Thomas Chen, professeur associé en Littérature comparée à l’Université de Lehig (Pennsylvania), a travaillé sur les effets de la censure en Chine sur les productions littéraires et cinématographiques. Son live, publié en 2022 aux Columbia University Press, Made in Censorship : The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, se focalise sur les manifestations de la place Tiananmen en 1989 et leur répression violente, qui sont considérés comme un des sujets les plus tabous de la Chine contemporaine. La plupart du temps, les politiques de censure menées par les États sont pensées sous les modalités de l’interdiction, de la suppression, du filtrage ou de la purge (qui peut se traduire par des incarcérations physiques des personnes coupables d’avoir tenté de « déjouer la censure », ou de leur éventuel exil).
Thomas Chen montre que la réalité est beaucoup plus complexe que cela. Dans le cas de Tiananmen, la stratégie censoriale du pouvoir Chinois a évolué : durant les deux années qui suivirent les évènements, les organes du Parti dédié à la propagande se sont d’abord empressés de produire et diffuser (notamment à la télévision) des narratifs contre-insurrectionnels, dans lesquels les manifestants étaient présentés comme une minorité ignorante, des fauteurs de trouble et des agitateurs, et les soldats et les policiers, au contraire, comme des victimes, voire, des martyrs : durant cette période, en plus des films et des reportages diffusés sur les écrans chinois, des rituels de commémoration sont mis en place, rendant hommage aux forces de l’ordre et à leur retenue. Pour contrer l’image iconique de « l’homme de Tiananmen » affrontant, seul, un char sur la place, le pouvoir brode à satiété sur la vertu des soldats chinois, qui, malgré la violence à laquelle ils sont confrontés, se limitent à des tirs de sommation : leurs fusils pointent vers le ciel, pas en direction de la foule. Ce narratif contre-insurrectionnel s’accompagne d’une autre série d’actions, typiques des méthodes du PCC, qu’on pourrait appeler des rituels contraints de reconnaissance. Les anciens “activistes” de Tiananmen, éclairés par la vérité du narratif produit par le pouvoir, désormais soignés de leur ignorance, font pénitence, admettent leurs erreurs, et défilent avec le reste des habitants devant les lieux où l’on rend hommage aux soldats martyrs :
Auparavant « ignorants de la vérité », ils en sont maintenant éclairés et ils en font profiter le public de la télévision. À la fin des reportages des Chants des Gardiens de la République, les masses jouent aussi pour le lecteur un réveil. Ce n’est plus une « rivière noire » ou des « vagues noires », mais une file indienne : « Un groupe après l’autre, des milliers et des milliers de personnes ont assisté à la cérémonie commémorative du martyr Yanpo » (196). De tels rassemblements se forment naturellement à partir de la lourdeur de la reconnaissance : « Les voitures ralentissaient en passant par ici, passaient doucement ; de nombreux cyclistes descendaient volontairement de leur vélo ici, venant devant les portraits des martyrs pour pleurer en silence. Ici, un deuil massif spontané se poursuivait jour après jour » (p. 47)
Toutefois, deux années après les évènements, la production de la propagande cesse d’inonder l’espace public. Tiananmen disparaît des récits officiels : les évènements semblent être destinés à sombrer dans l’oubli. Ce n’est pas pour autant la fin de la « production sous la censure », loin de là. Thomas Chen explore au contraire comment, dans la littérature et le cinéma, des œuvres produites non seulement « malgré la censure », mais « sous » le régime de la censure, les références aux évènements sont encore présentes notamment dans les œuvres de création ou sur les réseaux sociaux et les blogs, et les discussions et les débats se poursuivent au sein de la société chinoise. Évidemment, ces évocations épousent la plupart du temps le mode de l’allusion, de la métaphore, du recours à la fiction, voire à la science-fiction, aux imaginaires dystopiques, de la ruse, voire de la cryptologie, selon les périodes et l’ambiance générale induite par les politiques en vigueur des officines chargées de la censure. Ces règles sont rarement édictées de manière claire et définitive : elles varient selon les périodes, et créent un climat d’incertitude et d’arbitraire. Ce climat fait à la fois partie de la stratégie des censeurs, mais témoigne aussi des évolutions politiques en cours – il se “détend” ou se “durcit”, en raison de contextes complexes – qui ne sont pas forcément uniquement liés à la situation politique intérieure, mais parfois aux intérêts du soft power international. Notons également que l’exercice de la censure par le pouvoir est de plus en plus délégué aux diffuseurs “intermédiaires”, les éditeurs littéraires ou les responsables de revues, les producteurs de cinéma ou de documentaires, les modérateurs des forums, des réseaux sociaux ou des services de blog, lesquels prennent en charge en anticipant (et donc en ayant “intériorisé” les règles non-écrites des organes de surveillance du PCC).
