Je voudrais ici partager quelques réflexions sur la notion de “culpabilité et punition collectives”, et proposer en lecture un récit admirable de l’anthropologue Heonik Kwon, d’un épisode qui permet de prendre la mesure de la logique radicale (et qui confine à l’absurde) qui sous-tend l’extension de la culpabilité au-delà des “acteurs” (plus ou moins) coupables des faits qu’on leur reproche.
Avant de présenter ce texte d’Heonik Kwon, il est important de dire quelques mots sur ce thème de « culpabilité collective », d’en rappeler l’extension, la diversité et l’actualité. Je m’appuierai notamment sur la lecture de l’ouvrage très important de Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020), dans lequel l’historienne américaine analyse la manière dont les historiens britanniques, durant la période impériale et postcoloniale, ont non seulement interprété les événements politiques majeurs de leur époque, mais les ont aussi rendu sinon possibles, du moins “pensables”, “justifiables”, et somme toute “tolérables” pour la conscience libérale.
Nous avons tous en tête cette scène où, suite à un méfait commis par un élève dans une salle de cours, c’est tout la classe qui se trouve punie – à défaut que le coupable ait pu être identifié. Bien souvent, d’autres épisodes sont attachés à cette scène (« primordiale », si l’on peut dire) : la dénonciation (secrète ou publique, anonyme ou assumée), le sentiment d’injustice (pourquoi devrais-je être puni pour un crime que je n’ai pas commis ?), le sens de l’honneur (je ne dénoncerais pas un.e camarade, etc.). Se jouent déjà ici, à l’échelle réduite d’une salle de classe, quelques déclinaisons des états de conscience relatifs à cette dénonciation collective, à commencer par la menace qu’elle fait peser sur la cohésion des groupes, les liens sociaux, affectifs, communautaires, et, au niveau personnel, les dilemmes posés à la conscience. La perspective du représentant de l’autorité qui décrète la « culpabilité collective » repose sur le pouvoir dont il dispose : celui de tracer la limite entre le bien et le mal, le coupable et l’innocent.
Vous n’aurez aucune peine à transposer cette situation à l’échelle du pouvoir dont dispose un État, à travers sa police ou sa bureaucratie, a fortiori dans le cas d’une armée en temps de guerre et imaginer l’extension possible de la « culpabilité collective ». On s’indigne parfois que des pays en guerre s’en prennent aux populations civiles – comme s’il était possible de mener une guerre « propre », soigneusement limitée à des objectifs purement militaires : les belligérants contemporains, notamment les puissances occidentales, désignent avec pudeurs les dégâts causés aux populations civiles comme des « dommages collatéraux ». D’autres n’ont pas ce scrupule, car ils ne sont aps dupes sur le fait que la guerre, particulièrement dans le contexte des États-Nations, suppose cette assignation « collective » de culpabilité : distinguer les coupables des innocents, par exemple les dirigeants d’un État de la population qu’ils gouvernent, n’est qu’un jeu de l’esprit. Que soient bafouées de manière quasiment systématique les règles du droit international qui prétendre proscrire le bombardement des villes et des villages et le massacre de civils, ne dit pas seulement que cet idéal d’une guerre éthique est sans fondement réel, mais que la guerre réelle repose, à quelques rares exceptions près, sur cette assignation collective de culpabilité : l’ennemi, c’est l’État tout entier, ses représentants comme les individus gouvernés (ou les habitants d’un territoire réduits à leur identité nationale : la logique nationaliste prend ici le pas sur les autres affiliations possibles, idéologiques ou communautaires. Le seul fait de se trouver là, maintenant, au mauvais endroit, suffit à vous assigner le statut d’ennemi). L’apocalypse atomique d’Hiroshima et Nagasaki, pas plus les bombardements de Dresde, Londres, Gaza, ou les nappes de napalm larguées au Vietnam ou en Corée, ne font de différence entre les personnes qui en sont victimes. Leur sympathie ou leur antipathie envers leurs gouvernants, leur degré d’adhésion à la cause qui leur vaut ce déferlement d’horreur, n’entre pas en ligne de compte. Churchil assumera à sa manière habituelle les bombardements sur l’Allemagne de 1945, avec le cynisme et la mégalomanie qu’on lui connaît (je cite Priya Satia) :
Arthur Harris applied his experiences bombing Iraq and the Indian frontier as head of Bomber Command—he was the man behind the firestorms of Hamburg and Dresden that killed half a million people. Churchill was prime minister and, under Harris’s influence, warded off pangs of conscience about bombing Germany with faith in the higher poetic justice that « those who have loosed these horrors upon mankind will now in their homes and persons feel the shattering stroke of retribution. »
Arthur Harris mit à profit son expérience des bombardements en Irak et sur la frontière indienne en tant que chef du Bomber Command – c’est lui qui est à l’origine des incendies de Hambourg et de Dresde qui ont tué un demi-million de personnes. Churchill était Premier ministre et, sous l’influence de Harris, il écartera les remords de conscience liés aux bombardements sur l’Allemagne en invoquant la justice poétique supérieure selon laquelle « ceux qui ont lâché ces horreurs sur l’humanité vont maintenant ressentir dans leurs foyers et leurs personnes le choc du châtiment ».
Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)
Priya Satia décortique dans le chapitre 4 (« Redemption of progress ») les récits qui permettent aux Britanniques de justifier (ou de rendre tolérables intellectuellement et moralement) les bombardements sur la Mésopotamie Irakienne entre les deux guerres mondiales. La « punition collective » constitue, ici comme ailleurs, dans les territoires coloniaux, une étape regrettable mais nécessaire de l’œuvre civilisatrice des colonisateurs : la finalité du bombardement est pédagogique, la terreur n’est qu’un jalon vers la pacification.
But these hopes apart, in that moment, the “pacification” of Iraq was proving horrifically costly in Iraqi lives—a hundred casualties were not unusual in a single operation, besides those lost to starvation and the burning of villages. Witness this 1924 report by Arthur Harris, a squadron officer in Iraq : “The Arab and Kurd… now know what real bombing means, in casualties and damage ; they now know that within 45 minutes a full sized village… can be practically wiped out and a third of its inhabitants killed or injured by four or five machines which offer them no real target, no opportunity for glory as warriors, no effective means of escape.” Whether attacking British communications, refusing to pay taxes at crushing rates, or harboring rebels, many tribes and villages were being bombed into submission.
Mais ces espoirs mis à part, à ce moment-là, la “pacification” de l’Irak s’avérait horriblement coûteuse en vies irakiennes – il n’était pas rare qu’une opération fasse une centaine de victimes, sans compter celles dues à la famine et à l’incendie des villages. En témoigne ce rapport de 1924 d’Arthur Harris, officier d’escadron en Irak : « Les Arabes et les Kurdes… savent maintenant ce que signifie un vrai bombardement, en termes de pertes et de dégâts ; ils savent maintenant qu’en 45 minutes, un village de taille normale… peut être pratiquement anéanti et un tiers de ses habitants tués ou blessés par quatre ou cinq machines qui ne leur offrent aucune cible réelle, aucune occasion de se glorifier en tant que guerriers, aucun moyen efficace de s’échapper. » Qu’il s’agisse d’attaquer les communications britanniques, de refuser de payer les impôts à des taux écrasants ou d’héberger des rebelles, de nombreuses tribus et de nombreux villages sont bombardés jusqu’à ce qu’ils se soumettent.
Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)
Ce récit s’appuie, comme le montre Priya Satia, sur une mythologie du « monde arabe » complexe, qui tient à la fois d’une lecture héroïque de l’histoire et du romantisme post-Byronien réactivé notamment par un Lawrence d’Arabie. On notera que ce qui justifie en dernier ressort ici la punition collective qu’est le bombardement, c’est le fantasme selon lequel les « arabes » eux-mêmes ne font aucune distinction sentimentale entre les combattants et les non-combattants.
Arnold Wilson echoed that Iraqis were used to constant warfare, expected harsh justice, had no patience with sentimental distinctions between combatants and noncombatants, and viewed air action as “legitimate and proper.” Having served as chief of the Air Staff during the establishment of air control, Hugh Trenchard assured Parliament in 1930, “The natives of a lot of these tribes love fighting for fighting’s sake… They have no objection to being killed.” In this view, it would be a cultural offense not to bomb them. The British were certain that Bedouin retained their dignity under bombardment and did not need the condescension of pity. They possessed the “gallant humanity which thrills us in the pages of Homer,” explained Glubb.
