George Eliot, le Moulin sur la Floss

J’étais curieux de savoir ce que Sara Ahmed trouvait de si intéressant dans les romans de George Eliot (alias Marian Evans), que je n’avais fait qu’entrouvrir jusqu’à présent, pour vite les refermer.

Elle cite souvent Silas Marner (notamment dans What’s the Use ?) et Le Moulin sur la Floss (dans Willfull Subjects) et la tient pour une des pionnières du féminisme (Virginia Woolf l’appréciait beaucoup).

Me voilà donc lancé dans la lecture de ces deux romans. Avec délectation, maintenant que j’ai cet angle de lecture en tête (+ un autre angle de lecture : l’analyse extrêmement décapante qu’Eliot fait des classes sociales britanniques au XIXè siècle : je ne sais pas si Marx a lu Eliot, mais il aurait trouvé du grain à moudre dans ces descriptions de la société rurale anglaise – certes pas encore tout à fait capitaliste, mais déjà imprégnée de culture bourgeoise – et de stupidité crasse)

Deux extraits tirés du même chapitre du Moulin sur la Floss, dans la traduction de Lucienne Molitor.

Le premier met en scène la géniale (et assez « queer ») Maggie, jeune fille intellectuellement douée, mais « embarrassante » – qui explore le « savoir masculin » – l’ironie d’Eliot n’est pas aussi vive dans ce passage qu’ailleurs, mais ça donne une idée !

« Au cours d’une de ces méditations, il lui vint à l’esprit ce jour-là qu’elle avait oublié les livres d’étude de Tom, enfermés encore au fond de la malle dans laquelle Mr Stelling les avait renvoyés. Il est vrai que la plupart étaient fort abîmés, et d’ailleurs il n’y avait là que le Dictionnaire latin, la Grammaire latine, un Delectus, un Eutropius déchiré, un Virgile très usé, la Logique d’Aldrich et le désespérant Euclide. Pourtant, le latin, Euclide et la Logique feraient sans doute franchir à Maggie un grand pas dans la sagesse masculine, dans ces connaissances qui rendent, pensait-elle, les hommes contents et même heureux de vivre. Ce désir de sagesse n’était toutefois pas sans mélange. De temps en temps, son imagination créait, s’élevant du désert de l’avenir, un mirage dans lequel elle croyait se voir honorée pour son savoir admirable. Ainsi, enivrée de ces aspirations de l’âme et de leurs trompeuses illusions, la pauvre enfant se mit à mordre peu à peu dans la dure écorce de ce fruit de l’arbre de la science, occupant ses loisirs par l’étude du latin, de la géométrie et des formes du syllogisme, parfois soulevée de triomphe en se disant que son intelligence était capable d’aborder ces études d’ordinaire réservées aux esprits masculins.
Elle travailla ainsi assez courageusement, pendant une ou deux semaines, à se frayer un chemin à travers ces problèmes ardus ; certes le cœur lui manqua parfois, comme si elle était partie pour la Terre promise, seule, sans guide, et qu’elle se trouverait privée d’eau, dans une contrée inconnue. Soutenue par sa résolution, elle prenait Aldrich et s’en allait dans les champs ; mais là, ses regards attirés par le ciel, vers lequel l’alouette montait sans fin, quittaient bientôt le livre ; ou bien ses yeux suivaient la poule d’eau s’échappant de son vol saccadé, précipité, des roseaux et des buissons qui bordaient la rivière ; elle s’avouait alors à regret que la relation entre Aldrich et ce monde vivant était encore un mystère pour elle. Au fur et à mesure que passaient les jours, un découragement de plus en plus grand l’envahissait parfois et alors son cœur impatient l’emportait sur sa volonté de persévérer. D’autres fois, installée près de la fenêtre avec son livre, elle essayait de lire, mais ses yeux, attirés par les rayons brillants du soleil, se levaient vers ce spectacle si pur, puis se remplissaient de larmes et, si sa mère n’était pas dans la chambre, ses heures d’études se terminaient par des sanglots. Elle se révoltait contre son sort ; sa solitude l’accablait ; parfois même des accès de colère la prenaient contre son père et sa mère, si différents de ce qu’elle aurait souhaité, contre Tom, qui la repoussait et la contrariait dans toutes ses pensées et tous ses sentiments. Ces sursauts d’indignation recouvraient toutes ses affections et sa conscience comme d’un torrent de lave, et elle se sentait alors épouvantée à l’idée qu’il ne lui serait pas difficile de devenir un démon puis, elle s’imaginait fuyant la maison, à la recherche d’une vie moins étroite et moins lugubre : elle s’en irait trouver un homme célèbre – Walter Scott peut-être – et elle lui expliquerait combien elle était malheureuse, combien elle était instruite et sensible aux belles choses ; sans aucun doute, il s’intéresserait à elle. « 

Second extrait du Moulin sur la Floss, typique de la critique sociale qu’on trouve dans les romans d’Eliot. Et une description fine et décapante de l’ironie légère et gracieuse des classes bourgeoises – qu’elle articule frontalement, et de manière causale avec le sort des exploités – on croirait lire le Capital !