Les moyens d’expression malgré la censure ou “avec” la censure » (en anticipant donc les règles non-écrites de la censure) sont parfois extrêmement sophistiqués. L’auto-censure anticipe la censure, c’est-à-dire le caviardage d’un texte ou le remontage d’un film, voir son interdiction pure et simple dans l’espace public, mais elle fait plus que ça : elle peut aussi signifier (au sens de mettre en relief) et rendre visible la censure « à venir ». Thomas Chen analyse quelques exemples tirés de la littérature et du cinéma. Je donne ici un extrait très intéressant concernant l’usage de « carrés blancs » inscrits par l’auteur lui-même dans des passages dont il suppose qu’ils ne passeront pas les fourches caudines de la censure. Ces carrés blancs, utilisés par certains auteurs jusqu’en 2009 (avant leur interdiction), incitaient les lecteurs à imaginer ce qui ne pouvait pas être dit explicitement. Dans la réédition du livre de Jia Pingwa, Ruined City (d’abord interdit en 1994, mais publié « sous le manteau » avec des « carrés blancs », puis “autorisé” lors de réédition en 2009), les carrés blancs sont tout bonnement effacés. Mais le chapitre où Thomas Chen évoque ces typographies, qu’il appelle une « orthographe de la censure », est encore plus complexe. Une partie de ce chapitre est la reprise d’un article qui lui avait été demandé par une revue de recherches chinoise. L’article lui-même (portant donc sur d’autres textes censurés) fit l’objet d’une censure du comité de lecture de la revue, sous forme de caviardage.
Le texte que nous lisons aujourd’hui dans son étude, Made in Censorship: The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, publié par une université américaine, rétablit les passages supprimés par les censeurs chinois. Il prend soin toutefois, comme on le verra dans l’extrait ci-dessous, de les encadrer à l’aide d’accolades {}. Évidemment, tous ces passages font allusion aux évènements du 4 juin 1989 à Tianamnen. On appréciera ici la mise en abyme assez typique des régimes de la censure !
Les carrés blancs constituent une orthographe de la censure, non seulement de la suppression mais aussi de la productivité. Avec leur retrait en 2009, {20 ans après Tiananmen}, il est devenu clair que le défi qu’ils posent réside dans leur politique de la possibilité. {Les carrés vierges s’ouvrent non seulement sur un passé éludé, mais aussi sur un avenir qui n’a pas encore été dévoilé.} Remplacer les carrés par des ellipses revient à supprimer la réceptivité des premiers. Ces petits carrés, qui ne mesurent pas plus de quelques millimètres carrés sur la page, sont des fenêtres sur des mondes de significations et de désirs. Et ils ont été fermés, réduits au véritable vide – par opposition au blanc – c’est-à-dire au point noir, non pas parce qu’ils étaient un « symbole et un code allant vers la consommation et le marché » – (la direction imposée par l’État pendant des décennies) – ni parce qu’ils permettaient à l’auteur de se soustraire à la responsabilité de ce qu’il écrivait, mais parce qu’ils appelaient le public lecteur à un réengagement et à une réponse qui n’étaient pas préétablis. Ils évoquaient les innombrables façons possibles de les remplir{, et aussi le passé, en désignant l’espace ouvert d’une place publique sur laquelle les gens s’étaient rassemblés à la fin du printemps, fonctionnant comme des repères visuels ou des signets retenant l’endroit dans les pages de l’histoire}. C’est pourquoi la réédition de 2009 n’est pas tant un relâchement de la censure, ni même une industrie qui l’emporte sur l’idéologie, qu’un reconditionnement de la stratégie visant à façonner le domaine public. {On ne pouvait pas laisser les cases vierges reposer en paix dans la clandestinité. Le livre interdit devait être ramené à la vie, seulement pour être soumis à une autre violence, l’effacement de ses cases étant une reconstitution de ce qui s’est passé une nuit de juin, ces ellipses sans compte comme autant de balles résonnant dans l’obscurité}.
