L’Abbé Pierre est un cas cliniquement “pur” (et je n’emploie pas le mot « pureté », central dans l’histoire de cette occultation, au hasard) de pervers sexuel confinant au psychopathe, qui aurait pu servir d’illustration à la théorie des pulsions de Freud. Pour ceux qui connaissent, il s’agit bel et bien d’ « organisation » perverse de la personnalité (et pas juste d’une « modalité défensive » perverse, de « solution provisoire » perverse, ou même d’ « aménagement pervers »). Dans la systématicité du comportement de l’abbé, durant toute la durée de sa vie, on est vraiment au-delà de ce qu’on appelle un « défaut du refoulement », la faiblesse du surmoi ou l’excès pulsionnel.
Ce qui est très intéressant dans ce cas, et qui dépasse le cadre d’interprétation purement limité aux relations du sujet avec les objets qui l’entourent, c’est la dimension sociale de cette perversion. Il faut pour que cette machine pulsionnelle prédatrice puisse continuer à fonctionner pendant plus d’un demi-siècle, non seulement la complicité, mais surtout que TOUT UN SYSTÈME SOCIAL s’organise autour de la pathologie de l’abbé. Or, ce système social est bien connu désormais, c’est l’Église (et plus généralement les organisations religieuses). On cache l’abbé, on l’interne en psychiatrie, on le soustrait au monde, on l’assomme avec des médicaments : non pas pour le soigner, mais pour protéger l’institution et le symbole qu’il représente. La ferveur délirante qui accompagne l’Abbé Pierre, repose sur l’occultation pure et simple de sa personnalité : il n’est qu’un produit fabriqué à l’image d’un Saint (et de cet artifice, l’église et ses proches sont parfaitement conscients : ce pourquoi d’ailleurs il n’a jamais été sérieusement question de le béatifier ou le sanctifier). C’est tout une société qui, en réalité, s’organise, sciemment, en adoptant des stratégies qu’on appelle en psychanalyse « négatives » (et qui ne sont pas pathologiques en soi, sinon nous serions tous déments) : le refoulement, le clivage, le déni, la défense maniaque, l’identification projective, etc. Pour qu’un individu persiste sans risque dans cette articulation perverse au monde, il faut que le monde s’en arrange. Avec les révélations d’une ampleur extraordinaire qui se sont succédé ces dernières décennies, il apparaît désormais que le monde, ou les mondes, des Églises s’en est jusqu’à présent arrangé, sans doute parce que le mal était si répandu qu’il n’était guère possible de traiter autrement les malades qui œuvraient en son sein, mais, plus profondément encore, parce qu’elles savaient, ces églises, que ces malades n’étaient en rien des personnalités déviantes ou des cas particuliers, l’exception à la règle, mais bien plutôt le produit inévitable de leur structure même, de l’idéologie sur laquelle elles reposent.
L’obstination délirante de l’Église à conditionner l’exercice du pouvoir en son sein au vœu d’abstinence sexuelle, c’est-à-dire la répression a priori des pulsions dans l’espoir mégalomaniaque de les rediriger, de les sublimer, entièrement au service de Dieu, ne peut que produire ce genre de personnalités perverses – qui consacrent en réalité leur vie non pas tant à servir Dieu qu’à réprimer leurs pulsions. Saint Augustin n’est pas pour rien dans l’incroyable succès de ce fantasme – à cela près qu’avant les révélations qui transformèrent non seulement la vie du jeune africain (hé oui !), mais aussi une bonne partie de l’histoire du monde, l’étudiant s’en donna à cœur joie et à corps perdu à Carthage : « Je vins à Carthage, partout autour de moi bouillonnait à grand fracas la chaudière des amours honteuses. » (pour le dire clairement, l’ambiance était orgiaque et les expériences sexuelles élargies tout autant qu’elles puissent l’être). Il se convertit à 32 ans, mais il avait pris le temps de goûter plus que soif des plaisirs charnels avant de s’en priver délibérément : l’illumination de l’abbé Pierre date de ses 16 ans, époque à laquelle il fait des pieds et des mains pour entrer chez les Franciscains. Son biographe Bernard Violet donne un autre son de cloche : sa décision d’entrer dans la vie religieuse serait une forme de répression brutale, accompagnée de mortifications, de la passion qu’il éprouvait pour un de ses condisciples. Lisez par exemple « Sous le soleil de Satan » de Georges Bernanos pour savoir ce que ce genre de refoulement pulsionnel conjugué à d’improbables élans mystiques peut produire en terme de souffrances psychiques, particulièrement à l’adolescence. Inutile de dire que la longue liste, que dis-je interminable, des agressions sexuelles dans l’Église Catholique s’origine en grande partie dans cette conjonction délirante.
