Le temps du régime capitaliste (un texte de Amy E. Wendling)

Il y a des livres sur lesquels on tombe parfois par hasard et qu’on entreprend de lire sans nécessité particulière, et qui, une fois qu’on est dedans, ne vous lâchent plus.

Il s’agit là d’un petit livre (160 pages) de la philosophe marxiste américaine Amy e. Wendling, intitulé (quelle promesse !) : The Ruling Ideas: Bourgeois Political Concepts (Lexington Books, Lanham MD, 2012), qu’on pourrait traduire par « Les idées directrices : concepts de la politique bourgeoise ».

Elle sont au nombre de 5, ces idées directrices, et sont totalement connectées les unes aux autres : Le Travail (labor), le Temps, la Propriété, la Valeur et la Crise. Tout un programme !

Le texte est à la fois d’une grande limpidité, parfaitement accessible (disons : encore plus accessible et « familier » si vous avez lu le premier volume du Capital de Marx  mais ça n’est pas obligatoire), et extrêmement décapant et contemporain. Ce que les études post-marxiste font de meilleur à mon humble avis, et un excellent complément au livre de Kathi Weeks dont j’ai parlé récemment sur mon blog :

Le projet du livre d’Amy E‧ Wendling consiste à démanteler l’idéologie bourgeoise, laquelle est devenue pour nous tous une « seconde nature », tant les principes qui le fondent semblent aller de soi (même pour celles et ceux qui sont exploité‧e‧s et saigné‧e‧s jusqu’à l’os par sa réalisation concrète). Elle le résume dans sa phrase de conclusion :

« « une véritable libération exigera que nous examinions plus profondément les structures qui engendrent les crises récurrentes : que nous démasquions la dialectique entre le contrôle et la crise sur laquelle repose le capitalisme »

J’adore ces philosophies (qui ne cachent pas leur visée féministe) qui font leur miel aussi bien des classiques (ici par exemple, Platon, Descartes, Marx ou Freud) que du problème de la « pause toilette » dans l’entreprise capitaliste contemporaine.

Larges extraits ci-dessous (ma traduction)

Dans Void Where Prohibited : Rest Breaks and the Right to Urinate on Company Time (1998), Linder et Nygaard partent du principe que le lieu de travail capitaliste milite contre la pause, même lorsque celle-ci sert principalement à uriner, déféquer ou avoir ses règles, et ce pour deux raisons. Premièrement, la logique du capital milite activement et, à bien des égards, explicitement contre les limites du corps humain. Deuxièmement, l’humiliation de la pause inadéquate s’avère être un excellent outil dans l’arsenal capitaliste d’armes conçues pour humilier, aliéner, soumettre et infantiliser les travailleurs.
Les campagnes contre les pauses revendiquent les intérêts de la productivité comme leur motif ostensible. Cependant, ce motif s’avère très fragile. Certaines formes de repos augmentent en fait la productivité d’un cycle de travail particulier, ce que j’appellerai la productivité au sens strict. S’appuyant sur la vaste littérature ergonomique, Linder et Nygaard soulignent que les pauses augmentent effectivement la productivité (1998, 5-6, 27).

C’est pourquoi les campagnes contre ces pauses sont un exemple presque parfait d’un domaine du capitalisme où les intérêts de la domination et de la coercition semblent avoir pris le dessus sur les intérêts conflictuels de la productivité réelle.

Ou l’ont-ils fait ? Le problème est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. La domination systématique de la classe ouvrière, sa démoralisation, son infantilisation et son aliénation peuvent elles-mêmes servir les intérêts productifs du capitalisme dans son ensemble, ou ce que j’appellerai la productivité au sens large. Un travailleur démoralisé est un travailleur qui est plus docile pendant le processus de travail et qui peut être plus facilement remplacé. Ainsi, les procédures temporelles qui assurent cette domination sont maintenues même face à des offenses à la productivité même, au sens étroit, que la production capitaliste permet et avoue. Comme le disent Linder et Nygaard, « le rejet par certaines entreprises des demandes de périodes de repos qui promettaient d’améliorer la productivité peut provenir du fait qu’elles considéraient la durée de la journée de travail comme une question de pouvoir sur laquelle elles n’étaient pas disposées à faire des compromis » (1998, 31).