Le projet de Thomas Chen vise donc à re-inscrire une créativité et une inventivité des auteurs sous régime de censure, plutôt que de penser uniquement la censure comme « régime de suppression ». Les censeurs eux-mêmes peuvent faire preuve de créativité, en produisant des œuvres et des narratifs de propagande — c’est là un fait bien connu dans les régimes autoritaires (mais les démocratie n’en sont pas exemptes !). Mais la société civile, à commencer par les auteurs, fait également appel à des procédures sophistiquées qui peuvent être assimilées à de véritables « styles » – cela va, surtout sur le réseau internet, jusqu’à l’invention de langages codés, de messages cryptés. Mieux encore, le public auquel s’adresse ces textes ou ces films devient lui-même ce que Thomas Chen appelle un « public censuré », dans sa dimension positive si l’on peut parler ainsi, capable d’interpréter des signes complexes, de décrypter des messages codés, et d’y réagir en utilisant à son tour des artifices linguistiques de ce type. Les deux extraits suivants donnent un bon aperçu de cette collaboration des auteurs et des publics, et des interactions sur le net sous le régime de la censure chinoise, que Thomas Chen décrit comme un « atelier ».
Extrait 1 : p.151 (l’atelier de la censure)
Au lieu d’examiner ce que la censure efface et comment elle le fait, j’examine ce que la combinaison de la censure chinoise et de l’internet produit. L’accent n’est pas mis sur les techniques de résistance (alphabet romain, jeux de mots, etc.), mais sur le type de production. Les net-citoyens (netizens) persistent à faire connaître le SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère), en trouvant des moyens toujours plus créatifs de le faire. Leur codage ne fonctionne peut-être pas contre les censeurs individuels, mais il oblige précisément la production de la censure à devenir, au moins en partie, manuelle. Nous commençons à réaliser à quel point l’apport humain, à l’ère de la génération algorithmique, est nécessaire des deux côtés. Le scanner ne peut pas remplacer l’œil. Qui plus est, ni l’œil du net-citoyen (netizens) , ni l’œil du censeur ne sont « non enseignés », ou « non éduqués » aux méthodes de décryptage. Le codage et le décodage font l’objet d’une expérience commune. Ils ne s’enseignent pas directement, mais ils présupposent une intelligibilité publique des pratiques d’écriture et de lecture transmises à travers les âges. La collaboration est donc de nature synchronique et diachronique, s’appuyant à la fois sur le partage du présent et sur le partage du passé. Les fins diffèrent mais les moyens sont les mêmes, chacun – censeurs compris – apprenant et s’enrichissant mutuellement tout au long du processus de production.
