Vous connaissez (peut-être) la distinction que je propose régulièrement (avec d’autres évidemment) entre la crise et la catastrophe, notamment dans la perspective du changement climatique. J’y reviens brièvement ici pour clarifier quelques points. Je suis conscient de ce que cette distinction conceptuelle a d’abstrait, et on trouvera de nombreux « cas limite » qui la rendrait discutable – j’ai moi-même tout un stock d’exemples qui la mettrait en péril. Mais je ne veux ici que tracer de grandes lignes générales : le sujet vaudrait un livre entier. Il pourrait s’y trouver un passionnant chapitre en reprenant à titre de modèle ce que les psychanalystes anglais (sous l’influence de W.R. Bion) appellent le « changement catastrophique » – remplacez dans les pages qui suivent le mot « système » par celui de « sujet » ou de « couple » ou de « communauté », et vous aurez sans doute une idée d’une extension possible de la distinction crise/catastrophe.
La crise est une manière de se confronter à un changement dont on présume qu’il n’est que transitoire : une fois la crise passée, tout redeviendra comme avant, à quelques détails près. Ses impacts, pense-t-on, pourront être contrôlés, limités. Le grand mot de la gestion des crises, c’est l’adaptation. Le sujet ou le système, confronté à ce changement, s’adapte, acceptant momentanément des modifications marginales (par exemple, certaines lois sont suspendues, un état d’urgence est proclamé, on décrète de nouvelles règles à caractère « exceptionnel », dont l’application dure le temps que dure la crise, et ainsi de suite). Le gestionnaire de crise est fondamentalement un conservateur. Il lui faut tout faire pour que rien ne change. Sa modalité d’action propre est celle de la résistance au changement. Il s’emploie donc à lutter contre un ennemi qui menace la situation présente. Dans la perspective eco-capitaliste, le climat, et, par extension, la nature, deviennent des agresseurs qui menacent ce qu’il appelle « la civilisation » (traduisez : le système capitaliste d’exploitation généralisée qui garantit la prospérité de quelques-uns aux dépens de tous les autres), ou bien « nous, l’humanité » (traduisez : prioritairement, les blancs occidentaux, et les classes aisées des pays du Global South), ou bien encore « le monde » (traduisez : les anciennes puissances coloniales, désormais néocoloniales, qui organisent la géographie à leur profit).
Envisager le changement comme une catastrophe implique au contraire un bouleversement du sujet ou du système lui-même. Sa structure et ses fondations doivent être transformées de fond en comble. L’effet du changement rend caduc et insoutenable la perpétuation de son être même. Les choses ne seront plus jamais comme avant. La perspective catastrophique s’adresse avant tout aux causes : parce que sa vision est en quelque sorte « holistique », elle ne peut pas se contenter de modifier les choses en surface. Elle implique forcément un retour sur soi, une approche critique. C’est ici que les sciences du climat, et plus globalement les sciences de la nature, n’ont plus grand-chose à nous dire et qu’il leur faut laisser le relais à d’autres narratifs : politiques, sociaux, économiques, historiques, géographiques, anthropologiques, féministes et queer, décoloniaux, philosophiques, etc. Ce moment critique ne se contente d’ailleurs pas d’analyser les causes des désastres passés, présents et à venir : il engage aussi une vision d’un futur alternatif, post-capitaliste. Il s’efforce, en mettant à jour la structure fondamentalement brutale du capitalisme, la logique nécropolitique (Achille Mbembe) qui le sous-tend, qui détermine ceux qui seront sauvés, et ceux qui seront sacrifiés (pour que les premiers soient sauvés), de faire apparaître des modes de résistance, des « politiques mineures » qui n’ont jamais cessé de s’inventer, fragiles et précaires, mais vitales. Ce qui n’est pas une mince affaire tant il est vrai qu’ « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », comme disait Fredric Jameson.
La « catastrophe naturelle » peut être ici utilisée à titre de métaphore. Elle est en général appréhendée d’abord comme une crise : une fois la dévastation passée, on reconstruit sur le modèle antérieur. Mais elle peut être aussi l’occasion de transformer entièrement les règles de reconstruction : pour le meilleur et pour le pire soit dit en passant – je songe notamment à ces situations où le désastre peut être utilisé par les responsables politiques locaux et les promoteurs immobiliers pour gentrifier un espace urbain, et donc exclure les populations qui vivaient là auparavant. La catastrophe est souvent un effet d’aubaine pour le business de la reconstruction. Dans d’autres cas, quand les désastres se succèdent à intervalle trop rapproché, ce qui deviendra fréquent avec le changement climatique, reconstruire n’a plus de sens : on n’a plus d’autre choix que de relocaliser les habitants, ce qui, de mon point de vue, constitue bien alors un « changement catastrophique » : plus rien ne sera plus comme avant.