Arnold Wilson rappelait que les Irakiens étaient habitués à une guerre constante, qu’ils attendaient une justice sévère, qu’ils n’avaient aucune patience pour les distinctions sentimentales entre combattants et non-combattants et qu’ils considéraient l’action aérienne comme « légitime et appropriée ». Après avoir été chef de l’état-major de l’armée de l’air lors de la mise en place du contrôle aérien, Hugh Trenchard assure au Parlement, en 1930, que « les indigènes d’un grand nombre de ces tribus aiment se battre pour se battre… Ils n’ont aucune objection à être tués ». De ce point de vue, ne pas les bombarder serait une offense culturelle. Les Britanniques sont convaincus que les Bédouins conservent leur dignité sous les bombardements et n’ont pas besoin de la condescendance de la pitié. Ils possédaient la « vaillante humanité qui nous fait vibrer dans les pages d’Homère », explique Glubb
Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)
La menace que représentent les populations ennemies s’étend, selon cette logique, au-delà des rebelles avérés. La culpabilité est contagieuse et se répand à travers les générations : les enfants sont de futurs rebelles, et les mères conçoivent et élèvent des menaces à venir. L’ironie sinistre de ces punitions collectives, c’est qu’elles fonctionnent comme des prophéties auto-réalisatrices : les générations qui ont grandi sous la terreur et les bombardements risquent fort de s’en souvenir et de prendre les armes à l’avenir.
Cette indistinction dans la définition de l’ennemi nous indigne précisément dans la mesure où nous ne sommes jamais seulement des individus composant l’État-Nation, mais aussi des personnes (j’emploie ce terme dans son acception morale) ou bien des sujets, doté d’une certaine indépendance d’esprit : nous pouvons être Palestiniens sans pour autant adhérer aux stratégies militaires du Hamas, tout comme il est possible d’être Israélien tout en s’opposant aux politiques menées par le gouvernement en place. Et ce peut être au nom des liens sociaux par lesquels nous nous sentons liés les uns autres, nos affinités communautaires pour ainsi dire, la famille, le voisinage, la lignée, telle ou telle communauté soudée par la tradition, l’amitié, ou le partage de conceptions communes, que nous ne nous reconnaissons pas dans les récits, inévitablement grossiers, par lesquels les belligérants justifient la guerre : « c’est leur guerre, pas la nôtre ». Dans toute guerre, les premières victimes collatérales sont bien ces « communautés », et c’est encore plus flagrant dans les guerres « civiles » qui ponctuent l’histoire.
Ces assignations de culpabilité collective s’avèrent être d’une grande diversité, mais reposent toujours sur la stigmatisation d’une partie de la population, voire d’une population toute entière (indistinctement, dans le cas de la guerre entre nations, comme on vient de le rappeler). Elles reposent invariablement sur des motifs de stigmatisation : la partition de l’Inde en 1947 selon des lignes « religieuses », entre le Pakistan à majorité musulmane et l’Inde à majorité hindoue, suite au départ de l’occupant colonial Britannique, suscitera une véritable catastrophe démographique : probablement plusieurs centaines de milliers de morts, et 12,5 millions de déplacés (le plus grand déplacement de population de l’histoire. La plupart des partitions décrétées par les anciens empires à l’heure des décolonisations, en Asie, au proche et moyen-Orient et en Afrique, qu’elles se réclament de différences ethniques, religieuses, raciales, de classes, liées à l’activité (paysan, intellectuel, etc) ou ou encore idéologiques (et parfois plusieurs motifs en même temps), auront abouti à des catastrophes. Aveuglés par l’idéal de l’État-Nation, les puissances occidentales découpent le monde en ne prêtant quasiment aucune attention aux communautés pré-existantes, ou bien en ayant pris soin durant la colonisation d’attiser la haine au sein de communautés qui vivaient parfois ensemble depuis de longues périodes dans des situations de paix relatives (c’est le cas en Inde ou en Palestine par exemple). Ces guerres civiles postcoloniales qui ont rythmé l’abominable vingtième siècle, auront non seulement fait des centaines de milliers de victimes, mais, pire encore, transformé d’innombrables citoyens en assassins de masse et souvent en délateurs, parfois au sein de leurs propres communautés. Sur ce point, je vous conseille vivement le chapitre 5 de l’ouvrage magistral de l’historienne américaine Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020) ainsi que l’ouvrage collectif édité par Arie M. Dubnov and Laura Robson, Partitions : A Transnational History of Twentieth-Century Territorial Separatism, Stanfort University Press, 2019.