Ce processus peut être conçu en termes d’« atelier ». L’atelier présente au moins trois caractéristiques : la participation, le travail créatif et l’expérience. Premièrement, la production peut commencer avec un individu, mais elle prend rapidement un caractère ouvert, impliquant les lecteurs (et les spectateurs) d’une manière qui brouille les frontières entre le créateur et le public. Deuxièmement, bien qu’elle ait lieu en ligne, la production n’est pas seulement le produit d’algorithmes, de robots et de l’apprentissage automatique. Des êtres humains sont activement derrière chaque acte, déployant leur ingéniosité et leur créativité. Enfin, la production repose sur l’expérience, l’action n’étant pas seulement affinée par les connaissances passées transmises collectivement, mais indiquant également la voie à suivre pour les participants. Ces trois attributs découlent à la fois de la censure et de l’internet. Grâce à ce dernier, les « barrières à l’entrée » dans le discours public n’ont jamais été aussi basses en Chine. Avec l’augmentation de l’accès en ligne, de plus en plus de personnes « publient » (textes, images, vidéos) et participent publiquement (en commentant, en transférant, en « aimant ») et, par conséquent, forment potentiellement des publics. Cette popularisation sans précédent de la création publique donne lieu à une popularisation sans précédent de l’expérience de la censure. Il ne s’agit pas de prétendre que la censure est devenue plus totalisante que jamais. C’est précisément parce qu’elle l’est beaucoup moins que pendant la période du haut socialisme qu’elle est d’autant plus ouverte à l’expérience. Dans la période postsocialiste et avant l’ère numérique, ne pas être publié pouvait être attribué aux barrières « naturelles » du mérite et du marché. Aujourd’hui, quand une publication en ligne est supprimée, c’est la censure (et non l’économie ou l’esthétique) qui est pointée du doigt. Un public se développe : le public censuré.
Extrait 2 : p. 157 (on suit les productions du bloggeur Hu Jintao)
Au milieu de l’année suivante, Hu Jintao fustige le silence imposé sur un autre événement mondial : « Yeemen, Yeegypt, Twonisia, Libbya, Cyria… ces nations qui ne sont pas souvent de notre ressort – en une seule nuit, elles ont fait paraître ce grand pays si misérable, ont terrifié une certaine puissance, au point qu’elle ne peut pas prononcer leurs noms. » Il fait ici référence au Printemps arabe, la série de manifestations révolutionnaires et de guerres civiles qui ont éclaté dans le monde arabe à partir de décembre 2010. Le jeu de mots auquel Hu Jintao recourt présente le témoignage visuel de ce qu’il atteste. Un mois plus tôt, il commentait déjà en code l’entrée « lby ». Lorsqu’un visiteur demande ce que signifie « lby », quelqu’un donne une réponse plus déchiffrable : « Li%by%a% ». Un autre blogueur, en revanche, propose une réflexion sur ce va-et-vient : « On peut dire entre les lignes de M. Hu que ce texte (qui ne contient qu’un certain nombre de mots) a subi de nombreux cycles de « protection » – des changements et des combinaisons incessants – afin de rester ici, et il est donc secret et abscons, comme une énigme que les gens doivent deviner. » Le blogueur reconnaît que cette forme d’écriture n’est que le résultat d’une expérience laborieuse. Mais le résultat risque de devenir « secret et abscons » jusqu’à l’incompréhension et l’incommunicabilité. Ce danger, toujours présent, appelle une réponse collective qui allie l’élucidation à l’ingéniosité.
