DROGUES ET LOGIQUE FÉTICHE

Note en passant après discussion avec petit frère qui vit dans le quartier des Couronneries à Poitiers, quartier qui fit la semaine dernière les choux gras de l’actu – suite au décès ignoble d’un gamin de 15 ans qui avait le malheur de se trouver au milieu d’un règlement de compte de narco.

Le Retailleau national lance un plan machin truc pour lutter contre le narco trafic (et teinte comme à l’habitude son récit de racisme anti-musulman – au jeune arabe venu des cités sont collées deux cibles sur la tronche : 1. en tant que terroriste (potentiel) 2. en tant que nacro-trafiquant. Et plus que jamais les Cités ressemblent à des zones d’apartheid).

Il s’attaque aussi, ai-je entendu, aux consommateurs.

Et là, c’est intéressant. Parce que bon, si personne n’achète de la drogue, le marché s’effondre.

Je ne vais pas me faire que des ami.e.s en le disant, mais allons-y, je m’en fous, j’ai bien assez d’ami.e.s comme ça. Le business de la drogue, du point de vue du consommateur, est un business à peu près comme les autres. La marchandise se présente sous une forme totalement fétichisée : ce qu’on achète, c’est un produit purifié de toutes les violences qui, dans son extraction, sa production et sa distribution, ont été occultées. La jouissance de la consommation est inversement proportionnelle à l’histoire sinistre passée sous silence.

En général, le consommateur lambda n’a affaire qu’à un commerçant de détail, en bout de chaîne. Je peux en parler d’autant plus facilement que j’ai vécu avec un petit dealer (un autre petit frère,) et qu’avec l’argent qu’il ramenait, nous pouvions mener une existence un peu moins misérable (il avait 16 ans, il était encore au lycée, et moi je venais de passer mon bac, on s’est retrouvé tous les deux dans cet appartement, pour des raisons que je n’expliquerai pas ici : j’avais trois petits jobs et mon père nous aidait comme il pouvait, mais le bénéfice du deal, sans conteste, faisait partie de notre économie quotidienne). Mon frangin, comme la plupart des vendeurs en « bout de chaîne », n’était pas un truand. Le business était plutôt tranquille. Même le dealer N+1, celui qui lui refilait la came, était un jeune homme qui vivait encore chez ses parents, un peu glandeur, classe moyenne. Nous n’avions jamais affaire aux dealers en amont dans la chaîne de distribution. Encore moins évidemment aux caïds et aux producteurs. On entendait parler de pays lointains, la Colombie, l’Afghanistan, la Birmanie, mais ça n’avait pas plus de réalité qu’un mythe. Les clients, souvent de jeunes bourgeois urbains – fallait déjà pouvoir se payer le produit ! – n’éprouvaient pas plus d’angoisse au moment de la transaction que lorsqu’ils allaient acheter du pain à la boulangerie.

(DE LA MÊME MANIÈRE QUE NOUS N’ÉPROUVONS AUCUN EMBARRAS NI AUCUNE ANGOISSE QUAND NOUS COMMANDONS SUR INTERNET UNE PAIRE DE GANTS FABRIQUÉE DANS LE XINJIANG PAR DES OUVRIER.E.S OUIGHOURS PAYÉ.E.S DES CLOPINETTES ET QUI N’ONT D’AUTRE CHOIX QUE DE TRAVAILLER DANS CES USINES CARCÉRALES – SINON RETOURNER CROUPIR DANS LES CAMPS OÙ LES AUTRES SONT INTERNÉS.)

J’entends parfois une sorte de.. comment dire… une sorte de « romance », qui ferait de la consommation de drogues un cas spécifique du commerce – qu’on redécore les yeux brillants de valeurs d’émancipation, de libération, de subversion : comme si, en achetant sa came et en la consommant, on marquait sa différence, son refus des normes.

PURE BULLSHIT.

Par contre. Par contre. Il y aurait beaucoup à écrire sur le besoin de drogues, sur la dépendance aux drogues, et j’entends par là non seulement les produits du narco trafic, mais aussi les médicaments, les psychotropes, l’alcool, le tabac… Tout autant de fétiches, dont la consommation « normale » tait non seulement l’histoire sinistre de leur extraction, de leur production et de leur distribution (on ne parle quasiment jamais des déchets toxiques déversés, loin des yeux loin du cœur, en Inde par exemple sur les lieux de production, par l’industrie pharmaceutique, et les populations voisines des usines qui en crèvent littéralement), mais aussi, en aval pour ainsi dire, ce que ça dit de la violence de la vie quotidienne sous le régime du capitalisme néolibéral : ces consolations, ces béquilles, la consommation de drogue comme un moyen de « prendre soin de soi », un “soi” qui n’en peut plus, un “soi” qui ne tiendrait pas sans ça.

En amont, comme en aval, autour des drogues (et peut-être même au fond toute marchandise en tant que fétiche) s’articule l’inhabitabilité du monde forgé par les capitalistes (qui ne sont pas les derniers à se défoncer soit dit en passant). Car ce monde est fait pour elles, les classes aisées, privilégiées, (dont vous êtres peut-être cela dit : tant mieux pour vous !), et pour tous les autres, la seule place concédée est celle de l’être-exploité, mis sous pression, empêché, entravé, malade, embarrassé (ou : sacrifié, emprisonné, bombardé)

Pour mieux faire comprendre la dépendance des mondes capitalistes aux drogues (aux « stupéfiants » comme on dit joliment : avec ce qui ça induit de stupéfaction, de torpeur, de stupeur, de sidération – les programmes télévisés, la saturation de l’espace mentale et intime, par le biais des interfaces numériques, le smartphone lui-même, sont assimilables de ce point de vue à des drogues dures – pas seulement en raison de la dépendance qu’ils induisent, mais de l’état psychique dans lequel ils nous plongent : du pain béni pour le pouvoir, qui déploie une énergie formidable à tuer dans l’œuf toute émergence d’une pensée critique un tant soit peu articulée – avec un succès croissant, faut admettre),

Pour mieux faire comprendre la dépendance des mondes capitalistes aux drogues, il suffit d’imaginer que par un acte brutal de la divine providence, d’un coup d’un seul, toutes les drogues (y compris les psychotropes, l’alcool, le tabac, pourquoi pas le sucre !) disparaissent de la surface de la terre. Je ne sais pas si un auteur de Science Fiction a déjà exploré cette hypothèse (dites moi si ça vous rappelle quelque chose).

L’humanité sombrerait immédiatement dans l’angoisse la plus absolue. L’existence deviendrait invivable, le monde inhabitable. Je vous laisse broder sur ce thème.

Je voulais souligner à quel point l’existence sous régime capitaliste repose structurellement sur la dépendance.

NB : qu’on n’aille pas me raconter ici le lénifiant récit buccolique de l’auto-producteur qui cultive lui-même sa beuh : tant mieux pour lui mais y’a un moment, faut sortir de son petit paradis vertueux particulier et commencer à penser aux autres aussi.

NB (2) : Je n’ai aucune idée de « comment il faudrait lutter contre le trafic de drogues ». Qu’on légalise, certes, serait un début – à condition de « relocaliser » la production. Mais ça ne réglera certainement pas l’histoire de la violence ailleurs – c’est-à-dire dans la plupart des régions du monde. Y’a pas que les petits blancs européens dans le monde hein. Et puis vous allez légaliser le cannabis. Ok. Mais après ? Tout le reste ? Et ça ne permet pas de penser non plus la structure sidérante du capitalisme. Donc bon. je m’en fous en fait de ces « politiques de la drogue ».