« The modern era is one in which men (and I mean men) increasingly conscious of their own agency as historical actors tried to shape world events according to certain historical scripts, whether as revolutionaries or conquerors or industrialists or settlers. The notions of “progress” that drove the spread of industrial capitalism, imperialism, and nationalism depended on an ability to suppress conscience by recourse to assumptions about race, religion, and culture ; dreams of utopic ends again and again justified horrific means. Modern history has been one of marginalization and uprooting on a massive scale ; split selfhoods are typical—in South Asia, but also in Germany, the Balkans, Cyprus, Palestine/Israel, Ireland, Vietnam, Korea, the United States (including what W. E. B. Du Bois called “double consciousness”), and elsewhere—much of this traceable to colonial rule. These events, however, also crucially reshaped the historical discipline and the imagination behind it in ways that leave open possibilities for alternative ways of acting and being in time. »
« L’ère moderne est celle où les hommes (et je dis bien les “hommes”), de plus en plus conscients de leur propre pouvoir en tant qu’acteurs historiques, ont tenté de façonner les événements mondiaux selon certains scénarios historiques, que ce soit en tant que révolutionnaires, conquérants, industriels ou colons. Les notions de “progrès” qui ont conduit à l’expansion du capitalisme industriel, de l’impérialisme et du nationalisme dépendaient de la capacité à supprimer la conscience en recourant à des hypothèses sur la race, la religion et la culture ; les rêves de fins utopiques justifiaient encore et toujours des moyens horribles. L’histoire moderne est celle d’une marginalisation et d’un déracinement à grande échelle ; le dédoublement des identités est typique – en Asie du Sud, mais aussi en Allemagne, dans les Balkans, à Chypre, en Palestine/Israël, en Irlande, au Vietnam, en Corée, aux États-Unis (y compris ce que W. E. B. Du Bois appelait la « double conscience »), et ailleurs – dont une grande partie peut être attribuée à la domination coloniale. Cependant, ces événements ont également remodelé de manière cruciale la discipline historique et l’imagination qui la sous-tend, de telle sorte que d’autres façons d’agir et d’être dans le temps restent possibles. »
Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)
Aujourd’hui, l’usage systématique et l’extension du concept de “terrorisme” (surtout depuis le 11 septembre 2001) justifie le bombardement de civils au seul prétexte de leur « proximité géographique » avec l’ennemi : le tort des palestiniens bombardés à Gaza, c’est d’habiter là d’où sont partis les missiles du Hamas sur la Palestine – mais, comment pourraient-ils habiter ailleurs qu’à cet endroit, puisqu’ils y sont précisément confinés par l’État Israélien ? Et que c’est en raison de ce confinement, de cette séparation, qu’une partie de la population de Gaza se soulève ?
Rappelons ici cette remarque du grand historien du Proche et Moyen-Orient Rashid Khalidi, méditant sur les blessures jamais guéries de la première guerre mondiale en Arménie, au Kurdistan et en Palestine :
« Par un tour de passe-passe légitimant rendu possible par la souveraineté, les États ne sont jamais décrits comme étant engagés dans le terrorisme, qu’ils tuent des civils innocents en utilisant du phosphore, du gaz toxique, des armes nucléaires ou tout autre moyen de destruction massive. En revanche, des peuples entiers peuvent être condamnés et traités comme des parias, exclus de fait de la communauté humaine et soumis à toute forme de traitement inhumain si l’on parvient à accoler cette étiquette à certains d’entre eux »
“By some legitimating sleight of hand made possible by sovereignty, states are never described as engaged in terrorism, whether they are killing innocent civilians by using phosphorus, poison gas, nuclear weapons, or any other means of mass destruction. Meanwhile, entire peoples can be condemned and treated as pariahs, effectively excluded from the human community, and subject to any form of inhuman treatment if this label can be successfully attached to some of them”
Rashid Khalidi, “Unhealed Wounds of World War I : Armenia, Kurdistan, and Palestine”, in Jacqueline Bhabha, Margareta Matache,
and Caroline Elkins (eds), Time for Reparations. A Global Perspective, University of Pennsylvania Press, 2021.