On aura compris que, la plupart du temps, sauf dans des cas exceptionnels, un évènement donné n’est, en soi, ni une crise, ni une catastrophe : il est appréhendé, pensé et géré ou bien comme une crise, ou bien comme une catastrophe. Dans la perspective du changement climatique, cette distinction s’avère évidemment centrale. Le narratif mainstream néolibéral persiste à envisager le changement climatique comme une crise, ou plutôt comme une succession de crises. Les soi-disant solutions qu’il apporte aux évènements, aussi spectaculaires soient-ils, qui scandent son avènement, ne sont, au mieux, que des techniques d’adaptation. Ce qui doit s’adapter ici, et donc ce qui doit être sauvé, c’est le système économique capitaliste – et j’ajouterai : les capitalistes eux-mêmes, pour commencer (les autres, les exploités, peuvent être sacrifiés : ils le sont déjà depuis quelques siècles au demeurant). C’est-à-dire ceux dont la prospérité s’est fondée sur l’accumulation, l’extraction, la production et le commerce mondial et sans entrave des marchandises durant près de trois siècles.
Au contraire, envisager le changement climatique comme une catastrophe obligerait à mettre fin au capitalisme, c’est-à-dire à changer le système lui-même. Tous les analystes sérieux le savent bien, sans qu’ils aient besoin d’en référer à Marx. Même les climatologues les moins politisés en viennent à cette idée. Comment freiner l’avènement d’un désastre quand la priorité des acteurs les plus puissantes, ceux qui disposent d’une agentivité (agency) fabuleuse, demeure de sauver la cause de ce désastre ? On ne saurait soigner une catastrophe comme on panse une plaie. La métaphore médicale trouve ici sa limite : si chaque désastre peut être fantasmé comme une plaie supplémentaire, et s’il est vrai que le changement climatique se manifeste comme une succession de désastres, il est absurde de se contenter d’ajouter à chaque fois un nouveau pansement, d’appliquer une nouvelle couche d’onguent. Il faut saisir le mal à la racine, c’est-à-dire révéler la pathologie du système capitaliste ou plutôt : décrire le système capitaliste comme une pathologie (ce n’est pas que le capitalisme soit « malade », comme s’il existait une forme de capitalisme sain, qui ne reposerait pas sur l’extraction, l’exploitation et l’accumulation, qui pourrait être plus juste, plus respectueux de l’environnement, des femmes, des racisés, des musulmans, des indigènes, et de tous ceux dont, pour parler comme Marx, il siphonne littéralement la vitalité. Le capitalisme est une maladie. Il n’est pas le seul dans ce cas : je n’ai aucune admiration pour le système soviétique, ni pour les monarchies du Golfe ou les structures féodales. Les cités antiques méditerranéennes n’étaient pas des paradis non plus. Le fait est que la plupart des êtres humains vivent ou survivent désormais sous l’empire du capitalisme néolibéral, que nous en dépendons, matériellement, physiquement, affectivement et psychiquement, et que nous n’avons d’autre choix que de nous y confronter)
Mais nous rencontrons ici un certain nombre de graves problèmes que je n’évoquerai que brièvement :
Bien souvent, on attend qu’un évènement désastreux se soit produit pour enfin se décider à prendre des mesures préventives. Il y a là une force d’inertie inhérente à l’agentivité politique (et plus généralement sans doute à la partie « conservatrice » de l’esprit humain, sans parler des attachements affectifs ou intéressés qui nous lient à ce qui est là, maintenant, et auquel on aimerait ne rien changer) auquel les responsables de la gestion des risques sont confrontés quotidiennement. Il faut persuader les décideurs et les acteurs impliqués de tenir compte dès aujourd’hui d’un désastre qui n’est que probable – quand bien même sa probabilité est très élevée, quand bien même la question n’est pas de savoir s’il va se produire mais quand, un responsable politique, qui garde un œil sur la durée limitée de son mandat, hésite à lancer des aménagements coûteux dont la pertinence repose sur quelque chose qui n’est pas encore. « Ce qui n’est pas encore » ne suscite que rarement un sentiment d’urgence : il semble qu’« on a toujours le temps de voir venir ».
