Utiliser la Bible comme du papier (un usage queer de la Bible en contexte colonial)

D’abord un extrait de Sara Ahmed, What’s the Use, 2019, p.207 :

« Le papier est important. Le papier peut nous permettre de ramasser des choses, de trouver des traces d’histoires qui nous échapperaient autrement. Cela me rappelle la discussion de Homi K. Bhabha sur la Bible dans son essai classique « Signs Taken for Wonders » (Signes pris pour des merveilles). Bhabha cite le Missionary Register, qui dit : « Pourtant, [chaque Indien] recevrait volontiers une Bible. Et pourquoi ? Pour qu’il puisse la conserver comme une curiosité, la vendre pour quelques piécettes ou l’utiliser comme papier de rebut. Il est bien connu que c’est le sort commun des bibles distribuées dans cette région. Certaines sont considérées comme des curiosités par ceux qui ne savent pas les lire ; d’autres ont été troquées sur les marchés ; d’autres encore ont été jetées dans les tabatières et utilisées comme papier d’emballage » (Church Missionary Society 1817, 186). En n’étant pas lue correctement, la Bible est délibérément détruite. La Bible devient une curiosité, réutilisée ou utilisable à d’autres fins : papier d’emballage, papier de rebut.

Les missionnaires expliquent le sort réservé à la Bible dans les colonies comme étant le résultat de l’incapacité des indigènes à la digérer : « Il est vrai que les indigènes qui savent lire ont assez de loisir pour lire toute la Bible ; mais ils sont si indolents, si enclins à manger et à dormir, ou si perdus dans leurs occupations vicieuses, qu’à moins de présenter quelque chose d’à la fois bref, simple et puissant, il est peu probable qu’ils le lisent, et s’ils le lisent, il est peu probable qu’il arrête leur esprit torve et sensuel » (Church Missionary Society, 1817, 186). Si le racisme est utilisé pour expliquer l’échec de la digestion, faisant de l’autre racial un sujet queer (« vicious pursuits », « torpid and sensual minds »), le racisme est utilisé en raison de l’échec de la mission coloniale à transformer les esprits des colonisés en vases communicants. Si ne pas être disposé à recevoir la volonté du colonisateur, c’est faire un usage queer ou même devenir queer par un mauvais usage (la perversion comme révélation de soi), faire un usage queer, c’est vivre à proximité de la violence.

L’exigence d’utiliser quelque chose de manière appropriée est aussi une exigence de révérer ce qui a été donné par le colonisateur. L’empire – en tant que cadeau – est accompagné d’un mode d’emploi. Dans le chapitre 3, j’explore un tel usage de l’utilisation : devenir un moniteur comme un engagement envers la mémoire, apprendre à utiliser les mots de la bonne manière, l’obéissance comme la sympathie. La désobéissance peut consister à ne pas être affecté de la bonne manière. Le mot désobéissance évoque certains types d’action politique : le refus conscient et volontaire d’obéir à une instruction. La désobéissance peut aussi être volontaire, en refusant de recevoir une influence, qu’elle soit voulue ou non. La désobéissance peut commencer modestement, par le fait de ne pas être impressionné, ou même de ne pas être si impressionné que cela : ne pas trouver que les objets dotés de valeur sont impressionnants. »

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Cf. l’article de Homi K. Bhabha, qu’on trouve sans peine sur le net, « Signs Taken for Wonders : Questions of Ambivalence and Authority under a Tree outside Delhi, May 1817 », Critical Inquiry, Vol. 12, No. 1, « Race, » Writing, and Difference (Autumn, 1985), pp. 144 -165

Cela me rappelle la magnifique étude anthropologique non dénuée d’ironie d’Aparecida Vilaça, Strange Enemies.Indigenous Agency and Scenes of Encounters in Amazonia (2010), et notamment la manière très circonspecte avec laquelle les Wari’s accueillaient les missionnaires – et les traductions et interprétations peu « catholiques » de la Bible – une manière queer d’utiliser le texte sacré des blancs (le livre de la Genèse, notamment, paraît d’emblée incongru dans un monde où les choses ont toujours été là, où il n’existe pas de mot pour traduire le concept de nature etc…) Ou encore, dans le même ordre d’idée (et dans une région voisine de l’Est de Amazonie) au livre de Laura M. Rival, Trekking through history. The Huaorani of Amazonian Ecuador, Columbia University Press, 2002. On trouve des exemples de « déconversions » si je puis dire, en Amazonie – des groupes qui, après avoir vécu dans des communautés sédentarisées sous l’autorité morale et politique de missionnaires chrétiens, dans des villages plus ou moins équipés des lieux emblématiques de la « civilisation » : l’école, le dispensaire, l’église, le centre de police, etc.. finissent par s’en échapper sans prévenir, une nuit, pour regagner la forêt et un mode de vie nomade, abandonnant aussi, en passant leur « foi chrétienne ». Une manière de ne pas se laisser impressionner ! Une désobéissance très queer à mon avis (qui ravirait James C. Scott !)