J’ai beaucoup étudié dans une vie antérieure les textes monastiques, notamment ceux produits par les moines cisterciens au Moyen Âge : ce qui m’avait frappé, c’était la conscience très vive que ces moines avaient de l’inévitable présence des pulsions sexuelles au sein de la communauté. dans les règles de vie cistercienne, l’allusion est claire, et fonctionne comme une sorte de hantise : oui, le moine est un être désirant, et tout l’enjeu de la règle, c’est d’orienter les pulsions vers le chemin d’une existence consacrée (régulière). Mais ils étaient extrêmement conscients du risque encourus : d’où leur défiance envers les manifestations les plus spectaculaires de mortification, ou ce qu’on appelle alors l’ « acedia » (qui pourrait être décrite comme une forme de torpeur semblable à ce que nous appelons la dépression, qui peut aller jusqu’au mépris du monde, la haine envers les autres, le ressentiment systématique). Contrairement à ce qu’on imagine parfois, les moines se méfient des performances radicales de la foi. L’humilité consiste bien plutôt à reconnaître sa propre humanité, et l’institution du chapitre des coulpes, ce moment où le moine avoue ses fautes devant la communauté, ne sert pas seulement à rationaliser les comportements dans l’abbaye, mais aussi à prévenir le mensonge, à commencer par « se mentir à soi-même ». L’examen de conscience, la reconnaissance de ses propres tourments, de son « impureté », permet une action prophylactique en quelque sorte, en prévenant la propagation de l’ « acedia » ou de comportements pervers, en faisant donc en sorte d’empêcher que s’installe une « organisation » perverse, non seulement individuelle mais collective.
La société médiévale n’était d’ailleurs absolument pas dupe de la “pureté” des représentants de l’Église et des moines et moniales : levez les yeux sur les modillons dans les églises romanes, et vous verrez comment les sculpteurs se représentaient les gens d’Église ! Nos sociétés contemporaines, d’une naïveté confondante à cet égard, qui confine à l’auto-aveuglement, héritent directement du récit bourgeois du XIXème siècle, dans lequel le bourgeois (le mâle blanc d’âge mûr) est censé incarner les vertus de modération et de réserve, y compris dans la « gestion » de ses pulsions sexuelles (c’est la plèbe, la masse des prolétaires et des misérables qui ne sait pas « gouverner » ses pulsions, et qu’il faut impérativement discipliner par le travail). Pas étonnant qu’un Freud émerge précisément à la fin de ce siècle d’hypocrisie généralisée. Et, je le répète, nous en héritons. Nous sommes de ce point de vue beaucoup moins avisés, pour ne pas dire beaucoup plus stupides, que les peuples de l’antiquité et du Moyen Age, sans parler des autres histoires du monde !
Un type comme l’abbé Pierre, et les innombrables prédateurs sexuels qui ont trouvé dans les Églises un terrain fertile pour assouvir leur inavouable pulsion sans risque grand-chose, protégés qu’ils furent, jusqu’à récemment, est le produit de cette culture de l’hypocrisie, du refoulement généralisé, du médiocre récit bourgeois qui fait passer le notable pour le pendant du Saint dans un monde soi-disant sécularisé.
Ce qui rapproche évidemment ce cas des systèmes organisés autour des prédateurs sexuels si répandus dans les arcanes du pouvoir, dans les appareils d’État (parfois au plus haut niveau, comme ces dictateurs pervers et sadiques dont les horreurs ponctuent sinistrement l’histoire), mais aussi dans les entreprises, les familles, et parfois même un couple, bref, partout où ces prédateurs sont investis du pouvoir sur tous les autres : il faut que toute une société s’organise pour protéger ces « organisations perverses » de toute publicité qui pourrait leur nuire.
Pour le dire autrement, ces prédateurs sexuels ne sont pas des brebis galeuses mais des symptômes et des produits d’un système structuré par une politique particulière de la sexualité et de son refoulement, et ce système est l’institution catholique bourgeoise.
NB : pas plus que ceux qui commettent des actes racistes ne sont des exceptions à la norme idéologique “post-raciale”, j’en avais parlé ici par exemple.