LA GAUCHE ET LES CLASSES POPULAIRES (épisode 125)

C’est un thème battu et rabattu depuis au moins deux décennies : la gauche a perdu sa relation privilégiée avec les « classes populaires » ET (j’insiste) leur soutien : ça n’est pas tout à fait la même chose. On peut rester au contact, « en relation », mais perdre le soutien, ne plus susciter l’adhésion (l’inverse est moins vrai, mais il est assez flagrant que les gouvernances de gauche, notamment le PS au pouvoir, ont lâché à un moment les « classes populaires », et ce de manière, dit-on, délibérée)

L’épisode récent du clash entre Ruffin et le NFP me paraît très intéressant de ce point de vue.

Tel que je vois les choses, de manière très grossière, Ruffin revendique de renouer avec les « classes populaires » (les guillemets s’imposent) censément perdues par la gauche – constat qui ne fait guère de doute, même s’il est à nuancer comme on le verra. Il prend sur lui de les « écouter », et, plus encore, de se faire le porte-parole de leurs revendications. Ce faisant, il s’oppose au NFP, y compris à LFI, auquel il reproche de s’en tenir à un public conquis d’avance : on va dire, très vite, et très caricaturalement, les « bobos écolos néoruraux urbains gentrifiés branchés sur des vélos électriques multiculturalistes ». Il n’a sans doute pas tout à fait tort, mais il néglige tout de même le fait que, parmi les députés, notamment chez LFI, on trouve aussi des activistes de la classe ouvrière ou précarisés. On pourrait rétorquer à Ruffin que les zones périphériques de la Picardie délaissées par les services publics ne représentent qu’un échantillon fort restreint des « classes populaires », et ne rend certainement pas compte de ce qui peut être entendu comme « populaire » dans d’autres régions, ou d’autres quartiers des grandes villes, etc. Il y a des gens très cultivés parmi les précarisés, mais aussi des « pauvres » viscéralement attachés à l’idée de solidarité, qui ont en horreur l’idée même de racisme (et qui sont parfois eux-mêmes « racisés ») et qui sont extrêmement préoccupés par les questions environnementales et climatiques, voire adeptes de la décroissance.

Un des problèmes que pose cette revendication de Ruffin (« Je suis à l’écoute de ce que me disent « les classes populaires » que vous, les partis de gauche, continuez d’ignorer »), c’est qu’il ne se contente pas de les écouter, il relaie leurs messages et s’en fait le porte-parole. Or, ce message, et ça ne date pas d’hier, n’a plus grand-chose à voir avec un message de gauche. Les principes, à mon sens absolument cruciaux, de « solidarité », et plus encore, de « fraternité » ont laissé la place depuis longtemps à des narratifs individualistes et pour tout dire, franchement racistes : l’intérêt de ces « classes populaires-là » pour le discours de l’extrême droite ne fait aucun doute, et je maintiens qu’il s’agit là d’une adhésion consciente et assumée – cessons de prendre les gens pour des imbéciles passifs, influencés et modelés par les médias et les discours d’un Parti, fut-il le RN. La xénophobie et la recherche d’un bouc émissaire sont présentes dans toutes les sociétés européennes depuis des lustres, sinon, vous pouvez être certains que le vingtième siècle n’aurait pas été ce qu’il fut.

Or, ce point-là est symptomatique de la période où nous sommes et il est en réalité, en partie (car il existe d’autres causes) la conséquence de ce que je rappelais au début de ce texte : le fait que la gauche ait perdu sa relation privilégiée avec les « classes populaires ». Donc, ce n’est pas, contrairement à ce que semble penser Ruffin avec sa candeur coutumière, un phénomène qui date de la semaine dernière, mais le résultat d’un lent et complexe processus, d’une histoire donc. L’extension du précariat, au détriment du prolétariat, l’affaiblissement spectaculaire des forces syndicales, l’avènement irrésistible de l’individu égoïste néolibéral, le culte de la performance et de la valeur travail, etc. Oui, les partis de gauche, trop occupés à se crêper le chignon pour accéder au pouvoir, se sont montrés incapables de résister au succès de l’anthropologie néolibérale, faute de prendre le temps de lire les innombrables analyses qui furent pourtant publiées sur le sujet, et surtout d’imaginer, tant qu’il était encore temps, des stratégies pour reprendre la main et s’opposer à l’idéologie de l’ennemi. Le NFP actuel est sans doute ce qui s’éloigne le moins d’une lecture critique du néolibéralisme si l’on prend les programmes des partis de gauche ces 20 dernières années, mais il est tard, et je le crains : trop tard. L’idéologie néolibérale a saturé une bonne part de nos imaginaires, même à gauche, et il faudrait défaire avant que de bâtir un horizon alternatif – ce qui n’est pas une mince affaire.

