Sur l’expression : « Tirer des leçons de l’histoire »

Vous aurez certainement noté que le dernier livre de Johann Chapoutot s’intitule Les Irresponsables (qui a porté Hitler au pouvoir ?)

Dans son introduction (note 32) il fait explicitement référence au texte d’Hermann Broch, Les irresponsables, (DIE SCHULDLOSEN, 1950), Traduit de l’allemand par Andrée R. Picard, Gallimard, 1961. Une sorte d’hommage donc, sinistre.

L’allusion de l’historien français du nazisme est très clair. La différence est que Broch a publié son texte après guerre (et que c’est un assemblage de fictions et de poèmes, pas un livre d’historien). Et que les années 20 (30) de Broch ne sont pas « nos » années 20.

Mais l’histoire ne se répète pas. Et il n’est pas si évident de « tirer des leçons de l’histoire ». Parce que le récit historique dont on hérite n’est en rien un récit unique qui s’imposerait irrésistiblement à tous et à toutes. Il n’y a rien de tel que l“Histoire” avec un grand H. Cette dernière proposition n’a rien à voir avec le relativisme : comme disait Clemenceau, à qui l’on demandait comment les historiens du futur analyseraient les responsabilités dans le déclenchement de la première guerre mondiale : « ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne ».

Si vous ne connaissez pas le texte célèbre où Hannah Arendt réfléchit à la question de l’Histoire et de la Vérité, en voici un extrait ici :

Histoire et vérité

Il est difficile de tirer des leçons de l’histoire, parce que l’histoire n’est pas, et ne doit pas être, un corpus de récits définitivement figé dans le temps. Ce qui est figé dans le temps, le récit dont nous héritons, celui qui s’impose dans les programmes d’enseignement, et pour tout dire, le récit dominant, mainstream, s’avère être le plus souvent en retard de quelques décennies sur le travail de recherche des historiens contemporains.

Le problème, en somme, c’est de savoir de quelle histoire prétend-on tirer des leçons ?

Particulièrement à l’heure où sévit une double occultation du travail de recherche des historiens :

Premièrement, celle à laquelle s’emploient de manière brutale les leaders conservateurs (et réactionnaires), les nationaux-populistes qui ont désormais les faveurs d’une grande partie des médias et des populations, occupé à asséner un grand Récit National censé régénérer la Nation, pour ne pas dire « la Race », comme l’assument sans complexe les Suprématistes blancs (et d’autres suprématismes ailleurs dans le monde). Écoutez par exemple Trump réactiver le récit de la conquête de la “frontière” par les pionniers blancs.

Je parle régulièrement ici de ce livre de Priya Satia, Times Monster. History, Conscience and Britains Empire (Havard University Press 2020), dans lequel l’historienne américaine analyse la manière dont les historien‧nes britanniques, durant la période impériale et postcoloniale, ont non seulement interprété les événements politiques majeurs de leur époque, mais les ont aussi rendus sinon possibles, du moins « pensables », « justifiables », et somme toute « tolérables » pour la conscience libérale.

Culpabilité collective : la généalogie funeste de Ahn

Deuxièmement, le capitalisme néolibéral est structurellement fondé sur ce que j’appelle la des-historicisation (et la décontextualisation) : il s’agit de lire les évènements présents, à commencer par les crises et les catastrophes, comme des « coups du sort » venus de nulle part, mais dont personne, et particulièrement les acteurs majeurs du capitalisme colonial, n’est responsable. L’occultation du passé sert avant tout à déresponsabiliser (ceux qui travaillent sur la catastrophe climatique le savent fort bien).

Le problème de l’histoire, c’est qu’elle n’est pas, contrairement à la conception simpliste et naïve qu’on s’en fait le plus souvent, une suite de faits qui se seraient produits dans le passé et dont on pourrait tranquillement, en appliquant des méthodes de recherches fiables, faire un récit fidèle dans le présent – et un récit plus juste que celui que les historiens du passé étaient en mesure de produire.

Le problème, c’est que l’histoire ne vient pas du passé, mais du présent, que ceux qui écrivent aujourd’hui, les historien‧nes en premier lieu, travaillent depuis l’époque où iels se situent. Il n’y a que très peu d’objectivité “pure” en histoire, excepté les faits bruts dont parlait Clémenceau sans doute : chaque récit constitue un enjeu pénétré par une dimension de sens (donner du sens) conscient ou inconscient, assumé ou non. Et s’inscrit donc dans une rivalité parfois brutale entre « diseurs de vérité ». Pour en prendre la mesure, vous pouvez par exemple relire ou visionner les débats menés par des historiens comme Laurent Joly concernant les falsifications nationalistes de l’histoire de Vichy par Zemmour et ses sbires.

(c’est absolument passionnant, ça a occupé une bonne partie de mon “confinement” :

https://youtu.be/IrYknQQ_apc?feature=shared

Le problème, c’est que le passé continue dans le présent, que l’esclavage, l’impérialisme colonial, l’extraction et l’exploitation généralisée, les idéologies qui les ont justifiés et rendus possibles, y compris les récits des historiens du passé, produisent encore aujourd’hui (avec la même vigueur criminelle) leurs effets sur les générations contemporaines, continuent de structurer le monde dans lequel « nous » vivons. Les récits antérieurs creusent les chemins disponibles de l’interprétation d’aujourd’hui. Quand on fait de la recherche, et bien avant d’espérer « tirer des leçons de l’histoire », il importe de rendre conscients ces frayages préétablis, ces découpages de l’espace et du temps, et de s’efforcer de ne pas en être (trop) dupes.