L’autre camp est également un collectif, composé de censeurs du Parti-État et d’administrateurs web « internes » qui surveillent leurs propres sites. Hu fait précéder ses commentaires sur la révolution libyenne dans l’entrée ci-dessus d’un défi lancé à ces derniers : « Administrateurs web de Sina, vous avez travaillé dur ; je vous ai déjà fait travailler longtemps. En voici un autre ; continuez à travailler. L’histoire se souviendra de vous ». Ils ont dû faire des heures supplémentaires le Noël précédent : l’entrée “Le beau cadeau de Noël que m’ont offert les administrateurs web de Sina” contient une image de la suppression d’un essai posté deux ans plus tôt. Un blogueur anonyme ajoute : « Bonne année, administrateurs web ! Je vous souhaite de gagner plus et de travailler moins en cette nouvelle année. Soyez malins : quand quelqu’un vérifie, bloquez des choses ; quand cette personne s’en va, rétablissez tout. À l’avenir, nous vous reconnaîtrons certainement comme des héros sur le ‘front invisible’ ». La remarque est peut-être une plaisanterie, mais contrairement à celle de Hu Fayun, cette adresse directe lance un appel. Le message généré automatiquement après chaque suppression est le suivant : « Cher ami du blog Sina : Votre article “-” a été supprimé par l’administrateur. Nous regrettons profondément le désagrément qui vous a été causé ». Dans la section des commentaires d’un autre article, un autre posteur anonyme fait même preuve d’empathie : « La conduite des administrateurs du site est compréhensible, car c’est leur travail. Leurs excuses signifient qu’ils savent eux aussi que ce qu’ils font est mal, mais qu’ils ne peuvent qu’obéir aux ordres venus d’en haut ». C’est un point que Hu apprécie beaucoup. Dans un article publié en août 2008, il n’a blâmé personne après que son interview a été déformée dans un journal.Fondamentalement, il ne s’agit pas du problème d’un journaliste en particulier, ni même de celui du rédacteur en chef ou de l’éditeur décisionnaire, mais du problème de notre institution de la presse. Depuis de nombreuses années, nos journaux ne rendent pas compte de la réalité digne d’intérêt, mais poursuivent plutôt les objectifs de propagande imposés par certains ministères ou certaines personnes. Sous cette institution de la presse, nos nombreux journalistes qui aimaient et respectaient le journalisme sont en fin de compte « contraints à la prostitution ».
Je propose ci-dessous deux autres extraits (tirés de la conclusion), qui, je l’espère, vous donneront envie de lire cette fascinante étude. J’ajoute quelques réflexions tirées de mes propres recherches sur la censure, notamment dans la Russie communiste et post-communiste (sous le régime actuel de Vladimir Poutine). J’avais déjà évoqué dans un compte-rendu « Le théâtre aux bons désirs de Staline« , la récente et monumentale étude de Laurence Senelick et Sergei Ostrovsky, The Soviet Theater, (Yale University Press, 2024), qui réunit une documentation inédite qui permet de décrire les contorsions, les hésitations, les incertitudes, des auteurs et des metteurs en scène, voire des comédiens, qui, persistent à écrire et jouer du théâtre, malgré et « avec » la censure. Censure à géométrie variable selon les périodes, mais absolument délirante notamment sous Staline, qui, par malheur pour les gens de théâtre s’était épris de cette forme de d’expression (et la régulait au gré de ses humeurs, avec les conséquences parfois tragiques pour celles et ceux qui lui déplaisaient).
La Russie contemporaine vaut bien, de ce point de vue, la période Soviétique. Il est certes périlleux d’évoquer en Chine les exactions raciales dont le régime se rend coupable dans le Xinjiang auprès des Ouïghours, ou les politiques de génocide culturel au Tibet. Mais sous le régime autocratique de Vladimir Poutine, s’opposer à la guerre en Ukraine ou dénoncer la figure du dictateur vous vaudra automatiquement une arrestation et un emprisonnement – et l’on sait que certains blogueurs ou opposants « se suicident en se jetant par la fenêtre ». Pour autant la création littéraire, musicale, ou cinématographique continue d’exister. Je pense à l’œuvre de Vladimir Sorokine, auteur qui n’est pas tendre avec le dictateur russe, notamment son chef-d’œuvre intitulé Roman, dont j’ai parlé ailleurs sur ce blog, récit qui semble rendre hommage à la grande histoire de la littérature russe (l’action se situe au XIXè siècle) mais qui, d’une manière absolument géniale et terrifiante, dégénère dans les 100 dernières pages, laissant surgir une histoire de la violence qu’il considère comme consubstantielle à l’histoire russe. Depuis son exil à Berlin, il déclarait en « Un écrivain russe a deux possibilités : soit avoir peur, soit écrire. Moi, j’écris. ».