Si l’on met de côté toute considération de productivité, au sens étroit du terme, on constate que l’aisance ou le contentement du travailleur est l’un des effets ou l’une des justifications de la pause de repos. Inversement, l’introduction de la maladie et de l’inconfort pour le travailleur devient l’objectif opposé, qui consolide et enracine le pouvoir capitaliste et la productivité, au sens large.

Dans une telle situation, le fétichisme du temps abstrait devient une méthode de domination directe de la classe. Linder et Nygaard insistent constamment sur cette dimension dans leur travail, citant l’utilisation de chronomètres pour contrôler le temps passé aux toilettes ; les pressions psychologiques liées au fait de ne pas savoir quand une pause arrivera ; les « régimes limitant l’autonomie… qui infantilisent les travailleurs en les forçant à revenir à leur période d’entraînement avant d’aller aux toilettes » ; la soumission délibérée des travailleurs à des régimes intensifs d’ennui en éliminant toute pause courte et fréquente qui pourrait perturber leurs tâches monotones ; et enfin, les taux élevés de rotation dus aux maladies de la vessie, puisque la main-d’œuvre de remplacement de ce que Marx appelait l’armée de réserve industrielle était et est facilement assurée.

Ce sont aussi des stratégies pour rappeler à la classe ouvrière qui elle est : pour lui rappeler qu’elle ne contrôle pas et ne peut pas contrôler le temps – ou le contrôler correctement – par elle-même. La régulation externe de la vessie n’en est qu’un exemple tardif, puisque l’industrialisation a brisé très tôt les rythmes auto-contrôlés de l’exécution du travail lui-même.

Le capitalisme occidental – et, par extension, les capitalistes – doit sembler ignorer les contradictions manifestes telles que celle qui apparaît entre le sens étroit et le sens plus large de la productivité, puisque la domination systématique est précisément ce que la structure politique du capitalisme occidental, la démocratie, désavoue. Cette double pression contradictoire pousse à affirmer que la réduction des pauses améliore la productivité, au sens étroit du terme, même si ce n’est pas le cas. Coincé entre les forces économiques et politiques, le capitalisme se réfugie dans des demi-vérités sur la productivité, en éludant les sens étroit et large dans lesquels le terme est utilisé. »

« Ce système de domination temporelle n’est pas seulement une technique de pouvoir imposée de l’extérieur. C’est aussi une colonisation de la conscience. L’ouvrier ne peut que rire d’Augustin, qui perd le sens du temps dès qu’il commence à y réfléchir profondément (Confession, livre 11), ou de Descartes, qui a le loisir de faire des méditations qui éliminent le monde (Méditations Métaphysiques). Il sait très bien ce qu’est le temps, et sait qu’il ne permet pas le loisir qui pourrait faire disparaître le monde. Le temps est, pour l’ouvrier, exactement le contraire de ce qu’il est dans les considérations phénoménologiques d’Augustin ou de Descartes. Pour Augustin et Descartes, le temps est une propriété du seul esprit individuel, une propriété que cet esprit généralise à son environnement, une vague expérience de la durée. Pour le travailleur, le temps est une réalité sociale écrasante et obligatoire.

Le temps obéit à l’intuition fondamentale de Freud sur l’introjection des normes sociales dans la structure même du moi. Dans les sociétés bourgeoises, ces normes ont été si fermement introduites dans la conscience qu’elles sont inévitables. L’introjection du temps abstrait garantit que l’expérience de la durée décrite par la phénoménologie – où le temps se comprime ou s’allonge en fonction de l’intérêt que l’on porte à une tâche particulière, où le temps forme un monde intérieur complexe – sera peu fréquente ou inaccessible.

Au lieu de cela, la réalité fondamentale est l’interruption ou l’attente de l’interruption : un retour brutal aux normes du temps abstrait ou l’attente ou l’anxiété d’un tel retour, dont la force habitue continuellement notre pensée et nos expériences. Enfin, nous sommes tellement conditionnés que nous ne sortons plus du champ du temps abstrait, conservant un sentiment étrange du nombre de minutes qui se sont écoulées en même temps que les autres pensées que nous pouvons avoir.