Les pièges disposés sur ces chemins de recherche sont nombreux. J’ai parlé des politiques délibérées d’occultation des épisodes de l’histoire qui n’arrangent pas les dominants (les nationalistes ou les capitalistes par exemple, dont l’alliance « contre l’histoire » n’a rien de contingent). Mais, de manière encore plus profonde, il y a l’irrésistible persistance des thématiques « classiques » héritées du passé, à commencer par cette histoire européocentrisme. Les vainqueurs écrivent l’histoire, c’est bien connu, mais il faut prendre la mesure de cette imprégnation intime en nous de ces récits des vainqueurs. Les empires coloniaux sont encore présents dans ces privilèges accordés au point de vue des blancs européens (toutes celles et ceux qui travaillent sur le colonialisme vivent quotidiennement avec ce problème, qu’iels s’efforcent de démonter).

Le récit des « autres » (et notez la racialisation flagrante ici) n’est reléguée, au mieux que dans les périphéries de la géographie et les marges de l’histoire. Quand on daigne leur accorder une « histoire » (songez aux peuples réputés « sans histoire », ou au concept purement ethnocentriste de « peuple non contacté » ! Même en Amazonie, on sait aujourd’hui qu’il y eut, bien avant l’arrivée des blancs, une longue histoire indienne).

Dans les sphères de pensée décoloniales et bien au-delà, on s’efforce de tisser aujourd’hui une « histoire globale » – déjouant le monopole épistémique (Walter Mignolo) de l’histoire écrite par les blancs européens notamment. Dipesh Chakrabarty avait appelé à « Provincializing Europe » (Postcolonial Thought and Historical Difference, 2000). Partout dans le monde, on verse au corpus des récits historiques, d’autres récits écrits depuis d’autres perspectives. Multiplier les points de vue, complexifier l’histoire, quand c’est possible évidemment – quand le travail de l’historien ne mène directement pas en prison (ce qui est le cas dans de nombreux pays du monde : on comprend pourquoi !).

Ce que ces histoires fragmentées (et hybrides, car il n’y a pas plus d’histoire nationale ethniquement « pures » dans les anciennes colonies qu’en Europe) nous apprennent, c’est qu’il n’y a pas un « sens de l’histoire », que les évènements ne se succèdent pas selon un ordre qui aurait été inscrit dans je ne sais quelle rationalité transcendantale. Les choses auraient pu être se dérouler autrement, et elles pourraient se dérouler autrement aujourd’hui. (et il n’y a certainement rien de tel qu’une « fin de l’histoire » contrairement à ce qu’une certaine tradition hégélienne a supposé, ou un Fukuyama).

Un extrait de Silenting the past, de Michel-Rolph Trouillot :

« (…) Nous savons désormais que les narratifs sont faits de silences, qui ne sont pas tous délibérés ni même perceptibles en tant que tels dans le temps de leur production. Nous savons aussi que le présent n’est pas plus clair que le passé.

Aucune de ces découvertes n’implique une absence de but. Elles n’impliquent certainement pas l’abandon de la recherche et de la défense des valeurs qui distinguent l’intellectuel du simple érudit. Les positions n’ont pas besoin d’être éternelles pour justifier une défense légitime. Ne pas tenir compte de ce point, c’est ignorer l’historicité de la condition humaine. Toute recherche d’éternité nous condamne à l’impossible choix entre fiction et vérité positiviste, entre nihilisme et fondamentalisme, qui sont les deux faces d’une même pièce. En cette fin de millénaire, il sera de plus en plus tentant de rechercher le salut par la foi seule, maintenant que la plupart des actes semblent avoir échoué.

Mais nous devrions garder à l’esprit que les actes et les paroles ne sont pas aussi distincts que nous le supposons souvent. L’histoire n’appartient pas seulement à ses narrateurs, professionnels ou amateurs. Alors que certains d’entre nous débattent de ce qu’est ou était l’histoire, d’autres la prennent en main (ou : l’accomplissent). »

Michel-Rolph Trouillot, “The Presence in the Past,” chapter 5 of Silencing the Past : Power and the Production of History (Boston : Beacon Press, 1995)

« (…) We now know that narratives are made of silences, not all of which are deliberate or even perceptible as such within the time of their production. We also know that the present is itself no clearer than the past.

None of these discoveries entails an absence of purpose. They certainly do not entail an abandonment of the search and defense of values that distinguish the intellectual from a mere scholar. Positions need not be eternal in order to justify a legitimate defense. To miss this point is to by pass the historicity of the human condition. Any search for eternity condemns us to the impossible choice between fiction and positivist truth, between nihilism and fundamentalism, which are two sides of the same coin. As we move though the end of the millennium, it will be increasingly tempting to seek salvation by faith alone, now that most deeds seem to have failed.

But we may want to keep in mind that deeds and words are not as distinguishable as we often presume. History does not belong only to its narrators, professional or amateur. While some of us debate what history is orwas, others take it in their own hands. »

Pour celles et ceux qui aimeraient découvrir l’œuvre du grand philosophe, anthropologue, historien haïtien, Rolph-Michel Trouillot, un des esprits les plus aiguisés de notre temps (disparu en 2012), je conseille vivement le volume d’extraits de livres et de conférences et articles réunis par ses élèves, Yarimar Bonilla, Greg Beckett, and Mayanthi L. Fernando (dont les travaux sont eux aussi passionnants !), sous le titre : Trouillot Remix, paru aux Duke University Press en 2021 :

https://www.dukeupress.edu/trouillot-remix