« Pour raconter l’histoire de familles n’appartenant pas au monde élégant, on est tenté d’employer un style orné qui est bien loin d’être celui de la bonne société, où les principes et les croyances sont non seulement très modérés de nature mais ne sont même exprimés que discrètement et en termes voilés, les seuls sujets de conversations admis restant ceux dont on peut traiter avec une ironie légère et gracieuse. Mais, en vérité la bonne société possède tout naturellement et sans effort son vin de Bordeaux et ses tapis de velours ; elle a ses invitations à dîner six semaines à l’avance, l’opéra et les bals féeriques ; elle promène son ennui sur des pur-sang, passe des heures entières au club, trouve sa science toute faite dans Faraday et attend son enseignement religieux de dignitaires du clergé que l’on rencontre dans les salons les plus distingués. Comment, alors, aurait-elle le temps ou le besoin de se laisser pénétrer d’une foi fervente ? La bonne société, volant sur les ailes légères de l’ironie, est un produit très coûteux : pour subsister, elle n’exige rien moins qu’une vaste et laborieuse vie nationale, où des millions d’hommes travaillent entassés dans des fabriques assourdissantes, enfumées, malsaines, où ces travailleurs s’enfoncent dans les mines, se frayant un chemin au prix de quels efforts ; s’épuisent dans les fournaises, limant, martelant, tissant dans une atmosphère plus ou moins lourde imprégnée d’émanations d’acide carbonique – ou bien alors ce sont des hommes isolés au loin dans des sentiers de chèvre, vivant à l’intérieur des maisons ou de huttes dispersées en des régions calcaires ou argileuses où l’on cultive le blé et où l’on considère les jours de pluie comme des malédictions. Cette multiple vie nationale est entièrement fondée sur la puissance invincible du besoin, qui l’oblige à mettre en œuvre toutes les activités nécessaires à l’existence de la bonne société et de ses propos légers et ironiques. Les êtres qui composent cette ruche immense passent souvent de lourdes années dans la pauvreté, au milieu de discordes de famille que des logements étroits et insalubres ne sont pas propres à aplanir. Dans de telles circonstances, parmi ces myriades d’âmes, il en est beaucoup qui ont absolument besoin d’une foi robuste : les esprits les moins spéculatifs cherchant l’explication d’une vie de tristesse et de labeur – tout comme vous n’examinez la bourre de votre matelas que si une chose ou l’autre vous blesse lorsque vous vous y étendez ; un édredon ou un bon sommier français ne vous incitera jamais à pareil examen. Certains ont recours à l’alcool et demandent l’extase ou sa contrefaçon au gin ; mais d’autres ont besoin de ce que la bonne société appelle l’« enthousiasme », ont besoin de tout ce qui peut offrir des motifs d’action bien qu’il ne soit nullement question, en l’occurrence, de salaires élevés ; ils ont besoin de ce qui peut donner la patience quand les membres souffrent d’une grande fatigue, et entretenir l’amour humain lorsque nos semblables nous traitent durement ; de quelque chose enfin qui soit en dehors de nos vues personnelles, qui nous apprenne la résignation à notre sort et l’amour d’autrui. »

Le plus intéressant, ce sont les analyses extrêmement profondes qu’elle glissent l’air de rien dans son récit concernant les faux-semblant d’une petite-bourgeoisie inculte, pré-capitaliste. Quoique, certains personnages, à commencer par Tom, le frère de Maggie, pourrait bien devenir un vrai petit capitaliste en grandissant.

La finesse de ses descriptions des atermoiements psychologiques, où se mêlent  de manière tellement embarrassée les sentiments amoureux, les bienséances sociales, les intérêts économiques, est fascinante. Je ne sais plus où j’ai lu que ses lectrices les recopiaient comme des formules de sagesse dans l’Angleterre Victorienne.
Et du coup, ça ne m’étonne pas qu’elle soit dans la short list des autrices préférées de Sara Ahmed !