Cela m’amène à une observation assez élémentaire, qui consiste simplement à souligner l’espace que le temps occupe dans notre pensée. Dire que le temps est une idée dominante, c’est dire qu’il accompagne nos pensées à un degré alarmant, même s’il ne les occupe pas complètement. Ainsi introjecté, le temps abstrait forme notre architecture mentale, et toutes les pensées ultérieures se déploient à l’intérieur de ses schémas. Cette réalité sociale est si déterminante pour l’expérience fondamentale de la durée qu’elle rend impossible toute considération philosophique sur le sujet. »

NORMES TEMPORELLES BOURGEOISES

Une fois que le développement du temps abstrait est accompli et élaboré, il devient socialement déterminant pour la société dans son ensemble. Ainsi, alors qu’il ne semble s’appliquer qu’aux classes laborieuses qui pointent à l’horloge, il est tout aussi pertinent pour les heures facturables de l’avocat, du consultant ou de l’architecte. En effet, même si les abus du temps capitaliste seront plus fermement perpétrés sur les corps des véritables classes ouvrières ou du lumpenprolétariat, la normativité du temps capitaliste ne sera en fin de compte pas la plus déterminante pour eux. En effet, le sentiment de futilité, d’aliénation et d’abus face à une série d’emplois interchangeables produit en réalité une isolation unique de la culture temporelle bourgeoise ainsi que des formes uniques de résistance que j’aborderai dans une section ultérieure.

La normativité du temps capitaliste sera plutôt déterminante pour les classes ouvrières supérieures et la petite et moyenne bourgeoisie, qui ont l’impression d’avoir quelque chose à perdre : pour l’enseignant, le chef d’entreprise, le médecin et l’avocat.
Par conséquent, quelle que soit la relation, au sens propre, avec le fait de pointer au travail, il est difficile pour le bourgeois d’éviter de « pointer » comme structure clé de ses opérations mentales. »

Théoriquement, la normativité du temps bourgeois pourrait être évitée pour la partie de la population américaine dont la richesse héritée ou accumulée leur permet de ne pas travailler, un chiffre que David Schweickart estime à environ un pour cent (Schweickart, David. 2002. “Justifying Capitalism.” In After Capitalism. Lanham, MD : Rowman & Littlefield, p.24). Toutefois, ce contre-argument peut être rapidement réfuté par deux considérations. Premièrement, même si ces personnes sont les principaux bénéficiaires du capitalisme, leur nombre est trop faible pour que leurs conditions de vie deviennent une force normative sociale. Leur nombre est également trop faible pour alimenter la culture de la consommation qui conditionne une grande partie de la société. Il n’est pas utile de faire de la publicité pour une voiture de sport italienne d’élite à la télévision si seulement quelques exemplaires sont mis en vente ; au lieu de cela, on fait de la publicité pour la berline japonaise.

Deuxièmement, et c’est plus intéressant, cette minorité numérique est rendue encore plus mineure par le fait que de nombreuses personnes très riches travaillent, sont fières de ce travail et en tirent certains aspects de leur identité, et sont donc soumises à la culture temporelle bourgeoise, même si la possibilité de démissionner à tout moment neutralise ses pires manifestations de domination.

Comment expliquer que quelqu’un dont les besoins pécuniaires ne l’exigent pas travaille ? La plupart des réponses à cette question ont été données dans le chapitre précédent sur le travail. Le reste se lit dans les couplets supplémentaires du chant des sirènes de la culture bourgeoise.

Pour être socialement dominante, une idée dominante doit s’étendre au-delà de la classe sociale dans laquelle ses normes trouvent leur origine. Habituellement, cette idée est utilisée pour illustrer l’extension des normes bourgeoises vers le bas, dans les aspirations des classes ouvrières à les atteindre, dans leurs souhaits de racheter un système contre lequel elles devraient plutôt mener une révolution violente. Cependant, l’exemple de la poursuite du travail sans besoin pécuniaire, qui n’est certainement pas unique, montre l’extension des normes sociales bourgeoises vers le haut. Le fait que quelqu’un qui n’a pas besoin de travailler se sente appelé ou contraint de le faire démontre la véritable hégémonie de la culture bourgeoise. Les idées dominantes s’imposent même à ceux qui, par leur situation matérielle, en sont exempts. C’est ce que signifie la domination des idées d’une classe sociale particulière, comme le fait la classe sociale bourgeoise à la fin de la modernité.

L’empreinte solide de la temporalité capitaliste dans nos consciences est l’une des idées dominantes les plus continuellement dominantes de la bourgeoisie. Parmi tous les types de normes de la culture bourgeoise, les normes temporelles sont proéminentes, intenses et obligatoires. Les tentatives de contrôler le temps – ou, selon l’expression la plus courante, de le gérer – se multiplient, et une mauvaise gestion du temps en vient à être considérée comme un défaut de caractère.

