Govt to ban over 3m farmers from selling vegetables in Kenya
(un article de George Munune pour FarmBizAfrica.com)
C’est ahurissant, purement dystopique. Il s’agit ni plus ni moins que de supprimer en totalité le tissu de petits producteurs et des fermes paysannes au Kenya. William Ruto, le président, est une sorte de Milei africain et il est lui-même un grand propriétaire terrien (il connaît donc son affaire, on peut dire de manière cynique).
Il abandonne aux grandes firmes agro-alimentaires l’exclusivité absolue de toute la production agricole et horticole (pour ceux qui l’ignorent, le Kenya est un des plus gros producteurs de fleurs, lesquelles sont exportées notamment aux Pays-Bas et revendues ensuite dans toute l’Europe).
Et, en les noyant sous un océan de normes absurdes, de technicité et de jargon, de supprimer tous les petits producteurs locaux (je traduis et cite 🙂
« Les règles obligatoires, que le gouvernement a déclaré être « ancrées dans la loi », signifieront que seuls les grands agriculteurs, les entreprises et les importateurs seront autorisés à fournir des fruits et des légumes au Kenya, tout commerçant achetant des fruits et des légumes à des agriculteurs non certifiés s’exposant à de lourdes sanctions.
Les sanctions s’appliqueront aux intermédiaires, aux distributeurs, aux transformateurs ou à tout acheteur direct qui achète des fruits et légumes à un agriculteur qui n’a pas été certifié comme ayant mis en œuvre la norme kenyane KS1758 de 55 pages, obligatoire. »
On a déjà vu dans l’histoire des politiques de destruction délibérée de la petite paysannerie : l’exemple qui vient à l’esprit est bien entendu la collectivisation des fermes dans les régimes communistes – sauf qu’il n’était pas question de confier la production, bien au contraire, à quelques conglomérats privés ! On pense aussi aux politiques agricoles coloniales, et même aux plantations esclavagistes. Autre tragédie vécue par les paysans du « global south », leur soumission aux multinationales des semences et OGM : le cas de l’Inde est célèbre et très documenté, notamment grâce aux travaux et activités militantes de Vandana Shiva. Mais là encore, les producteurs restaient propriétaires, la plupart du temps, s’ils parvenaient à survivre, de leur ferme (je n’oublie pas cependant le taux de suicide effarant des agriculteurs pieds et mains liés à ces fournisseurs criminels, en Inde et ailleurs). En Chine, on sait comment l’exode rural, orchestrée par le gouvernement, a servi à alimenter les villes portuaires, devenues les usines du monde, en main d’œuvre corvéable à merci et privée de tous droits.
Mais là, ça va beaucoup plus loin – ce qui n’est pas peu dire.
L’objectif paraît évident :
1. Le Kenya vend la totalité de son marché alimentaire (et horticole), de la production au consommateur, à quelques acteurs privés surpuissants. Il verrouille toute la filière de manière à la réserver à quelques supers producteurs, lesquels s’enrichiront fabuleusement, comme on l’imagine.
2. Ces derniers pourront s’accaparer pour presque rien les terres rendues disponibles (c’est-à-dire : la totalité des terres : cela s’appelle vendre un pays entier non ? Pour de plus en plus de gouvernements dans le monde, organiser littéralement l’accaparement des terres, brader leurs territoires, pour satisfaire l’avidité des entreprises étrangères, extractives ou agricoles, est devenu un sport national.)
3. Les anciens paysans seront ou bien re-embauchés en tant qu’ouvrier.eres agricoles par ces géants de l’agro-industrie (qui pourront certainement être redécorés aux couleurs du greenwashing pour l’exportation européenne)
4. ou bien ils/elles iront grossir le précariat qui s’amasse autour des grandes villes, servant de main d’œuvre à bas prix pour les entreprises – par exemple, autour de la Silicon Valley kenyanne :
5. ou bien encore, les femmes, notamment, seront incitées à aller travailler dans la domesticité (avec tout ce que cela suppose d’exploitation, y compris sexuelle) dans les sinistres pays du Golfe.
La seule chose qui paraît certaine, c’est que tout cela va finir dans un bain de sang. Parce qu’il s’agit d’une lutte pour la survie. Et parce que la mise en place de ces lois délirantes induiront immanquablement l’emploi de la force militaire et le déchaînement de la violence de l’État.
PS : Puisque j’ai parlé d’horticulture au Kenya, un marché extrêmement lucratif (et catastrophique sur le plan environnemental), je saisis l’occasion de vous renvoyer au passionnant chapitre que le regretté Arjen Y. Hoekstra a consacré à cette question dans son livre si important (il est absurde qu’il n’ait pas été traduit en français d’ailleurs), The Water Footprint of Modern Consumer Society (2019).
(le commerce des fleurs est un peu comme celui du sucre : un mélange de douceur et de violence n’est-ce pas ?)
Voilà une traduction rapide de la conclusion de ce chapitre de Hoekstra. Elle date de 2016-2019. La “solution” préconisée par Ruto et ses sbires est évidemment diamétralement opposée à celle qu’évoquait le chercheur néerlandais :
Intégrer la durabilité dans le développement économique
Les fleurs coupées constituent un secteur d’exportation important au Kenya. Outre leur contribution au produit intérieur brut et aux recettes en devises, les exploitations commerciales fournissent des emplois, des logements, des écoles et des hôpitaux, gratuitement aux employés et à leurs familles. La perte du secteur des fleurs coupées serait une tragédie économique et sociale pour le Kenya et la région du lac Naivasha en particulier. D’autre part, le traitement du lac Naivasha comme une ressource commune gratuite se fera au détriment de la durabilité du lac et de l’image de marque des exploitations agricoles commerciales. C’est pourquoi une gestion durable des ressources en eau du bassin du lac Naivasha est nécessaire. Il faudra décider de la baisse maximale admissible du niveau du lac à la suite des prélèvements d’eau et de l’empreinte maximale admissible des eaux bleues et grises dans le bassin. La tarification de l’eau à son coût marginal total est importante, mais probablement difficile à réaliser dans les conditions actuelles et futures du Kenya. L’alternative d’une prime à la durabilité de l’eau pour les fleurs vendues au détail pourrait être plus efficace. Elle permettra de générer un fonds plus important que celui obtenu par la tarification locale de l’eau, fonds qui pourra être utilisé pour financer une meilleure gestion des bassins versants et des mesures visant à réduire l’empreinte des eaux bleues et grises dans le bassin du lac Naivasha. En outre, cela permettrait de sensibiliser les consommateurs à la valeur de l’eau. Le mécanisme d’une prime à la durabilité de l’eau réduira le risque que le Kenya perde son commerce de fleurs à long terme. En outre, il est juste de faire payer les consommateurs ; dans la situation actuelle, les consommateurs étrangers de fleurs coupées bénéficient de l’avantage mais ne couvrent pas le coût environnemental des fleurs. La prime à la durabilité de l’eau peut améliorer l’image écologique des exploitations commerciales qui y participent et augmenter les chances sur le marché des produits durables. La mise en œuvre effective de cette idée dépend de l’engagement de toutes les parties prenantes : le gouvernement kenyan, les organisations de la société civile, les agriculteurs, les négociants, les détaillants et les consommateurs. Pour réussir, il faut également une procédure de certification clairement définie et un arrangement institutionnel pour le flux de fonds afin de garantir que les investissements appropriés sont faits pour rendre durable l’utilisation de l’eau dans le bassin.