Je me suis farci in extenso et verbatim (et vaguement stupéfait au moins durant la première minute) le discours de Gabriel Attal sur le nécessaire et vital (pour la cohésion nationale : Maréchal nous (re)voilà) rétablissement de l’autorité : discipliner les adolescents, la gouvernance des subalternes, tout cela appuyé sur des « expertises » (« les études montrent que.. ») dont je reparlerais plus bas.
Ce sont des remarques en vrac, publiées à la va vite sur l’excellent réseau social Mastodon. On m’excusera (ou pas, peu importe) pour leur aspect bordélique.
1. L’explicitation du projet racial néolibéral
C’est magnifique. Qu’on ne s’y trompe pas : ce qui est magnifique, c’est qu’Attal explicite sans aucune réserve de langage les politiques mises en œuvre depuis maintenant deux décennies. Il dit tout haut et dévoile ce qui se pratique de manière continue depuis des lustres. Et comme toujours, ce qui est précisément nié (et c’est le but de la chose), ce sont toutes les violences du néolibéralisme, le racisme structurel, les inégalités cultivées délibérément, la fabrication du précariat, les empêchements bureaucratiques et policiers réservées aux classes subalternes. Bref, on nage en plein régime post-politique (la dépolitisation, la des-historicisation).
Tout cela (ce que ce petit con appelle « des excuses »), doit être balayé devant la défaillance de la responsabilité de ces parents, les géniteurs irresponsables des adolescents ingouvernables.
On croit rêver tellement c’est limpide. Mention spéciale pour la dénonciation de « l’individualisme » de ces jeunes, pour ne pas dire leur égoïsme (coupable évidemment). C’est extraordinaire de dénoncer précisément le caractère propre de cet homme qu’a modelé l’anthropologie néolibérale depuis des décennies.
J’ai tout de suite pensé à mes amis Foucaldiens (avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord mais là, faut admettre que leurs grilles d’analyse s’imposent) : la biopolitique néolibérale (la gouvernance disciplinaire, la manière dont l’État déploie son empire au sein même des intimités, la famille comme objet politique, etc.) exposée au grand jour, sans fioriture. Si Foucault était encore de ce monde, il ajouterait une chapitre exprès pour commenter point par point ce discours à son séminaire.
Bon. Pour les adeptes des « bascules et des tournants » (petit pique à F. Lordon), nul doute que ce discours est à marquer d’une pierre blanche.
Alors quelles seront les réactions ?
À gauche on s’indignera, certains tomberont des nues – comme si le discours sortait de nulle part, alors qu’il ne fait que rendre explicite ce qui structure la gouvernance néolibérale.
Mais surtout, ce discours va prendre. Il va prendre en masse. La plupart des gens tomberont d’accord avec lui : parce que c’est la faute des parents (racisés, musulmans, subalternes), comme chacun sait. Parce que, précisément, la plupart des habitants de ce pays (et c’est pas mieux ailleurs) ont parfaitement intégré, et sont même attachés, à cette logique d’assignation de la responsabilité individuelle (et donc de la défaillance “personnelle” par rapport à la norme), et ont accepté aussi cette dépolitisation des relations sociales, séparer l’individu et sa destinée de toute rationalité politique, de toute analyse structurelle.
ON Y VA TOUT DROIT, et AU GALOP.
2. Une guerre (post-)raciale
Concernant le discours de Gabriel Attal aujourd’hui : en fait, il ne s’agit pas d’une « guerre contre la jeunesse de ce pays ». Croire cela, c’est d’une certaine manière gober une partie (même de manière critique) du grand récit gouvernemental.
Mais d’un nouvel épisode de la guerre menée par l’État contre les habitants des zones précarisées, les “quartiers” ou les “banlieues” comme on dit, et très directement contre les personnes dont la couleur de peau et la (souvent supposée) religion les excluent de ce qu’on appelle la “whiteness” (pour parler comme les militants des racial studies), de la “blancheur” ou de la “blanchitude” si vous préférez. On peut être noir de peau, et même être né dans ces quartiers, mais faire totalement partie de la whiteness (être ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde).