J’en viens maintenant à cet extrait du livre passionnant et bouleversant d’Heonik Kwon, After the Korean War. An Intimate History, Cambridge University Press 2020. La guerre de Corée (1950-1953), épisode tragique d’un siècle au cours duquel la péninsule n’aura guère connu de répit (colonisation japonaise, occupation américaine, succession de régimes dictatoriaux), qui aura coûté la vie à 750 000 militaires et 800 000 civils, et engendré des déplacements de population considérables, piégeant, après l’établissement de la frontière nord-sud, des centaines de milliers d’habitants selon une séparation idéologique radicale, constitue pour Heonik Kwon une « guerre civile mondiale » – s’y conjugue dans une déflagration de violence inouïe un processus de décolonisation et le déploiement d’un conflit typique de la « guerre froide ». Durant le conflit qui oppose les forces communistes soutenues par la Chine au nord et les « libéraux » du sud soutenus par les Américains (et plus tard l’ONU), la frontière ne cesse de se mouvoir, au gré des avancées et des reculs des forces armées, et, avec elle, la pression et la répression des populations civiles. Les habitants d’un même quartier de Séoul se voient successivement sommés de soutenir les puissances du nord, puis celles du sud, et de répondre aux soupçons d’avoir effectivement soutenu tel ou tel parti durant l’occupation. La violence qui s’exercera durant le conflit, mais aussi après l’armistice, sur les civils ballottés d’un côté ou de l’autre de la frontière idéologique, se traduit aussi bien par des mesures d’empêchements, de harcèlements de la part des autorités en place, que par des exécutions massives. L’ouvrage d’Heonik Kwon porte précisément sur les séquelles de ces violences sur les communautés liées par des relations de parenté, perpétrées par l’État au nom d’une politique de culpabilisation collective, qui prend pour cible ce qu’on pourrait appeler la « civilité », superposant aux affinités « traditionnelles » (le village, la famille, les ancêtres, etc.) une conception abstraite de citoyenneté politique, d’une « fraternité » idéologique nationaliste.
Le texte ci-dessous évoque un épisode tardif de cette histoire sinistre : l’arrestation et l’interrogatoire mené par des agents de la sécurité de l’État d’un riziculteur sommé de « compléter son arbre généalogique ». Ici, de manière presque emblématique se trouve exposé la logique à l’œuvre dans l’assignation de la « culpabilité collective ».
“Généalogie d’une famille bicolore
En novembre 1978, l’aîné des descendants de la lignée Anh, dans un village au nord d’Andong, dans la province septentrionale de Kyungsang, fit une rencontre inoubliable avec l’histoire de sa lignée. Arrêté chez lui la veille au soir, Anh avait été conduit dans la salle d’interrogatoire du sous-sol de ce qu’il découvrit plus tard être le bureau de l’agence de sécurité de l’État de la province.
Dans cette salle, le riziculteur, alors âgé de 45 ans, fut placé face à un grand dessin accroché au mur. Tremblant de peur, Anh se rendit compte que le dessin représentait un tableau généalogique familial. Le dessin énumérait un certain nombre de noms qui se ramifient de gauche à droite, reliés par un ensemble de lignes horizontales et verticales qui s’étendent progressivement. En tant que descendant le plus âgé de sa lignée, Anh conservait chez lui une collection de documents comportant des dessins généalogiques similaires. Il fallut cependant du temps à Anh pour réaliser que les deux douzaines de noms inscrits sur le papier accroché au mur étaient ceux de sa famille. Ce n’est que bien plus tard qu’il remarqua également que les noms étaient écrits en deux couleurs différentes – la plupart en noir et quelques-uns en rouge vif. Finalement, Anh reconnut les noms rouges introduits au centre du tableau généalogique comme étant ceux de ses deux oncles paternels, qui avaient été des membres importants du mouvement communiste coréen pendant l’ère coloniale.
