’abandon de l’extraction des combustibles fossiles, nécessite une prise de décision démocratique et participative sur les ressources énergétiques et un bénéfice équitable de celles-ci.
D’un autre côté, la politique énergétique du gouvernement de la RASD dans les camps comporte des aspects rassurants. Par exemple, lorsque les possibilités limitées d’électricité solaire sont apparues dans les camps à la fin des années 1980 (en grande partie grâce au financement d’ONG suisses et espagnoles), le gouvernement a donné la priorité à l’électrification de trois institutions publiques : les hôpitaux et les pharmacies, les écoles primaires et les centres d’éducation et de formation pour les femmes. Comme les auteurs l’ont soutenu dans la section précédente, le modèle énergétique actuel dans le Sahara Occidental occupé a des impacts négatifs disproportionnés sur les femmes et les filles, en raison des fréquentes coupures de courant et de l’oppression basée sur le genre de ceux qui s’opposent au modèle énergétique extractiviste. Une transition juste sahraouie, comme dans d’autres contextes, devra donc être féministe.
Pour celles et ceux qui s’intéressent ou sont curieux de connaître la situation dans cette région d’Afrique du Nord qui ne se trouvent qu’à quelques heures d’avion de l’Europe, une petit bibliographie récente :
Joanna Allan, Silenced Resistance: Women, Dictatorships, and Genderwashing in Western Sahara and Equatorial Guinea, University of Wisconsin Press, 2019.
(voir d’autres articles de la même chercheuse ici : https://researchportal.northumbria.ac.uk/en/persons/joanna-allan )
Notamment :
Joanna Allan, Mahmoud Lemaadel, Hamza Lakhal, “Oppressive Energopolitics in Africa’s Last Colony: Energy, Subjectivities, and Resistance”, Antipode 54, 1, 2022 (accès libre)
Elena Fiddian-Qasmiyeh, The Ideal Refugees. Gender, Islam, and the Sahrawi Politics of Survival, Syracuse Press, 2014.
Sébastien Boulay, Francesco Correale (dir.), Sahara occidental. Conflit oublié, population en mouvement, Tours, Presses universitaires Francois Rabelais, col. « Civilisations étrangères », 2018
Pablo San Martin, Western Sahara : The Refugee Nation , University of Wales Press, Cardiff, 2010.
Et surtout consulter le site de l’obervatoire international académique du Sahara Occidental hébergé par l’unviersité Paris-Descartes et La revue de l’Ouest Saharien !