Ce qui est frappant dans ce discours et les critères de stigmatisation qui en effleurent à chaque phrase, c’est qu’il se garde bien d’employer une seule fois le mot “race” (mais il ne peut s’empêcher d’évoquer le danger de l’entrisme de l’Islam dans les établissements scolaires, la menace préférée de toutes les droites européennes). On est typiquement dans un récit post-racial, au sens de David Théo Goldberg ou Ghassan Hage, c’est-un discours qui prétend tenir pour acquis non seulement l’effacement de la race dans les institutions publiques, mais qui considère aussi que cet effacement a fait disparaître, comme par magie, le racisme en général. On parle aussi de “colorblindness” (cécité à la couleur »). Évidemment, tout cela est d’une énorme hypocrisie – mais, plus fondamentalement, ce discours hypocrite permet justement de rendre acceptable le racisme institutionnel aussi bien que le racisme ordinaire en se cachant derrière des soi-disant statistiques, des soi-disant “études”. J’y reviendrais car c’est important ce recours aux “sciences”.
Les suprématistes blancs, eux, n’ont pas ces scrupules verbaux. Et quand ils parlent de “whiteness”, ils indiquent très littéralement la couleur de la peau (et donc excluent le ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde des populations qui doivent être sauvées). Au final, pas sûr que ça fasse une énorme différence : les effets des politiques raciales seront à juste titre vécues comme des manifestations de racisme (bureaucratique ou policier) par les gens qui en seront les victimes : suspectes “statistiquement” avant d’avoir descendu leur cage d’escalier.
Des populations (fabriquées statistiquement) encore plus empêchées, embarrassées, entravées – précisément pour permettre aux populations les plus aisées de circuler encore plus librement, de mener une vie encore plus sécurisée, plus fluide, plus apaisée : car, ne nous cachons non plus cette articulation – cette guerre quotidienne est censée garantir la paix des ménages aisés. Tout comme la précarisation d’une masse de plus en plus considérable de gens est le prix à payer pour soutenir la prospérité d’une part de plus en plus réduite de la population. C’est la même articulation. La stigmatisation, la dégradation et la dégradation des uns conditionnent le maintien des privilèges des autres. Une autre forme de la guerre généralisée menée par les États Européens contre la menace qu’incarnent les racisés, a fortiori s’ils sont musulmans, qui se traduit ici dans nos quartiers, et partout en Europe, jusqu’à ses périphéries, dans les camps d’internement (pour ne pas dire pire) qu’on réserve aux migrants.
3. La subordination des sciences au pouvoir
Dernier point, et pas des moindres à mon avis, concernant le discours de Gabriel Attal sur la restauration de l’autorité sur « les jeunes déviants » (corrigez plutôt en : « sur les arabes, les blacks et les musulmans des zones précarisées »).
Le recours à « l’expertise scientifique ». En effet, au milieu de son laïus, il lâche un remarquable « comme presque toutes les études l’ont montré ».. J’ai failli m’étrangler en entendant cette formule. Et surtout ce qu’il en déduit. (le “presque” mériterait à lui seul tout un développement).
C’est un trait assez récurrent des gouvernances désormais, de faire appel à « des études ». Oui il y a des psychologues, et des psycho-sociologues, et même des sociologues (Bourdieu se retournerait dans sa tombe) qui vendent leur âme au diable, c’est-à-dire répondent à des commandes de l’État (car il faut bien vivre n’est-ce pas, et se plaignent un peu quand même quand leurs “études” sont caviardées, ou censurées, ou ignorées). Mais aussi bien entendu des cabinets d’études, des think tank, des « laboratoires d’idées, des McKinsey, qui vous transformeront tous ces braves habitants en statistiques, tableaux et graphiques lumineux (et qui se plaignent beaucoup plus rarement par contre
Tous ces braves cerveaux cogitent (pas très longtemps et avec très peu d’intensité faut admettre, même si certains se font payer très cher le service rendu) pour servir la soupe (pseudo-)scientifique dont a besoin le pouvoir pour “objectiver” (et naturaliser) ces saloperies (racistes).
D’un point de vue scientifique, ce « presque toutes les études ont montré que » me fait irrésistiblement penser au « ils disent » de Donald Trump (« ils disent que les vents venus du Pacifique apportent jusqu’aux rivages purs des États-Unis les miasmes produits par ces milliards de Chinois toxiques », ou : « ils disent que le bruit des éoliennes provoque le cancer »‘ (si et re-sic). C’est à peu près de cet acabit. Mais peu importe.