Au cours des cinq jours suivants, Anh était censé aider ses interrogateurs à mettre de l’ordre dans l’histoire généalogique de sa famille. Ce que les enquêteurs attendaient de lui n’était pas clair pour Anh au départ. On répétait à Anh qu’il devait dire honnêtement et sans rien cacher tout ce qu’il savait sur le passé et le présent de sa famille, et ce dans les moindres détails. Cependant, il ne savait pas ce qu’il pouvait faire pour répondre à cette demande, car les interrogateurs ne lui disaient pas ce qu’ils recherchaient dans l’histoire de sa famille. Il recevait des coups, parfois sévères, chaque fois qu’il ne racontait pas « tout ». Après chaque coup, on lui ordonnait de regarder à nouveau et d’examiner le dessin sur le mur. Au fur et à mesure que les heures passaient dans cette affreuse pièce du sous-sol, les choses commençaient à devenir plus claires pour lui. Il a lentement commencé à comprendre ce que ses interrogateurs attendaient de lui, ce que le dessin sur le mur signifiait pour lui et pourquoi il avait été amené dans la pièce en premier lieu : son travail consistait à expliquer la relation entre les deux noms de couleur rouge et les lignes généalogiques présentées sur le dessin.
L’objectif de l’interrogatoire était de superposer une structure de liens politiques et idéologiques à la structure des liens de sang représentée sur le dessin mural. Il s’agissait d’établir un réseau de relations politiques de collaboration entre, d’une part, les noms de couleur rouge figurant sur le tableau et, d’autre part, les autres noms, qui étaient reliés aux noms de couleur rouge par des lignes indiquant des liens de descendance et des liens collatéraux. Anh devait fournir des informations détaillées sur la manière dont son groupe d’ascendance partageait l’ « idéologie rouge » (c’est-à-dire le communisme) au-delà des deux noms marqué en rouge, ses deux oncles paternels. Les interrogateurs voulaient également qu’il fournisse des informations biographiques et historiques détaillées sur la manière dont l’engagement en faveur de l’idéologie rouge se serait propagé de ses oncles paternels à d’autres lignées collatérales au sein de sa lignée. Chaque fois qu’une séance d’interrogatoire se terminait et qu’Anh avait quelques instants pour reprendre ses esprits, il remarquait que de nouvelles lignes rouges avaient été ajoutées au diagramme généalogique. Et chaque fois qu’Anh protestait contre la propagation des lignes rouges à ses parents proches et éloignés, il subissait une nouvelle série de violences physiques. À la fin de l’interrogatoire, le tableau généalogique avait changé de couleur. Les éléments rouges du tableau étaient passés d’une petite à une grande proportion, et de nombreuses nouvelles lignes rouges avaient été ajoutées aux lignes noires. En regardant ce tableau, Anh dit qu’il avait l’impression que la quasi-totalité de son groupe généalogique baignait dans la couleur rouge vif du communisme.
L’expérience d’Anh témoigne de l’idée largement répandue dans la société sud-coréenne d’après-guerre que le registre généalogique familial, symbole important de l’intégrité et de la continuité de la communauté, pouvait se transformer en arme contre le bien-être et la survie de la communauté. L’importance culturelle et morale des archives généalogiques est bien illustrée par un épisode relaté dans un récit biographique de la guerre de Corée : une maison avait été incendiée au cours d’une action de contre-insurrection, et le grand-père de la famille avait tenté de sauver les trésors de la maison au toit de chaume en flammes. Après le vieil homme eut échappé de justesse à l’effondrement d’une poutre et mis en sécurité par ses voisins, les gens avaient été surpris de voir que le trésor pour lequel le grand-père de la famille avait risqué sa vie était un vieux livre défraîchi – le jokbo ou livre de généalogie de la famille. L’importance de ce livre de généalogie a cependant pris une autre dimension. Dans cette histoire, le groupe de contre-insurrection avait mis le feu à la maison de la famille pour punir le fils aîné du vieil homme, qu’il soupçonnait d’être un intellectuel de gauche. Après l’arrestation et l’exécution du fils, le livre, que le grand-père considérait comme l’objet le plus précieux de la famille, est devenu la source d’un cauchemar pour la famille, en particulier pour l’aîné et unique petit-fils du grand-père, qui est le narrateur de cette histoire. Enfant, le petit-fils a vécu l’expérience stigmatisante d’entendre les villageois chuchoter que lui et sa famille étaient « une famille qui a des lignes rouges dans le registre généalogique ».