Tous les militants ou les membres des réseaux associatifs témoigneront de cette expérience : on finit toujours, un jour ou l’autre, par être entraîné dans une discussion avec des personnes dont on se pensait pourtant proche, et qui finissent par dériver vers des tendances explicitement racistes, individualistes ou anti-écologistes. Le mouvement des Gilets Jaunes représentent à mon avis un cas typique de ce genre de confusion, mais aussi les dernières manifestations pour les retraites, et beaucoup de revendications aux portes des usines également : combien de manifestants ont fini par voter (ou votaient déjà) pour le RN ? (et, concernant les retraites, je doute fort que le sentiment de solidarité avec les plus pauvres et les étrangers ait été un thème dominant dans les cortèges : beaucoup trouvaient leur motivation dans la défense de leur intérêt personnel, sans aucun souci de solidarité – voire pire : « il faut que ces jeunes fainéants travaillent pour payer ma retraite », cela s’entendait très bien aussi dans les cortèges.)

Pour ouvrir une éventuelle discussion , on pourrait se demander comment regagner le chemin perdu ? Si l’on considère, et c’est d’ailleurs mon cas, que la gauche a atteint son « plafond de verre » électoral (environ un tiers des votants), il n’y a pas d’autre choix que d’élargir la troupe des sympathisants. On peut espérer que les plus jeunes se tournent vers la gauche : mais si les étudiants fournissent en général un contingent solide, il n’en va pas du tout de même de cette autre partie de la jeunesse, largement majoritaire, qui, semble-t-il, ou bien est indifférente aux enjeux politiques (phénomène d’abstention des jeunes précaires notamment, qu’on observe un peu partout dans le monde, le Japon étant un exemple très frappant), ou bien est tentée par l’extrême-droite (ne parlons pas des héritiers de la classe bourgeoise dont le nombre, comme on le sait, est inversement proportionnel au pouvoir dont ils disposeront un jour, et qui voteront de toutes façons à droite). Quant à cette partie des « classes populaires » qui adhère aux idées d’extrême droite et vient de voter massivement pour le RN à plusieurs reprises, peut-on sérieusement espérer la convertir aux valeurs de gauche, alors même qu’en réalité, elle les détestent : comment voulez-vous déloger de l’esprit de ces personnes l’idée que l’origine de tous leurs maux vient des racisés, des écologistes, des chômeurs et bénéficiaires d’aides sociales ?

Ce n’est certes pas un phénomène franco-français, il est a minima européen, et il ne date pas d’hier mais, globalement, en Europe, des années 80. Et l’histoire des gauches européennes n’est pas exempte de tendances xénophobes, sans parler de l’adhésion au dogme de la croissance et du productivisme, encore bien présente dans une partie du NFP aujourd’hui (je ne préfère pas creuser la question avec un Fabien Roussel par exemple). Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que revienne sous une forme ou sous une autre sur le devant de la scène un mouvement nationaliste et populiste « social », xénophobe et anti-écologiste – poussant sur un terrain que les partis d’extrême droite ont investi avec succès depuis une vingtaine d’années.

Cet épisode conflictuel donc, aussi anecdotique qu’il soit, entre Ruffin et le NFP, renvoie à mon sens à un problème assez sérieux, et dramatique, et nous rappelle, s’il en était besoin, combien les gauches sont éloignées du pouvoir (en France en tous cas).