Dans le monde contemporain, il existe désormais plus de régimes autoritaires que de démocraties où la libre expression est (plus ou moins) permise. Dans les premiers sévit une censure à géométrie variable, et donc s’inventent autant de créateurs et de lecteurs/spectateurs, de publics censurés. La production sous le régime de la censure (ou la « production censurée ») n’est donc pas tant l’exception que la règle. Puisque c’est dans l’actualité, je signale qu’en Azerbaidjan, où se tient en ce moment la COP 29, les opposants, chercheurs, poètes, écrivains, etc… ont été pour la plupart arrêtés avant la tenue de l’évènement international. Et il est difficile de ne pas penser aux menaces qui pèsent sur celles et ceux qui osent prendre parti pour les Palestiniens actuellement, parler de génocide, même dans les régimes démocratiques – il est vrai que cette menace concerne uniquement pour le moment les personnalités les plus connues (notamment les opposants politiques). Inversement, il ne semble pas que tenir des propos explicitement racistes soit susceptible de vous causer beaucoup de tracas. Dernière remarque à ce sujet : il est possible que sous le deuxième mandat de Donald Trump, le régime de censure se durcisse énormément aux États-Unis : beaucoup de chercheurs, notamment dans les Critical Studies, s’en inquiètent sérieusement.
Destin de la mémoire et de l’oubli sous la censure (p.168)
Le 21 février 2020, M. Yan a donné une conférence en ligne à des étudiants de troisième cycle de l’université Renmin de Chine, à Pékin, et de l’université des sciences et technologies de Hong Kong. Dans sa conférence, intitulée « Après la pandémie, devenons des êtres humains dotés de mémoire », M. Yan exhorte son auditoire à avoir de la mémoire, c’est-à-dire la capacité de se souvenir. La mémoire, dans ce sens, sert de terreau aux mémoires au pluriel. Comme Fang Fang précédemment, Yan observe une tendance : parce que le nombre de cas de COVID-19 en Chine diminue, les « gongs et tambours de célébration » ont déjà commencé à retentir, ainsi que les chants de victoire en hommage à la grandeur et à la sagesse, suscités d’en haut. Pourtant, il s’oppose à ce courant et pose plutôt la question suivante : pourquoi les catastrophes causées par l’homme s’abattent-elles encore et toujours sur le peuple chinois ? Parce que les mémoires individuelles, affirme Yan, sont programmées, remplacées et effacées. Les gens n’oublient pas seulement ce qu’on leur dit d’oublier, mais ils se souviennent aussi de ce qu’on leur dit de se rappeler. Ils ne se taisent pas seulement quand on leur dit de se taire, mais ils chantent aussi quand on leur dit de chanter. Bref, ils sont enjoints, au double sens du terme.Le prohibitif est lié au propagatif. À la mémoire individuelle se substitue la mémoire nationale, que Yan conçoit non pas comme un lien organique entre un peuple, mais comme un compte-rendu manucuré qui élimine impitoyablement les souvenirs alternatifs du passé. C’est pourquoi, dix-sept ans après l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de 2002-2003 dans le sud de la Chine (décrite dans le roman Such Is This World@sars.come de Hu Fayun et analysée au chapitre 4), la tragédie est rejouée sous la forme d’un nouveau coronavirus. Si cette tragédie est rejouée, qui en est le réalisateur ? Quelles sont les conditions de cette production ? Yan déclare explicitement qu’il ne faut pas s’interroger sur l’identité du metteur en scène. Il s’intéresse plutôt aux acteurs, ceux qui « emploient des tons purs et lyriques de la nation en lisant, en récitant et en répétant ». Ce ton nous est familier car, dans La Fugue de la mort de Sheng, nous avons rencontré un tel orateur, Jiawan, qui, au lendemain de ce que l’on a appelé l’Incident de la Tour – une allégorie de Tiananmen – a écrit des « paroles faisant l’éloge de l’appareil politique », ce qui lui a valu la gloire et la fortune.