Ce qui est important, c’est cette relation du pouvoir aux sciences (et au savoir de manière plus générale). Car en vérité, le pouvoir produit son propre savoir (en finançant telle ou telle recherche et en coupant les subsides à telle ou telle autre : demandez aux facultés de sciences humaines ou « social et critical studies » ce qu’elles en pensent).
Et ce faisant, il s’accapare la science, tant qu’elle lui convient, la fait sienne, et la rend positivement INOFFENSIVE. Il la dépolitise, en annulant sa portée critique, et la re-politise, comme outil subordonné à la propagande (inutile de préciser que, pour le pouvoir, ce qui importe n’est pas d’apprendre quelque chose de nouveau – il existe des services de renseignement pour ça – mais d’orienter la recherche, ou plutôt la désorienter, vers le récit dont lui, le pouvoir, a besoin, aussi irrationnel soit-il)
4. Une certaine coloration fasciste ?
Je me rends compte que j’ai un peu cédé (dans un élan rhétorique dont habituellement j’essaie de me garder) à cette tendance à qualifier de fasciste tout et n’importe quoi.
Je pensais au discours sur la restauration de l’autorité de Attal aujourd’hui. Sans doute n’est-il pas en soi fasciste (il est assez typique du discours conservateur et réactionnaire – on l’entend déjà au XIXème siècle ou par exemple dans ce texte extraordinaire (et abominable) qu’était The Negro Family: The Case For National Action de Daniel Patrick Moynihan (en 1965, connu comme le Moynihan Report) – dont je parlerai un de ces jours.
Mais la référence réitérée, insistante, permanente, pas seulement dans ce discours, mais quasiment à chaque fois qu’un membre du gouvernement prend la parole à la « cohésion nationale » supposément menacée (fantasmée comme telle en tous cas), colore d’un je ne sais quoi de fasciste la propagande ministérielle. Bon. Reconnaissons qu’il ne suffit pas d’être nationaliste pour être fasciste, loin de là (et, mon dieu, on va s’en farcir de la référence à la glorieuse nation avec les JO qui arrivent)
De même les politiques racistes d’internement et de refoulement des migrants et réfugiés ne relèvent pas spécifiquement du fascisme – ou alors il faudrait qualifier de fascistes la quasi-totalité des pays occidentaux (et même la plupart des autres pays). Les démocraties en sont les instigatrices après tout.
Comme je m’intéresse de près à ce qui se passe en Italie, et notamment aux « expérimentations » du gouvernement Meloni (laquelle, pour le coup, assume une influence fasciste explicite dans la mesure où elle peut se le permettre dans le débat public), il me semble que l’élément décisif qui n’a pas encore été « explicitement » verbalisé par le gouvernement français, c’est la fameuse question de la « natalité » – ou plutôt la crise de la natalité sous-entendu « nationale » – c’est-à-dire la reproduction de la nation (sous-entendu, les blancs pour ce qui est de l’Italie). Ce pas a été franchi depuis un bout de temps dans la plupart des pays des Balkans, de la Serbie à la Bulgarie. Il se manifeste par l’obsession du contrôle des forces reproductrices, c’est-à-dire de la sexualité, et, bien évidemment, avant tout du corps des femmes. Ces biopolitiques de la natalité obsèdent littéralement les fascistes, parce que c’est précisément le cœur de la doctrine : gouverner les corps, assujettir les individus à la nation, le fantasme d’une nation qui « fait corps », une conversion quasiment biologique et spirituelle de tous les corps et les esprits à l’idéal national.
(le fascisme d’ailleurs, ne se conjugue pas forcément avec le racisme, même si le projet totalitaire finit toujours par adopter au moins des mesures de ségrégation, voire pire – Mussolini a attendu 1937 pour promulguer une loi criminalisant le mariage et le concubinage entre Italiens et “sujets” des colonies africaines et 1938 pour déclamer ses « lois raciales » (visant les juifs évidemment, mais aussi d’autres communautés)
Et je me demande : est-ce que ce gouvernement, ou le prochain gouvernement Macron, franchira ce pas, des politiques natalistes nationales ? Peut-être pas.
Nul doute par contre que si le RN arrive au pouvoir, par contre, il s’empressera d’aller sur ce terrain.