L’expression « lignes rouges dans les archives généalogiques » était une expression idiomatique puissante dans la Corée du Sud de l’après-guerre. Ces lignes indiquaient, selon la compréhension populaire, qu’il y avait au moins un membre de la famille dont la loyauté envers la société politique en place était mise en doute. La présence de ces lignes dans le dossier familial signifiait que la famille dans son ensemble avait des antécédents politiques douteux. Dans ce contexte, le dossier familial ne fait pas référence aux documents privés de l’histoire généalogique, comme celui qui apparaît dans l’histoire qui vient d’être racontée, mais aux registres généalogiques familiaux (hojŏk) conservés dans les bureaux publics.
(…)
En ce qui concerne l’expérience d’après-guerre des familles séparées qui avaient des parents en Corée du Nord, (Sung-mi Cho et Gwi-ok Kim) observent :
« La surveillance de ces familles, en dehors des occasions de contrôle direct par le personnel de sécurité de la police, était quotidienne. La plupart des autres personnes rencontrent le pouvoir de l’État lorsqu’elles ont enfreint la loi, alors que ces familles ont rencontré le pouvoir d’exclusion de l’État dans leur vie quotidienne et de manière diffuse, à des occasions aussi diverses que la candidature à un emploi ou à une école, le choix d’un conjoint ou l’obtention d’un permis de voyager à l’étranger. Étant donné que leur expérience de l’exclusion et de la discrimination se déroule dans l’espace de la vie quotidienne, comme à l’école, plutôt que dans l’espace public approprié, comme au poste de police ou au tribunal, ces familles ont tendance à parler de ces expériences comme d’affaires privées [plutôt que comme d’un phénomène public et systémique]. »
En effet, les récentes histoires testimoniales de la guerre de Corée compilées par des historiens et des anthropologues sud-coréens montrent amplement que le yŏnjwaje était une technique punitive et disciplinaire largement appliquée. Les personnes qui firent l’expérience de ce système disciplinaire particulier et extraordinaire la compare à celle d’être placé dans « une prison sans barreaux ». Une famille apparentée aux personnes enterrées dans le cimetière de Jeju présenté plus haut, « Cent ancêtres et un seul descendant », évoque sa rencontre avec le système pénal : « Ce qui était plus difficile à digérer que la profanation des tombes familiales et la destruction des pierres ancestrales, c’était ce qu’on appelle le yŏnjwaje, qui caressait nos vies comme un spectre menaçant. » Le yŏnjwaje s’appliquait à divers aspects de la vie civique de l’après-guerre, mais n’était toutefois pas régi par des règles clairement définies. Un point de vue largement répandu comprenait la règle de la responsabilité collective en termes de cercle concentrique. Selon ce point de vue, illustré par de nombreuses histoires racontées par des personnes qui affirment avoir été victimes de la règle, le yŏnjwaje trace un cercle autour des institutions publiques vitales qui constituent le pouvoir de l’État, et les groupes sociaux dont l’État doute de la loyauté politique n’ont pas le droit de rejoindre l’espace situé à l’intérieur du cercle concentrique. Les nombreux exemples où l’État refuse l’intégration dans la fonction publique, la profession juridique, la police nationale ou le corps des officiers militaires, des enfants issus de familles ayant des « lignes rouges » illustrent l’existence de la règle du yŏnjwaje sous cette forme concentrique politique.
Un certain nombre de cas ont également été rapportés dans lesquels les enfants de ces familles ont été contraints de choisir des carrières alternatives dans le cercle dit « extérieur » du service public, comme la profession d’enseignant au sein du système éducatif national, où l’imposition de règles de sécurité était relativement moins sévère. Certains de ces épisodes mettent également en évidence les différences entre les écoles publiques (écoles dirigées par l’État) et les écoles privées (c’est-à-dire gérées par des groupes religieux chrétiens ou bouddhistes ou par d’autres secteurs privés) en ce qui concerne les perspectives de carrière des personnes ayant des antécédents familiaux politiquement non normatifs. En outre, il est suggéré que cet aspect de la règle yŏnjwaje explique la proportion relativement élevée de ces personnes dans le monde littéraire sud-coréen, qui, à leur tour, ont joué un rôle central dans les années 1990 en exposant l’histoire jusqu’alors inédite de la guerre de Corée sous des formes fictives et semi-fictives, s’écartant radicalement du récit national dominant existant.”
Heonik Kwon, After the Korean War. An intimate history, Cambridge University Press, 2020.