Conclusion : extra-territorialité de la censure :
Même dans mon propre cas, l’extraterritorialité de la censure est évidente. Lorsque j’ai commencé mes études supérieures, des universitaires chevronnés m’ont déconseillé – avec les meilleures intentions du monde – d’écrire sur la censure chinoise, et encore moins sur la censure liée à Tiananmen, à un stade aussi précoce de ma carrière. Pourquoi ? Parce qu’en Chine, des portes qui auraient pu être ouvertes se seraient refermées sur moi. Pas d’invitations à des conférences. Pas d’attribution de bourses. Quelles que soient leurs convictions personnelles, les universitaires hésiteraient à collaborer avec moi. Je pourrais même me voir refuser mon visa, ce qui, pour un jeune chercheur, porterait un coup sévère à la recherche. Ces répercussions ne doivent pas être comprises uniquement dans un sens répressif. Elles constituent une force formatrice, déterminante pour les programmes de recherche des jeunes chercheurs, les orientant vers des sujets « apolitiques » ou d’une politique agréable ou indifférente au régime, s’éloignant des sujets non pas parce qu’ils sont sans importance ou usés, mais précisément parce qu’ils sont encore « sensibles ». Tels sont les effets réels de la censure d’État, qui non seulement façonne le domaine public chinois, mais empiète également sur l’académie américaine. En même temps, je sais que la censure orientale est un produit populaire en Occident, où je me trouve. Les récits de la répression chinoise, le genre littéraire auquel ce livre semble appartenir, trouvent ici un public réceptif, surtout en période de tensions géopolitiques. De plus, la critique de la censure chinoise est doublement productive pour l’universitaire américain que je suis. Tout d’abord, à l’instar de la figure de l’artiste opportuniste évoquée au chapitre 3, je capitalise moi aussi sur le fétichisme de la censure sur le plan professionnel. Deuxièmement, je profite du fait que mes collègues de Chine continentale ne sont pas en mesure d’écrire sur ce sujet, ce qui laisse un vide dans la recherche que je peux alors combler.
Telle est ma position. D’une part, sous la pression des conséquences de ma décision de recherche, d’autre part, exposée à la critique du bonimenteur académique. Mais c’est justement cette position qui me permet de me lancer dans cette entreprise. Je suis donc tenu par obligation de ne pas représenter mes collègues chinois ni de parler en leur nom, mais d’éviter de leur renvoyer la balle. S’ils ne peuvent pas s’atteler à ce projet, et si je le repousse aussi, nous résignons-nous au régime de la censure, qui n’implique pas seulement la suppression d’articles ou de paragraphes, ou l’interdiction de livres et de films, mais aussi le caviardage de l’histoire, le façonnage de la mémoire, le modelage du public ?Je suis loin. Mais les publics que je m’efforce d’assembler ne sont précisément pas fondés sur la présence physique. La littérature et les films sur lesquels je me suis concentrée dans ce livre cartographient le terrain de la contestation dans le temps et dans l’espace. Ils pointent vers un avenir où le mouvement de Tiananmen peut être reconfiguré là où se trouve la Chine. Bien qu’émergeant de contextes de censure, ils montrent que la création publique est en cours, qu’elle change avec le temps et qu’elle est compliquée par la multiplicité des médias. Ils contestent le « pas ici » et le « jamais ». Les frontières sont poreuses dans les deux sens. Tout comme la censure de l’État chinois peut être exportée, je transmets mes recherches à des adresses en Chine. Les habitants de ce pays et moi-même partageons au moins un espoir commun : récupérer une place publique pour le public. Cette fraternité nous lie dans un cercle qui, s’élargissant vers l’extérieur, trace une spirale orientée vers un nouvel horizon.