En raison de la portée normative du temps abstrait, les échecs à se conformer à ses normes sont utilisés pour stéréotyper et blâmer les groupes raciaux, de classe et autres minorités. Ces stéréotypes sont souvent regroupés sous le concept de « paresse », mais ils sont tout aussi évidents lorsque des groupes sont considérés comme arriérés ou sous-développés parce qu’ils ne respectent pas les normes du temps abstrait. Le non-respect des calendriers de prise de médicaments déterminés par le temps abstrait, tels que ceux qui déterminent l’utilisation de pilules contraceptives faiblement dosées ou de médicaments contre le VIH, n’en sont que deux exemples.

Les sanctions pour non-respect des normes temporelles sont suffisamment sévères pour qu’une nervosité permanente ne soit pas rare. Il n’est que trop facile de rater le bus et de se faire renvoyer du travail ; de rater l’échéance de minuit pour s’inscrire à l’assurance maladie ; de rater l’alarme qui indique une réunion qui, en raison de cette même culture temporelle, prendra des mois à être reprogrammée et à laquelle tous les participants pourront assister.

Cette nervosité habituelle est, bien sûr, terrible pour le corps. Mais elle est aussi terriblement maligne pour toute forme de pensée. La pensée exige le type spécifique de perte de soi que Platon a thématisé comme loisir, Descartes comme méditation et Nietzsche comme rumination. La pensée, et ses formes matérielles que sont la lecture et l’écriture, sont pratiquement impossibles à réaliser dans la culture temporelle bourgeoise. Ce qui est imposé par cette culture, à la place de la pensée, est l’anathème même de la pensée : la capacité de faire plusieurs choses à la fois, de passer d’une chose à l’autre, de faire plusieurs choses simultanément, de chercher rapidement des informations et d’être constamment sujet à des interruptions. Je reviendrai sur ces modèles plus loin dans ce chapitre.

Les normes temporelles bourgeoises abstraites n’affectent pas seulement la façon dont nous conceptualisons les petites unités de temps, comme la minute, la seconde, l’heure ou la semaine. Elles affectent également nos notions de la périodicité du cycle de vie humain. Les années sont particulièrement importantes : il ne s’agit pas simplement de l’idée de cycles saisonniers, mais de l’importance de certains jours en fonction du calendrier. Les anniversaires de mariage et de naissance sont scellés dans la mémoire bourgeoise, renforcés par un régime de paperasserie comprenant le formulaire d’assurance et la carte d’identité, de crédit ou de vœux. Le cycle de vie humain est également déterminé par des périodes temporelles assez précises. Une enfance et une adolescence relativement longues, se terminant à dix-huit ans, sont suivies par les « années productives » de l’âge adulte, puis par la retraite à cinquante-cinq, soixante-deux ou soixante-cinq ans.

Les dysphories de la retraite sont liées à l’importance normative du travail dont j’ai parlé au chapitre 1. Mais ces dysphories sont également temporelles. La retraite exige la modification immédiate d’un habitus qui a été intensément conditionné, pendant de nombreuses années, par le temps abstrait. Souvent, l’habitus ne peut pas répondre à ces exigences. L’expérience de la domination et de l’aliénation temporelles signifie que l’on a suffisamment d’importance culturelle pour être dominé. La douleur et le désarroi de la retraite reflètent la perte même de cette importance, une retraite dans le sous-prolétariat, dans une classe qui n’est même pas assez importante pour être soumise aux exigences du temps abstrait.

Tous ces exemples sont les signes de consciences qui ont été formées avec, et ne peuvent que rester profondément conscientes de la temporalité capitaliste : une temporalité de compression, une temporalité du lieu de travail. De même que toutes les expériences d’activité humaine significative sont colonisées par les normes du travail capitaliste, toutes les expériences de durée sont profondément colonisées par les normes du temps capitaliste. De même que dire « travail », c’est dire seulement ce qu’est le travail sous le capitalisme, dire « temps », c’est invoquer les normes du temps capitaliste abstrait, c’est être incapable de penser ou de conceptualiser la durée d’une autre manière. Et dire « temps » devient lui-même l’un des dictons les plus obligatoires. »