“un moment de réaction passagère” (du racisme dans les sociétés post-raciales)

Un exemple flagrant de la manière dont est considéré le racisme dans une société “post-raciale” – au sens de David Theo Goldberg.

Article publié dans l’excellent magazine Afrofeminas :

La Audiencia de Cantabria no considera delito de odio llamar a una mujer negra «Gentuza», «negra de mierda» o «sudaca de mierda»

(traduction Deepl d’un extrait de l’article 🙂

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“Incroyablement, pour le tribunal, des expressions telles que “Gentuza, va contaminer ton putain de pays, espèce de merde noire, tu tues la faim en Espagne” sont des expressions qui “sont occasionnelles, dans un moment de réaction passagère, et ne constituent donc pas le comportement criminel qui fait l’objet des poursuites”. Mais pour mieux se moquer de la victime, le tribunal a déclaré que cela “ne signifie pas que le comportement consistant à manquer de respect à une autre personne, à l’humilier en raison de la couleur de sa peau ou de son origine, doit rester impuni, car il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Par conséquent, en raison de ces conclusions surréalistes, “si l’on élimine l’intention de discrimination et de haine du comportement des accusés, ce qui rend le crime de haine inopérant, il est clair que le comportement poursuivi devrait être inclus dans le crime d’insulte”. En d’autres termes, si l’on élimine le crime, il n’y a pas de crime.

“En résumé, ce qui est puni dans ces crimes de haine n’est pas la simple manifestation d’une insulte qui porte atteinte à la dignité d’une personne, mais plutôt qu’elle soit faite d’une manière qui incorpore une provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence ; et pour évaluer la concomitance de tout cela, il est nécessaire de procéder à une analyse contextuelle qui, dans le cas présent, ne nous permet pas d’en identifier l’existence”, conclut le jugement.”

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Je vous renvoie aux remarques que j’avais faite sur mon blog sur le “régime post-racial” (dans lequel nous sommes évidemment immergés) développé notamment par David Theo Goldberg :

“Ce colorblindness, cette cécité vis-à-vis de la couleur, a permis paradoxalement (en apparence) de “décomplexer”, comme disait Sarkozy, qui avait très bien compris ce qui était en jeu ici, la parole et l’expression raciste. Les réseaux sociaux, mais aussi les médias de masse, débordent de propos qu’on aurait condamnés sans hésitation, même dans les milieux conservateurs, dans les années 80 et 90. Mais cela ne saurait faire débat dans la mesure où, ayant pris soin de rendre innommable toute référence raciale, et donc les “racisés” en tant que groupe (discriminé, violenté, victime d’injustices économiques, sociales, environnementales, etc.), ces manifestations de racisme explicites ne peuvent être que des phénomènes individuels, de « bad apples », comme disent les Anglais. Des exceptions. Dont les auteurs ne risquent pas grand-chose. Rien de structurel.”

Comme le dit l’attendu du jugement du tribunal de Cantabrie, rapporté par le magazine Afrofeminas, ces insultes ne sont qu’ “occasionnelles, (proférées) dans un moment de réaction passagère, etc.. Même pas “the bad apple”, mais un excès de manifestation émotionnel sans signification particulière – et surtout pas la manifestation d’un racisme institutionnel ou structurel évidemment !

Mais le pire dans cet attendu, selon moi, c’est cette manière de “naturaliser” la réaction de la victime : “il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Elle s’est sentie humiliée – elle n’a pas été humiliée. Vous percevez l’immense différence ? Autrement dit, ce n’est pas une affaire politique, mais juste une affaire de “sentiment”, d’affects privés, intimes. Au point qu’on pourrait se demander si le ressenti de la victime n’est pas lui-même “exagéré”. C’était sans doute à elle de conserver son “self-control”, de ne pas en faire tant de cas, de ne pas laisser les émotions l’emporter, de ne pas répondre.

Autre question qui brûle les lèvres : Et si la “victime” avait été un homme ? Est-ce que le fait que ce soit une femme, dans l’esprit des juges, ne joue pas en faveur d’une interprétation en terme de “sentimentalité”, d’excès émotionnel ? (car comme chacun croit savoir, les femmes, à commencer par les femmes noires n’est-ce pas… etc etc..)

Ainsi va le monde dans le régime post-racial néolibéral. Il ne va pas mieux qu’autrefois, société prétendument post-raciale ou pas.