Le problème, c’est que le changement climatique est, comme le disent certains spécialistes des « disaster studies », un « slow-onset disaster », un désastre à évolution lente. Il ne se produit pas tout à coup comme un tremblement de terre ou un tsunami. Il ressemble plutôt, de ce point de vue, à une guerre qui s’étalerait sur de longues années : « une guerre mondiale de cent ans » si l’on veut. Et encore : son histoire a commencé il y a sans doute plus d’un siècle (peu importe d’ailleurs à quelle période on situe ses débuts), et ses effets les plus nocifs sont sensibles depuis des décennies dans certaines régions du monde. Ils s’étendent de nos jours en beaucoup d’autres endroits, et se déploieront dans toute leur amplitude dévastatrice dans le futur. Toutefois, comme ce désastre ne se produit pas en une seule fois, massivement, et surtout de manière également répartie sur toute la surface du globe, il ne concerne jamais tout le monde à la fois, mais bien plutôt une petite part de la population à chaque fois. Autrement dit, partout ailleurs, là où le désastre n’est pas encore survenu, on peut se dire qu’« on a le temps de voir venir ». C’est d’autant plus vrai quand on analyse la situation du point de vue de la répartition du pouvoir (politique, culturel, économique, militaire). La géographie des sentiments d’urgence épouse aisément l’adage « loin des yeux, loin du cœur ». Pire encore, ce sentiment, bien souvent, naît de l’identification au semblable – le dissemblable ne suscitant au mieux qu’une indifférence. Il y aurait toute une histoire à écrire de la déclinaison des sentiments d’urgence au gré des fantaisies raciales : il suffit d’étudier la place respective qu’occupent dans les médias européens la couverture d’un désastre aux États-Unis, et le compte-rendu succinct d’un désastre semblable ou pire au Pakistan ou au Soudan.
On a beaucoup écrit sur l’inéquitable distribution des effets de la catastrophe climatique. Certains, en Occident, motivés par des intentions parfois louables (mais pas toujours louables quand on y regarde de plus près), tentent de corriger cette vision embarrassante (selon laquelle les populations les plus pauvres, notamment dans le Global South, sont plus affectées que les populations des pays riches occidentaux) : « nous n’y échapperons pas non plus », affirment-ils. Ils oublient de préciser que si par exemple les européens n’y échapperont pas, les moyens qui leur permettront de limiter les impacts du changement climatique, leur capacité d’adaptation, sont sans commune mesure avec ceux dont disposent les pays les plus pauvres (d’autant plus que l’immense majorité de ces pays sont dirigés par des autocrates ou des oligarques autoritaires, qui sont des partenaires commerciaux prisés par les puissances occidentales, en raison des ressources naturelles que leur terre recèle, sans parler de la main d’œuvre à bas prix qu’ils offrent au capitaliste occidental). Que le changement climatique affecte aussi les Européens, les Américains du nord ou les Australiens, nul doute là-dessus : les climatologues nous informent à ce sujet, et les évènements météorologiques qui se succèdent confirment leurs prévisions. Que cette réalité suffise à sauver le narratif lénifiant néolibéral comme quoi « nous (l’humanité) serions tous dans le même bateau » : certainement pas ! Du point de vue de la justice environnementale, et de la justice tout court, la catastrophe sera vécue très inégalement.
Du point de vue des capitalistes, il n’y a donc aucune raison de changer quoi que ce soit au système de production des inégalités mondiales, sur lequel repose leur prospérité. Ceux qui seront sacrifiés demain, qui sont à vrai dire d’ores et déjà condamnés (car le cours de la catastrophe, j’oubliais de le préciser, est désormais irréversible), sont les mêmes qui étaient déjà sacrifiés hier et le sont aujourd’hui. La perspective des capitalistes sur le changement climatique, loin d’être comme on le dit trop souvent, à tort, passive et inactive, les conduit au contraire à durcir et à radicaliser le système d’exploitation. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte (ou être un bourgeois blanc européen plongé dans le déni le plus absolu). Ce durcissement se traduit non seulement dans des politiques d’exclusions raciales désormais assumées sans aucun scrupule, au nom de la « guerre contre le terrorisme », le déploiement de zones d’apartheid et la multiplication des états d’urgence et d’exception partout où les intérêts des capitalistes sont menacés, partout où doivent être protégés les flux des marchandises, mais aussi par le sacrifice de la démocratie sur l’autel du business et de la sécurité. Il n’y a finalement rien de si étonnant qu’à l’heure du changement climatique triomphent sur les scènes politiques des leaders autoritaires ou fascisants : le capitalisme traite ce qu’il considère comme la « menace » climatique, de la même manière qu’il envisage tout ce qui le menace : en appliquant une logique nécropolitique (et au fond, sécessionniste : nous prendrons tout ce qu’il y a à prendre, travaillant à notre propre salut, et, « après nous le déluge »).