Ce volume de Laurence Senelick et Sergei Ostrovsky, The Soviet Theater, paru aux Yale University Press, est passionnant (je m’y suis plongé dans le cadre de mes recherches préalables pour mon prochain « anti-roman »). Les auteurs ont collecté une masse faramineuse de documents (les Soviets étaient attachés, en partie en raison de leur tendance hyper-bureaucratique, à la conservation de tout les écrits et notes produits par l’appareil étatique) jusqu’ici difficilement accessibles aux chercheuses et chercheurs qui ne lisent pas le russe.
La période Stalinienne, concernant le théâtre, relève quasiment de la littérature de l’absurde. Le dictateur se voulait omnipotent, et il n’était pas loin de l’être, et, directement ou indirectement, la quasi-totalité de la production culturelle devait être soumise à son examen. Les artistes, quel que soit leur domaine d’exercice, sont sommés de devenir des « ingénieurs de l’âme », consacrant leurs efforts à l’édification des esprits russes et la réalisation du communisme. De facto, la grande majorité n’a d’autre choix que de se transformer en bureaucrates au service de l’appareil d’État et sa propagande.
Pour le grand malheur des auteurs, metteurs en scène et comédiens, il se trouve que Staline adorait le théâtre. Et qu’il ne relâcha jamais sa vigilance sur la production théâtrale : le prix Staline décerné chaque année récompensait la production qui lui agréait le mieux et suggérait (le mot est faible) les règles à suivre pour l’année suivante. Il y eut même un moment où les auteurs s’efforçaient d’écrire des textes mettant en scène le leader lui-même : difficile d’écrire avec moins de pression, quand on sait le nombre d’écrivain, de directeurs de théâtre et de comédiens, qui, pour avoir déplu au pouvoir, furent envoyés dans les camps en Sibérie.
Au-delà de cette farce continuelle, à la fois comique et tragique, très kafkaïenne, ce qui me touche beaucoup dans ces témoignages et documents, c’est qu’on y découvre un grand nombre d’artistes qui, bon an mal an, se sont pliés au règles – extrêmement changeantes et versatiles du reste, ce qui rendait leur destin fort incertain. Ils ne sont pas des héros ni des héroïnes. Certain.e.s tirèrent profit de la situation, tant qu’ils avaient la faveur de Staline et ses sbires, accédant à des positions sociales et économiques très avantageuses, d’autres moins. Mais rien n’est jamais acquis : le vent peut tourner, au gré de l’arbitraire humeur des gouvernants – Staline étant de ce point de vue parfaitement imprévisible et pour cette raison terrifiant. Le prix à payer est une vie vécue dans une angoisse permanente, une paranoia quotidienne : du jour au lendemain, l’état de grâce peut se transformer en condamnation définitive (sous l’accusation sempiternelle de « western-bourgeoisisme », de « formalisme », d’ « anti-patriotisme », et j’en passe).
L’histoire de ces anti-héros et anti-héroïnes se décline en contorsions, en hésitations, en incertitudes : il faut impérativement suivre la ligne, laquelle n’est jamais claire et peut changer sans crier gare. Même les critiques littéraires peuvent se voir du jour au lendemain répudiés pour avoir décrété qu’une pièce était médiocre (ce qui était évidemment le cas de la plus grande partie de la production théâtrale « patriotique » écrite sous la férule stalinienne), si le monarque la trouvait à son goût. Parfois, la répudiation pour des motifs esthétiques ou politiques n’est qu’un prétexte pour nettoyer le milieu des indésirables : le tournant antisémite de Staline est bien connu, et, sous l’appellation de « cosmopolites sans nation », les gens de théâtre, y compris les critiques, comme dans l’extrait ci-dessous, sont l’objet d’une purge qui ne cessera qu’à la mort de Staline :
« L’année 1949 arrive. Elle commence par des articles dans l’Art soviétique, un article intitulé « L’esprit du parti bolcheviste est la base du travail créatif des dramaturges et des critiques ». Quinze jours plus tard, le 28 janvier, un article est publié dans la Pravda, tel un coup de feu tiré d’une arme de gros calibre : « A propos d’un certain groupe antipatriotique de critiques de théâtre ». Dans la journée, une deuxième voix s’est fait entendre, celle du journal Culture et Vie. Les trois articles, non signés, se voulaient des directives. Une série de directives.
On peut supposer que Staline a participé à la rédaction de l’article de la Pravda en raison du ton libre et facile, du choix des insultes et de l’absence de tout sens du style
(…)
Dans la Pravda, on entendit pour la première fois le terme explicite de « cosmopolites sans nation ». C’est ainsi qu’est née une étiquette toute faite qui pouvait être immédiatement appliquée à chaque critique « à écraser ». La plupart d’entre eux « se trouvaient être » juifs. Le fait que la liste des nouvelles victimes comprenne un seul Arménien et un seul Russe ne peut tromper personne : le génocide contre l’intelligentsia créative va de pair avec l’allumage de l’antisémitisme. Staline est resté fidèle à ce « principe » jusqu’à la fin. »